A vrai dire, porter un jugement sur le dernier ouvrage de Zemmour est une entreprise délicate et presque aussi audacieuse que ce Destin français est ambitieux Car le chroniqueur du Figaro a dans son projet d’écrire ni plus ni moins qu’une Histoire de France.

Zemmour, dont les ancêtres étaient de ces Berbères convertis au judaïsme, est devenu français dans les personnes de ses aïeux plus récents, naturalisés en Algérie par le décret Crémieux (1871). Il hérite donc d’une tradition familiale d’assimilation par la culture, l’amour de l’Histoire et la pratique de la littérature – tradition qui s’étend à une bonne partie de la communauté juive de France dont Zemmour cite les noms, connus ou moins connus.

Néanmoins il reste quelque part un spectateur différent, du fait de son identité juive persistante dans une nation si fortement imprégnée par le catholicisme, et c’est un point qu’il ne faut jamais perdre de vue dans la lecture qu’il va faire de cette Histoire plus que millénaire qu’il considère comme sienne. Il assume parfaitement ce fait étrange d’être un homme qui doit s’imprégner du catholicisme sans y adhérer (p. 28) ; ce point de vue particulier conditionne la rédaction de l’ouvrage tant dans certains points de détails que dans l’intention générale qui ne se découvre pas aisément.

RACINES LITTÉRAIRES

On peut faire dès maintenant une remarque sur la composition des chapitres, sans en juger la qualité historique pour le moment. Éric Zemmour est fou amoureux de la littérature française, elle habite presque chaque ligne de l’ouvrage. Quand on le lit, on ne peut pas ne pas penser à cette scène du Silence de la mer de Vercors où l’auteur fait intervenir un officier allemand qui s’émerveille du très grand nombre d’auteurs français. Zemmour, avec le caractère propre d’une rédaction qui n’échappe pas toujours aux raccourcis stylistiques du journalisme polémique, nous renvoie à cette grandeur. Il écrit l’Histoire de France à travers des archétypes littéraires ; lorsqu’il dédie un chapitre à tel ou tel personnage de notre long et complexe héritage, il faut qu’il renvoie aussi à son image littéraire ou alors au type que ce personnage incarne pour la postérité et dont on retrouve des imitateurs dans l’actualité.

C’est sans doute cela qui guide un choix rédactionnel des plus étonnants. Si l’on commence par lire la table des matières, on trouve en effet un chapitre dédié à Clovis, mais pas à Charlemagne ; il n’y a pas de chapitre sur Hugues Capet ni sur Philippe Auguste. On rencontre Charles VI et Charles VII, mais sainte Jeanne d’Arc n’a pas de chapitre à son nom (il en parle dans le chapitre sur Mgr Pierre Cauchon). Ni Henri IV ni Louis XIV n’ont le droit d’obtenir ce que Victor Hugo, Jules Méline ou la Pompadour reçoivent de l’auteur, un chapitre qui les désigne comme des jalons de l’Histoire. Cela ne veut pas dire que Zemmour fait la grossière erreur de ne pas parler de la plupart de ces figures majeures de l’Histoire de France, mais il évoque leur action indirectement. Cela ne veut pas dire non plus qu’il ne fait pas d’impasse sur certains noms ou sur certains faits, nous y reviendrons.

Le livre de Zemmour est une forme d’écriture de l’Histoire qui n’a plus cours depuis longtemps. Il n’a pas la prétention de remplacer les grands auteurs contemporains comme Jean-Christian Petitfils ou Emmanuel de Waresquiel, mais de faire de l’Histoire à la manière des antiques, c’est-à-dire d’en tirer une leçon de vie pour le présent. L’historiographie apporte des enseignements lorsqu’elle est écrite intelligemment, mais elle a contre elle d’être trop précise pour le projet de Zemmour. Sans doute l’auteur du Destin français fréquente ce genre d’ouvrage, mais il a rédigé une autre Histoire, celle d’un amoureux de la littérature s’inspirant des exemples de Jules Michelet et de Jacques Bainville. Voilà, résumée succinctement, la façon d’écrire de Zemmour. Reste à analyser le fond de sa pensée ; il nous faut porter un jugement de valeur sur son Histoire de France et sur la nature du destin qu’il attri- bue à notre pays à travers elle.

HISTOIRE ÉTRANGE

Le livre est divisé en trois parties qui nous donnent le sens de l’Histoire selon Zemmour. D’abord le temps des fondations (496-1648), puis vient le temps de la grandeur (1648-1815), puis le temps de la vengeance (1815 à nos jours). Une idée chère à Zemmour est que notre pays a comme modèle la Rome antique, et c’est donc à l’aune de cette thèse qu’il juge de la grandeur française. C’est un point de vue contestable, mais qui s’accommode très bien de son bonapartisme affiché. Par ailleurs Zemmour semble mal connaître l’Histoire médiévale. On le sent plus à l’aise quand il commence à parler de la Renaissance ; c’est à partir de cette époque que s’esquisse le chemin qu’il veut nous faire emprunter.

