Léonard ne sait pas ce qui lui arrive. Ou plutôt, il n’est plus en mesure de le savoir objectivement. Avec la dose de médicaments qui circulent dans son corps, son cerveau peine à gérer l’environnement où il se trouve. Dans son cas, Léonard est pourtant là où il faut être. Dans un monde pas forcément idéal mais dans un système qui se doit d’être fonctionnel. Toutes ces appréciations, Léonard les fera peut-être plus tard. Pour le moment, il est pris de tremblements. C’est la deuxième fois. La précédente, c’était il y a deux jours. Heureusement, les infirmières présentes et un médecin ont rapidement identifié le problème : troubles convulsifs en réaction aux anti-inflammatoires.
La complication avec cette deuxième crise, c’est que les infirmières et les médecins ne sont pas là. Dans le 3ème étage de l’hôpital où Léonard est alité, les couloirs sont déserts et le dernier passage d’une infirmière remonte à plus de 4 heures. Son retour, comme celui d’une collègue, reste aléatoire. Léonard a appuyé sur la sonnette, la lampe rouge s’est allumée dans le couloir, ce n’est pas la seule, mais personne ne vient. Exactement comme le jour d’avant, quand le mal remontait à la surface et qu’il fallait renouveler la prise d’anti-douleur. Léonard avait bien calculé que c’était pour 15h00. Il avait appuyé sur la sonnette et une infirmière était venue à… 16h40. Pour voir quelle était sa demande, sans être concrètement informée de son traitement. C’était presque une conversation de sourds qui s’était engagée entre le patient et la soignante. Finalement Léonard avait eu sa ration d’anti-douleur vers 18h00. De quoi bien ressentir cette souffrance lancinante dans son pied. Depuis, il prend des notes : les heures, les posologies, le nom des produits. Il fait ce qu’il n’est pas censé faire, il fait ce que des professionnels sont censés faire pour lui.
Au départ, il s’agissait d’une simple opération, une histoire de tendons, une journée dite ambulatoire. Mais des complications post-opératoires avec fièvre et douleurs ont ramené Léonard à l’hôpital. Dans la salle d’attente des urgences, lui et sa femme ont eu de quoi être inquiets. Au-delà de la tension latente, des personnes en souffrance, il y avait ce vieil homme. Il tenait à peine sur sa chaise, il souffrait le martyr. Il a fini par se coucher sur le sol. Personne ou presque ne s’en est préoccupé. Du côté du personnel hospitalier, le stress était tel que l’ancien est resté comme ça, sur le carrelage, pendant plus d’une demi-heure. Une bonne âme lui avait juste laissé sa veste en guise d’oreiller. Léonard a assisté à cette scène, se forçant à croire que tout allait bien se passer. Quand son tour est venu, après un temps qui lui a paru interminable, on l’a conduit dans un box. Sur le bord du lit où il était couché et sur le sol, des taches, des coulures inquiétantes ont attirés son attention. C’était du sang, à peine séché. Léonard a vaguement eu la vision d’un hôpital de campagne pendant une guerre du siècle dernier. Mais lui et sa femme ont voulu se rassurer. On est en Belgique, en Europe, en 2022. Tout va bien se passer. Depuis cette séquence et celles qui ont suivi, Léonard a de gros doutes sur la question.
Au présent, alors qu’il est parcouru de spasmes incontrôlables, toutes ces tableaux se confondent. Avec la médication qu’on lui administre depuis 5 jours, il peine à réunir des pensées claires. Son corps qui ne répond plus et le fait que personne ne vienne décuplent son angoisse. Il se visualise quittant son lit mais il ne peut pas poser son pied par terre et il sait qu’il ne parviendrait même pas à attraper la paire de béquilles posée dans l’angle de la pièce. Léonard est au bord du vide, il se sent partir et dans cet univers aseptisé, il se voit mourir en silence. Il s’imagine qu’on retrouvera son corps déjà froid au matin, quand enfin une infirmière fera un passage par sa chambre. C’est un non-sens, on vient à l’hôpital pour être sauvé pas pour y mourir.
La peur gagne du terrain. Il repense à ce que lui a raconté un collègue de travail venu le visiter hier après-midi. Le récit de ces gens morts à l’hôpital à cause du manque d’effectifs, en France, en 2022. Ce vieillard décédé sur un brancard après plus de 20 heures d’attente aux urgences(1) ou cette cinquantenaire morte seule, dans ses excréments, dans son lit d’hôpital(2). Son collègue a ajouté que c’étaient des cas relevés par les médias, qu’il devait y en avoir d’autres dont on n’a pas connaissance. Léonard ne savait rien de ces tragiques faits-divers. Dans son état, c’eût été mieux.
Maintenant qu’il est au plus mal, tout s’enchaîne. Dans un désespoir total, il craque. En larmes, il réussit à mettre la main sur son téléphone. Il appelle sa femme au milieu de la nuit. Une demi-heure plus tard, elle est à ses côtés, elle fait de son mieux, elle ameute le maigre personnel hospitalier. L’équivalent d’un peu plus d’un étage en temps normal et qui doit de son mieux en gérer sept.
Au matin, Léonard est bien vivant, laminé, hagard mais vivant. Il ne réalise pas encore le stress que cette nuit et les jours précédents ont généré en lui. En contrepartie, il se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond dans cette structure. Il a eu l’occasion de discuter avec deux infirmières, souriantes, disponibles mais lessivées. Des jours et des nuits de 12h00, avec des moyens réduits et des patients qui, comme Léonard, espèrent au moins un minimum d’attention, créant des dissensions et des incompréhensions mutuelles. Il additionne le vieil homme couché sur le carrelage aux urgences, le sang séché, les couloirs vides la nuit et le personnel, dépassé.
