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Ukraine – Des centres d’appel et d’arnaque à AZOV (2e partie)

Cet article, traduit de l’américain avec l’aimable autorisation de l’auteur, Peter Korotaev, par Thierry Marignac, est tiré de la lettre d’informations paraissant sur la plateforme Substack (où publie Seymour Hersch) « Events in Ukraine ». Il suit et complète avec un regard ukrainien le document « La Guerre avant la guerre » de Thierry Marignac, paru en 2023 aux éditions Konfident, confirmant nombre des informations et hypothèses de cet ouvrage.

Les centres d’appels et d’arnaque : 2e partie

(pour relire la première partie : cliquer ici)

La capitale criminelle de l’Europe

25 juin 2024

La dernière fois, nous nous sommes plongés dans le monde ténébreux des centres d’appel. Aujourd’hui, nous allons dans ce que ses habitants appellent avec fierté la capitale criminelle de l’Europe.

Dniepr (anciennement Dnepropetrovsk)

La plupart, quand ils pensent à l’Ukraine, pensent à la Kiev révolutionnaire, ou au sinistre Donetsk. Mais si on veut comprendre l’élite au pouvoir en Ukraine, il faut considérer la ville orientale de Dniepr. Les révolutions, guerres, et luttes politiques de l’Ukraine post-soviétique ont toutes été un combat entre les élites économiques du Donbass et Dniepr.

Les élites du Donbass, incarnées par des figures comme Rinat Akhmetov ou Yanoukovitch, voulaient acheter toute l’Ukraine et la transformer en une vaste entreprise monopoliste. Les élites du Dniepr voulaient acheter toute l’Ukraine et la revendre avec un bénéfice à de crédules victimes.

Le second président d’Ukraine, Leonid Koutchma, venait de Dniepr, c’est l’homme qui a créé l’Ukraine moderne, organisé la création et la stabilisation de la classe oligarchique.

Poutine et Koutchma (à l’extrême gauche) à l’usine bien aimée de ce dernier, 2001

C’est de Dniepr encore que venait Youlia Timoschenko « la princesse du gaz », qui dirigea la première campagne politique moderne, à l’occidentale en Ukraine et les premières publicités politiques. C’est elle, qui dans les années 2000, jouait le rôle de la proto-Navalny, chérie de l’Occident luttant pour la justice — avec la nuance qu’elle était une des plus grosses oligarques et politicienne, et sa fortune entière était liée au gaz russe. En passant, elle interdit les casinos quand elle était Premier ministre.

L’une des plus fameuses publicités politiques de Timoschenko. « Seulement en avant ! » Une autre montrait le fameux « Tigrioulia », un bébé-tigre.
Une interprétation de la mythologie Timoschenko par un artiste contemporain ukrainien. Timoschenko était connue pour orter des vêtements Prada à la Rada (parlement) et sa célèbre coiffure

Et bien sûr, Dniepr est également la terre natale de Kolomoïski, l’oligarque qui a joué un rôle crucial dans la Révolution Orange de 2004 et l’Euromaïdan de 2014. J’ai déjà parlé de lui en détail. Le « Judéo-Bandériste » que les gens adorent haïr à un tel point qu’il finit par en devenir sympathique.

Kolomoïski

Son comportement volontaire de mafieux, ses blagues cyniques, ses interminables enfilades de jurons et son rire aux gloussements typiques ont suscité d’innombrables imitateurs. Dans sa fameuse confrontation avec des journalistes de Radio-Liberté (Survenue en mars 2015, lors du coup de force de l’oligarque pour s’emparer de l’entreprise de pipeline Transnaft, devant les locaux de celle-c, NDT) il devait inviter son interlocuteur à prendre un café et lui demander : « T’as fourré ta langue dans ton cul ou quoi ? ».

Et comment l’éviter, Dniepr est aussi le lieu d’origine de Volodymir Zelenski. Il est né dans la ville de Krvoy Rog, qui est dans la région de Dniepr. Et ce fut sous le patronage de Kolomoïski que Zelenski fut propulsé du monde du show-business à celui de la politique — non pas que cela fasse une grande différence.