Arrêtons-nous quelque peu sur la période médiévale. Certes Zemmour part du baptême de Clovis, mais il manque à notre avis bien des étapes importantes qui jalonnent notre Histoire et qui conditionnent notre destin de nation européenne. Charlemagne n’est évoqué qu’en passant. On ne parle pas de son sacre comme empereur d’Occident à la Noël de l’an 800. Zemmour préfère s’arrêter à la geste carolingienne contre l’islam en rappelant les batailles de Roncevaux et de Poitiers. Quid du traité de Verdun qui voit l’explosion du rêve impérial carolingien ? Il nous semble que, même du point de vue de Zemmour, il aurait été bien avisé de s’intéresser au souvenir de cet empire qui conditionnera toute l’histoire postérieure de la géopolitique européenne. La France capétienne est une entité politique qui a affirmé son indépendance du Saint-Empire dans la prétention qu’il avait d’être l’héritier du rêve carolingien et peut-être même de celui de Clovis : restaurer l’Empire romain d’Occident disparu en 476. Or, quoi de plus important pour toute la suite de l’Histoire de France, face aux prétentions de Charles Quint et de celles des Habsbourg ?

LE SAINT ROI

Faisons une mention spéciale au chapitre dédié à saint Louis, car ici, et plus qu’ailleurs dans le livre, nous ne pouvons qu’être en désaccord total avec l’auteur. Premièrement il n’aborde qu’un aspect très succinct de la vie du saint roi. Quand on reconnaît le rôle du catholicisme dans l’Histoire de France, il est étrange de ne pas rapporter d’autre événement du règne de ce monarque qu’une controverse entre la monarchie et les rabbis juifs, controverse où le roi n’assistait même pas. Si Zemmour rappelle utilement le fait que l’Église se considère comme le nouvel Israël (ce qu’elle est en vérité d’après le quatrième chapitre de l’Épître aux Galates), on peut lire qu’il conteste ce fait, ce qui n’est pas étonnant. Cependant dire « Plus on admire les juifs de la Bible, plus on persécute les juifs réels » (p. 87) est inacceptable. Juifs charnels ne veut pas dire juifs réels. Si les puissances chrétiennes ont pourchassé les juifs dans les temps anciens, c’est au même titre qu’elles pourchassaient les hérétiques. L’Église a toujours considéré le maintien des anciens rites comme un ana- chronisme insultant au Dieu d’Abraham,

Dieu qui n’est autre que Jésus-Christ en sa personne. Tant pis pour l’Histoire de France racontée aux ignorants, saint Louis passe à la trappe parce qu’il est antisémite. En fait de rois de France, et si l’on excepte Clovis, Zemmour ne dédicace des chapitres propres à des rois qu’à saint Louis (l’antisémite), Charles VI (le fou), Charles VII (le falot bien servi) et François Ier (l’homme de tous les échecs). Si Zemmour parle des autres, c’est au travers de thématiques bien précises, comme en passant. Si dans ce livre un monarque ressort de l’Histoire de France c’est Napoléon Bonaparte (on pourrait rajouter Charles De Gaulle). Que chacun médite le sens d’une telle rédaction pour juger de sa vérité historique. Pour Zemmour, Napoléon c’est le rêve presque accompli de voir Rome ressuscitée, mais la perfide Carthage du nord, l’Angleterre, complotait, et réussit à détruire ce rêve.

L’ÉGLISE

Il y a un autre sujet de contestation historique : sa vision du catholicisme français. L’auteur de Mélancolie française aime le gallicanisme de certains souverains, la domestication du clergé par le pouvoir politique à la façon de la seconde Rome (Constantinople). Au-delà de la claque de Nogaret donnée à Boniface VIII, il loue l’indépendance absolue du pouvoir poli- tique, il aime la Déclaration des quatre articles de Jacques-Bénigne Bossuet. Il veut voir en la France le premier pays où seule la loi de l’État prévaut, contre celle du pape. Si Zemmour avait vécu à la fin du xviiie siècle, peut-être aurait-il applaudi à la Constitution civile du clergé ?

Nonobstant ces profondes réserves que nous inspirent les prises de position de Zemmour, il faut reconnaître à certains passages ou à certains chapitres une réelle pertinence, voire une grande audace contre la pensée dominante. Si on peut lui savoir gré de montrer comment la Révolution a causé une fièvre d’ambition généralisée, il faut aussi chanter le courage d’un juif qui ose défendre depuis des années le bilan du maréchal Philippe Pétain et qui reprend à son compte la thèse défendue, entre autres, par l’un des pionniers de la France Libre, le colonel Rémy, qui voyait dans le couple Pétain/De Gaulle comme un bouclier et un glaive.

En résumé, au point de vue de l’Histoire seule, le livre est inégal. Il a des qualités indéniables et des prises de positions courageuses, mais d’un autre côté il y a quelque chose d’odieux au sens catholique et une thèse historiquement discutable sur la destinée impériale de la France. Disons maintenant un mot sur le but d’un si gros travail.