Léonard ne va pas laisser passer ces défaillances sans réagir. Il en parle déjà autour de lui, c’est décidé, il va écrire un courrier à la direction de l’hôpital. S’adresser aux médecins responsables. Leur expliquer ce qu’il a vécu, leur faire comprendre qu’il y a beaucoup de choses à revoir. L’idée le motive et surtout, il en a besoin. Inconsciemment, c’est une façon d’exorciser, d’essayer d’assimiler le choc, ces moments où il s’est senti si vulnérable, si seul au monde. Mais c’est bien le seul effet positif qu’aura son courrier parce que le déclin du système ne concerne pas que l’hôpital où il est alité. Il est global, en Belgique comme dans d’autres pays d’Europe ou d’ailleurs, il est enclenché depuis des années. La période covidienne qui sévit depuis bientôt 3 ans n’a fait qu’accélérer et parachever cette œuvre funeste.
Mais Léonard ne le conçoit pas. Il vient d’avoir 45 ans et il découvre une partie du monde qui lui était étrangère. Combien d’autres le sont encore ? Le dérèglement climatique, la guerre en Ukraine ou les pénuries énergétiques sont limités à des titres qui passent sur l’écran de son smartphone, à une annonce par une voix à la radio ou au visionnage épisodique du journal télévisé. Lui qui a une situation professionnelle enviable, une jolie maison avec piscine, deux enfants aux études et plusieurs vacances sur l’année. Lui qui a suivi à la lettre les ordres du Gouvernement. Lui qui a multiplié les tests PCR, bénéficié de 3 injections, 3 vaccinations anti-covid. Lui qui ne rechignera pas à une 4ème dose ni à d’autres si la situation le demande. Pour lui, comme pour sa femme et ses enfants. Tout va bien se passer.
Léonard est loin d’être un imbécile mais pour maintenir son existence agréable, conserver sa zone de confort, il a cautionné, sans même en saisir toutes les accointances, le principe d’un pass sanitaire. Faisant fi ce ceux qui ne suivaient pas, qui étaient bloqués, brimés. Après tout, c’était leur choix. Il est allé au restaurant, aux concerts, en festival, en toute liberté. Sans prendre conscience qu’il a accepté de jouer un jeu qui s’est révélé toujours plus frelaté et ce n’est pas terminé. Un jeu discriminatoire qui a mis au ban de la société, celles et ceux qui ont refusé d’entrer dans la partie. Parmi lesquels, bon nombre de membres du secteur médical. Tous ces anonymes, « ces soignants » au sens large, que l’on a suspendus, avec parfois des drames humains considérables. Autant de manque d’effectifs. Autant de couloirs déserts la nuit, voire le jour, dans les hôpitaux. L’étage où se trouve Léonard n’échappe pas à cette règle néfaste.
Fait-il cette corrélation ? Rien n’est moins sûr. Il a levé un coin du voile mais rien ne laisse présager qu’il va insister pour découvrir l’envers du décor. Il est à l’image du personnage principal du Truman Show(3). La différence, c’est qu’il n’est pas certain que Léonard aille jusqu’au bout, qu’il sorte de la réalité erronée qu’on lui vend. Et puis, il risque d’être tributaire de la nature humaine et sa capacité d’adaptation et d’oubli. Une nuit de terreur, quelques jours d’angoisse et des semaines de douleurs sur 45 ans d’existence ne sont pas suffisants pour inverser la tendance. Si les prochaines vacances sont avortées pour cause de rééducation chez le kiné, il y en a d’autres de prévues. D’autres restaurants, d’autres concerts et tout ce qui s’apparente au monde d’avant. Ce monde qui se dissout, quoi que l’on puisse en penser. Mais Léonard et beaucoup de ses semblables veulent continuer d’y vivre. Tout va bien se passer. Quitte à entrer en dissonance cognitive, à ignorer les retours de manivelle et cette réalité qui, pour le moment, reste prédominante. Elle ne fera pas de cadeaux à ceux qui ont si peu de notions de son imminence, de sa pertinence. Cependant, elle se construit par l’entremise de personnages de l’ombre qui réussiront peut-être en douceur la transition vers leurs sinistres objectifs. En douceur ou presque, par endroit et par moment, un glissement aussi intangible que pervers, à l’instar du scénario qui se déroule depuis bientôt 3 ans. Il est fort probable que Léonard et beaucoup de ses semblables ne se rendent compte de rien, qu’ils ne comprennent même pas le sens de ce texte. Ainsi, eux, comme les autres, seront fondus dans la disgrâce d’un futur. Dans cette hypothèse, alors oui : tout va bien se passer. L’illusion est totale, le plan parfait.
Nicolas d’Asseiva
* Ce récit est une fiction. Il est néanmoins et malheureusement inspiré de faits réels.
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www.lobservateur.fr/maubeuge-une-plainte-pour-homicide-involontaire-contre-lhopital/
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The Truman Show, film américain de Peter Weir, avec Jim Carrey – 1998.
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Le romancier d’anticipation Nicolas d’Asseiva dédicacera à la Fête du Pays Réel le samedi 19 novembre 2022 à Rungis.
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