Prétextant un durcissement de la législation encadrant le droit de manifester – les nouvelles règles en vigueur n’ont rien d’exceptionnel ni de particulièrement sévère pour un Etat démocratique à l’occidentale[1] – les opposants au président Ianoukovitch sont redescendus en masse dans la rue. A Kiev, la rue Grouchevski, dans laquelle se situent le siège du gouvernement et le parlement ukrainien, est devenue une arène où se déroulent des affrontements extrêmement violents (vidéos ici et ici) ayant déjà fait cinq morts et plus de 300 blessés.
Comme les drapeaux et les pancartes brandis ainsi que les slogans scandés le montrent, le parti nationaliste de droite Svoboda (« Liberté ») est particulièrement impliqué dans les affrontements avec les forces de l’ordre. Rappelons que ce mouvement, officiellement dénommé « Parti social national ukrainien » jusqu’en 2004, est souvent décrié pour son antisémitisme[2] et sa filiation historique avec les nationalistes ukrainiens ayant combattu aux côtés de l’Allemagne contre l’URSS dans les années ’40. Le parti d’Oleg Tiagnibok est également connu pour son opposition à l’immigration massive ainsi qu’à l’inversion des normes morales et aux manifestations du vice telles que les gay-prides. Dirigeants et militants de Svoboda souhaitent-ils réellement que leur pays se rapproche de l’Union européenne ? Les sociétés occidentales multiculturelles et décadentes sont-elles vraiment leur modèle ? Rien n’est moins sûr. Pour cette composante de l’opposition à Viktor Ianoukovitch, le refus de celui-ci de conclure un accord d’association et de libre-échange avec l’Union européenne n’est qu’un déclencheur ; le vrai problème est ailleurs.
La Russie nous apporte certaines explications lorsqu’elle stigmatise des implications étrangères dans les événements qui secouent actuellement l’Ukraine. Le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a commenté la situation en ces termes : « Les appels à la sagesse adressés par les leaders de l’opposition dont Vitali Klitchko, montrent que la situation est en train de devenir incontrôlable. Nous sommes au courant d’informations selon lesquelles les manifestations en Ukraine sont dans une assez grande mesure alimentées depuis l’étranger. C’est-à-dire que ceux qui le font ne prennent même pas en compte les intérêts de l’opposition et cherchent à déclencher les violences. Lorsque ce genre de choses arrive dans les pays de l’Union européenne, personne ne met en doute la nécessité d’y réagir fermement afin de mettre fin aux violences. » D’autre part, Dmitri Peskov, porte-parole du président Poutine, a déclaré au quotidien Komsomolskaïa Pravda : « Evidemment, nous sommes désolés et indignés quand il devient évident qu’une ingérence de l’extérieur est à l’œuvre dans les processus intérieurs qui se déroulent à Kiev. Nous ne pouvons absolument pas comprendre quand des ambassadeurs d’Etats étrangers en poste à Kiev disent ce que doit faire le pouvoir en Ukraine, d’où il doit retirer les troupes de l’Intérieur, la police etc. La Russie et l’Ukraine sont des pays frères et les événements de Kiev sont suivis en Russie avec douleur et préoccupation. Toute ingérence dans les affaires intérieures est intolérable à nos yeux. Nous sommes convaincus que Kiev sait ce qu’il faut faire, et trouvera le meilleur dénouement afin de normaliser la situation et la remettre dans un cadre légal. ». Abondant dans le même sens, la Douma (chambre basse du parlement russe) a mis en exergue la responsabilité que portent les hommes politiques occidentaux qui se sont rendus à Kiev pour exprimer leur soutien aux contestataires. Effectivement, on se souvient que, en décembre, le président du PiS (« Droit et justice ») et ancien premier ministre polonais Jarosław Kaczyński, le ministre allemand des affaires étrangères Guido Westerwelle, les sénateurs américains Christopher Murphy et John McCain, l’eurodéputée allemande Rebecca Harms et d’autres encore ont fait le déplacement en Ukraine pour rencontrer des représentants de l’opposition ou participer aux manifestations.