UN BUT PRÉCIS

Zemmour est allé prendre des exemples dans l’Histoire de France pour éclairer la vie politique contemporaine. Cela se comprend à la lecture de certains sous-titres des chapitres qui composent son livre. Le chapitre qui parle de Cauchon est sous-titré « Ensemble nous serons plus forts », qui est une allusion à l’un des slogans de la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy, ou encore lorsqu’il parle de Mirabeau, Zemmour renvoie à une phrase clé de la campagne d’Emmanuel Macron, « Et en même temps ».

C’est un choix rédactionnel de journalisme polémique. Depuis quelques années, Zemmour a entrepris d’attaquer une idéologie qui a pris les commandes de la France et qui préside à la formation des esprits et des cœurs. Ce qu’il dénonce est un conglomérat d’idées et d’intérêts qui a eu comme principale victime le peuple de France. Celui-ci n’a pas cessé d’être discrédité par la légende noire de son Histoire. Zemmour montre que cette trahison des élites n’est pas un fait nouveau. Quoi de plus efficace alors sinon d’écrire une Histoire qui renvoie les acteurs de l’actuel déclin français aux archétypes des traîtres et des vaincus qui peuplent notre passé ?

La division tripartite de son livre indique que notre temps est celui de la vengeance, vengeance contre la trahison des élites du rêve impérial, vengeance contre le déclin. Le sens et la logique de cette troisième partie sont difficiles à saisir. Nous laissons de côté certains aspects contenus dans ces pages pour nous concentrer sur ce qui nous semble en être la trame essentielle. Reprenant peu ou prou une thèse « bainvilienne », Zemmour voit dans l’émergence de l’Allemagne unifiée une concurrence continentale non seulement géopolitique, mais aussi culturelle. Depuis la défaite de 1870, la France tente de rattraper le cours des événements qui lui échappe de plus en plus. Une seule fois, à la sortie de la Grande guerre, elle était en position de force, mais Georges Clemenceau, s’étant fait berner par les puissances anglo-saxonnes, a laissé à une Allemagne quasi intacte, mais humiliée l’opportunité de sa revanche. Ni Pétain ni De Gaulle n’ont réussi à inverser le cours des choses pour relever le pays : Pétain parce qu’il avait les mains liées et qu’il paya les erreurs des autres, De Gaulle parce que l’élite française aura toujours regardé son amour de la grandeur de la France comme un anachronisme. Désormais les Anglo-saxons nous dominent, et l’économie allemande nous fascine. L’Allemagne d’aujourd’hui est le relais en Europe de l’Amérique triomphante, et la France suit…

DES QUESTIONS

On a du mal à voir le lien des deux derniers chapitres avec le reste de cette troisième partie. Sans doute la décolonisation avec ses drames, l’immigration venue de notre ancien empire influent sur le sort actuel de notre pays. L’islam pose un problème à notre pays, mais les musulmans sont-ils la cause de notre inexorable décadence ? Citant Emmanuel Bern, Zemmour rappelle que les Français ne savent pas aimer leur pays sans détester une partie de leurs concitoyens. Admettons, mais faut-il pour autant pousser à la roue en concluant cette partie sur la décadence par un appel à peine voilé à la vengeance en désignant les musulmans comme boucs émissaires de nos défaites ? Si la force actuelle de l’islam signifie quelque chose, c’est d’abord celui de l’effondrement démographique, culturel, moral et religieux de notre pays et par delà lui, de la chrétienté. À supposer que nous allions à la guerre civile entre les musulmans et les autres, que défendront ces autres ? La société du « mariage pour tous » et de l’indifférence religieuse ?

Éric Zemmour aurait été plus avisé de rappeler cette phrase d’Otto von Bismarck qu’il avait utilisée dans son introduction : « Alors on songe aux grandes villes disparues de la scène du monde : Tyr et Babylone, Thèbes et Sparte, Carthage et Troie. Et cela parce que la France, reniant son passé glorieux, livrée aux avocats et aux casse-cou, aura cessé d’être française pour devenir républicaine. » Tout est dit : contre la France historique, il y a une France des « valeurs républicaines ». Celle-ci nous berce de ses grands mots pour nous détourner de ce que nous sommes condamnés d’incarner encore sous peine de disparaître.

Nous ne pouvons regarder l’actuel État d’Israël comme modèle à suivre, même si Zemmour nous le suggère dans son chapitre sur saint Louis. Les situations des deux pays sont incomparables, tout autant que leurs Histoires, leurs systèmes de valeurs, leurs rapports au religieux. Zemmour aimerait que la France continue, soit. Ses analyses sont souvent pertinentes, mais le remède qu’il préconise pour la pérennité du pays est-il le bon ? Monsieur Zemmour, nous serions tentés de vous dire oui, mais… En fait non ! Non, avec regret, mais avec certitude.

Abbé Renaud de Sainte-Marie, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X

Sources : Fideliter n° 246 de novembre-décembre 2018 / La Porte Latine du 28 décembre 2018

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