Dniepr a toujours eu une allure mystérieuse de complots et de violence. Cela devint une ville au XVIIe siècle, un avant-poste contre les assauts Turcs et Tatars. C’était l’étendue sauvage où les Cosaques — paramilitaires semi-nomades du XVIIe — exerçaient leurs professions de voleurs et de mercenaires.

Une carte de la forteresse cosaque, construite au début du XVIIe siècle lorsque le secteur était contrôlé – plus ou moins — par le Grand-Duché de Pologne-Lituanie

À l’époque soviétique, la ville était sous le sceau du secret. Ses usines d’armement, en particulier la célèbre Yuzhmash (dont le responsable n’était autre que le futur président Kouchma) produisait des fusées soviets de pointe et autres armes miracle de la Guerre Froide. Par conséquent, elle resta interdite aux étrangers jusqu’à l’effondrement du projet soviétique. La ville entama une nouvelle vie lorsque des prédateurs comme Kolomoïski se mirent à vendre les usines en ruines au prix de la ferraille.

Les Bureaux

En Ukraine, on appelle « Bureaux » les centres d’appels et d’arnaque et leur capitale est Dniepr. Ils visent (ou du moins c’est ce qu’ils prétendent) principalement les Russes. Selon la grande banque russe Sberbank, les escrocs au téléphone — dont la plupart se trouvent en Ukraine — dérobent 5 millions de roubles par mois aux Russes. Un représentant de la banque a déclaré à Strana.ua que l’arnaque réussie rapporte en moyenne 8000 roubles, sachant que chaque centre d’appels passent de 3000 à 7000 coups de fil par jour. Chaque mois, les autorités russes détectent 300 000 appels d’arnaque.

A quoi ressemblent les « bureaux » de Dniepr

J’ai pris le temps d’écouter certains frangins de l’arnaque de haut-vol aux bitcoins qui se vantent d’avoir fait de Dniepr la capitale criminelle de l’Europe. Ils ont publié une longue interview avec un homme masqué sur son expérience de travail dans un « Bureau » à Dniepr. Voici ce que j’ai découvert.

Ceux qui vont travailler là se connaissent de longue date. Il y a des tas de publicités pour ça dans les autobus de Dniepr, mais il s’agit principalement de petites entreprises de bas niveau, totalement criminelles. Si on y travaille, cela peut entraîner des conséquences « imprévisibles », disait l’homme masqué. Si on travaille dans une entreprise criminelle de base et qu’on rapporte beaucoup, il peut devenir impossible de quitter la firme.

Tandis que son frangin bitcoin lui demandait à plusieurs reprises s’il était possible de créer son propre bureau, l’homme masqué le déconseillait. Il faut avoir des relations, soit dans la police, soit dans le crime organisé, sinon il faudra constamment déménager pour éviter les descentes.

Comment est-ce que ces arnaques fonctionnent ? C’est souvent quelqu’un qui appelle en se faisant passer pour un policier pour dire que quelqu’un d’autre s’est servi de votre carte bancaire. Puis on vous passe un « expert bancaire », qui vous demande de retirer de l’argent pour vérifier que c’est vous. Ils se servent de données qui peuvent être achetées en ligne pour être plus crédible. Diverses informations sur la personne qu’on appelle sont mentionnées.

Pour obtenir ces informations, les « Bureaux » ont accès à d’énormes bases de données. Selon une enquête de strana.ua en 2021, il existe en Russie 12 grosses plate-forme vendant des données personnelles. Les « Bureaux » sont si professionnels qu’ils utilisent toute une gamme de logiciels pour appeler leurs victimes en se servant des lignes de la police ou des banques russes.

Allo ! Vous êtes contacté par un employé du service technique de Sberbank, le spécialiste Anatoly Volkonski. Je vous joins pour la question suivante : Il y a deux minutes on a déposé une requête pour changer votre numéro financier. S’agit-il de vous ?

C’est comme ça que ça commence et, si vous êtes assez malin, comme ça que ça finit.

Les « Bureaux » appellent leurs victimes des Lokhs (лох) ou « truffes » selon l’argot de prisonnier pour des civils idiots dont le destin est d’être dupé et exploité. Selon un des enquêteurs de strana.ua avec qui j’ai parlé, sur une moyenne de 300 appels par jour, 5-7 Lokhs « avalent l’hameçon ».