Il est difficilement contestable que la politique occidentale des doubles standards est ici flagrante. Les Etats-Unis et l’Union européenne, avec l’arrogance qu’on leur connaît, se complaisent à donner des leçons de morale et à menacer de sanctions les Ukrainiens qui ont le tort de ne pas leur plaire. Ainsi, le département d’État des États-Unis a communiqué qu’il songeait à interdire tout visa aux ressortissants ukrainiens ayant une quelconque responsabilité dans les « répressions » depuis novembre. En outre, un haut diplomate de l’UE aurait confié au journal EU Observer : « Nous recevons tous les jours des appels téléphoniques du département d’État des États-Unis qui exige que nous leur disions ce que nous avons l’intention de faire. » Le bon John Kerry, que dit-il des morts et des milliers d’arrestations dans les manifestations « Occupy Wall Street » aux Etats-Unis d’Amérique ? Les « occupants » de Wall Street projetaient-il des pavés à l’aide d’une catapulte et lançaient-ils des bouteilles incendiaires sur les représentants de la loi ?
En outre, toute l’Ukraine ne se soulève pas contre Viktor Ianoukovitch, désigné président par le biais d’élections démocratiques et régulières, loin de là. Des partisans du gouvernement manifestent aussi, mais dans le calme, dans de nombreuses villes du pays, comme à Kharkov – dans l’est du pays – où 100 000 personnes se sont rassemblées mercredi pour manifester leur soutien au Parti des régions au pouvoir. « Des dizaines de milliers de personnes sont venues ici pour le Jour de la Réunification nationale afin de soutenir la stabilité dans le pays, soutenir les forces de l’ordre prises sous le feu des extrémistes et soutenir le pouvoir légitime. », a affirmé à la presse le maire de Kharkov. Par ailleurs, le premier ministre ukrainien Nikolaï Azarov clame qu’il n’y a aucun soulèvement populaire dans le pays, mais bien une tentative de coup d’Etat : « Ce n’est pas l’opposition [qui tente de prendre d’assaut les bâtiments publics], mais des combattants. Il faut faire la différence. ». De plus, le président Ianoukovitch a affirmé à des représentants des Eglises et d’associations : « Ce ne sont pas uniquement des Ukrainiens qui participent [aux violences], mais aussi des ressortissants d’autres pays qui ont participé à diverses hostilités régionales et qui font l’objet de mandats d’arrêt internationaux. Ils se sont retranchés dans des immeubles envahis. Nous savons qu’il y a là des armes. ».
En réalité, ce qui se passe en Ukraine dépasse largement le cadre du débat sur un éventuel accord d’association avec l’Union européenne et la législation « liberticide » récemment promulguée. On observe une exacerbation spectaculaire de profonds antagonismes culturels hérités de la longue histoire ukrainienne. Aujourd’hui, on assiste à une résurgence du face-à-face entre, d’une part, les ukrainophones, historiquement catholiques romains et pro-occidentaux, jadis sujets de l’empire austro-hongrois et peuplant l’ouest de l’Ukraine et, d’autre part, la population de l’est et du sud du pays, composée de russophones traditionnellement orthodoxes et slavophiles. Tout porte à croire que cette vieille fracture divisant la société ukrainienne est instrumentalisée et exploitée dans des desseins géopolitiques et idéologiques dont les émeutiers ne mesurent peut-être pas tous les tenants et aboutissants.
Début décembre, nous évoquions ici la partition de l’Ukraine comme étant l’une des multiples conséquences possibles des événements secouant le pays. Aujourd’hui, certains craignent carrément un scénario « syrien », soit un glissement vers une guerre civile fomentée et alimentée de l’étranger au beau milieu de l’Europe…
[1] La loi canadienne, par exemple, prévoit une condamnation allant jusqu’à 10 ans de prison pour un manifestant qui dissimulerait son visage.
[2] En 2004, lors de la « révolution orange », Svoboda s’était fait remarqué par un slogan qui n’était pas uniquement dirigé contre la Russie : « Les Moscovites et les Juifs dehors ! »
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