Le journaliste de Strana.ua avait prétendu être un travailleur-apprenti du « Bureau » avant d’être percé à jour et expulsé avec force menaces par quelqu’un qui l’avait reconnu comme reporter. On se demande si le « toit » des forces de l’ordre les avait informés qu’un traîtreux journaliste anti-OTAN s’était infiltré.

Le journaliste avait réussi à prendre des photos des pancartes dans le « Bureau » portant les instructions sur la façon de manipuler les « Lokhs », de même que l’objectif quotidien — 200 000 grivnias (tout écrit en russe, naturellement).

Le mot « Lokhs » est écrit en jaune

Sinistrement, l’ancien travailleur de « Bureau » interrogé par le frangin bitcoin a noté que son ancien lieu de travail se sert d’individus totalement soumis dont ils disposent dans les villes russes. Ils peuvent prétendre être des employés de banque venus à la rescousse des victimes au DAB, créent l’illusion d’une véritable banque. Ce sont des gens qui sont « psychologiquement » brisés parce que tout leur argent et leurs biens ont été volés par le « Bureau ». Humiliés et sans le sou, ils suivent les ordres de leurs tourmenteurs.

Ce qui me remet en mémoire diverses affaires de fusillades dans des écoles et autres en Russie, dont les coupables assurent avoir correspondu en ligne avec des gens en Ukraine. Ce qui est particulièrement pertinent dans la mesure où les services secrets et les nationalistes (des entités inséparables) sont au sommet de la pyramide des « Bureaux ». J’en parlerai plus longuement au prochain article.

Quoi qu’il en soit, le frangin bitcoin prétend que les « Bureaux » peuvent pousser leurs victimes à vendre leurs appartement, maisons et voitures pour couvrir leurs dettes. L’homme masqué remarque que 70% des victimes sont des femmes, oubliant de préciser l’âge qu’elles ont. Évidemment, l’ancien du « Bureau » dit que c’est justifiable, que l’État devrait les décorer parce qu’ils font subir une défaite aux Russes.

L’homme interrogé était fier de la façon « dont nous combattons leur armée en utilisant l’argent qu’ils nous envoient ». Il avance que son patron donne 20% de ses revenus aux forces armées ukrainiennes et est allé personnellement offrir sa voiture aux combattants sur le front.

Les arnaqueurs eux-mêmes touchent de beaux dividendes. Les passeurs de coups de fil touchent 9% sur chaque affaire (7,5% seulement, selon l’enquête de stran.ua). Le héros de la vidéo que j’ai vu, gagnait souvent 30-40 000 grivnias par semaine, 160 000 par mois. Par comparaison, la plupart des gens en Ukraine peuvent se considérer heureux de gagner 20-30 000 par mois.

Le monde des « Bureaux »

Dans le prochain article nous parlerons des paramilitaires d’extrême-droite et des officiels de l’État qui contrôlent les « Bureaux » et les guerres de territoire intestines en temps de guerre pour le contrôle de ce marché lucratif.

Pour finir, j’aimerais m’attarder sur le sens profond de ces « Bureaux ». Comme je l’ai dit au début, l’Euromaïdan de 2014 était une victoire du clan oligarchique de Dniepr, personnifié par Kolomoïski.

Ce fut sa logique en affaires — la manière Dniepr — qui prit le pouvoir en Ukraine. Où le but ultime n’est pas de construire ou de conserver les usines, mais d’en tirer le plus possible et de les vendre à un idiot qui ne se doute de rien. Ou encore, en termes de « Bureaux » « ferrer le Lokh ». Où la réalité était moins importante que les mensonges mortels du marketing. La publicité politique n’est pas née à Dniepr par hasard.

Place du Maïdan, 2017. Une soirée convenant pour une marche aux flambeaux des Guerriers de la Nation. On remarquera la bannière, signe d’une des nombreuses victoires de l’Euromaïdan

Peter Korotaev, Events in Ukraine, substack.

(Traduit de l’américain par Thierry Marignac)

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