La fin de la bataille d’Alep et sa libération ont marqué un spectaculaire renversement d’alliance sur le front syrien.
Jusque-là les choses étaient à peu près claires (si l’on peut dire quand il s’agit de l’Orient).
D’un côté il y avait le régime de Bachar, activement soutenu par l’ensemble des minorités (alaouites, chrétiens) mais aussi par une forte partie de la population sunnite qui ne voulait à aucun prix des islamistes au pouvoir. Ces sunnites pro Bachar viennent surtout des villes avec un niveau social plus élevé que ceux des campagnes qui se sont davantage tournés vers les islamistes.
Trois puissances extérieures ont en plus soutenu Bachar dès le début de la guerre : la Russie, allié traditionnel, l’Iran et le Hezbollah libanais au nom de la solidarité chiite. Cet appui s’est manifesté dans un premier temps par un soutien financier et des livraisons d’armes. Après la chute d’Idlib en 2015, il a fallu passer la vitesse supérieure avec des interventions directes dans les airs pour les Russes, au sol pour les Iraniens et le Hezbollah avec l’efficacité que l’on sait.
En face une multitude de mouvements islamistes ont fait leur apparition dès le début des révoltes, dans la foulée des « Printemps arabes », si stupidement salués par l’Occident qui, une fois de plus, n’avait rien compris (ou fait semblant).
Rien n’est le fait du hasard dans cette histoire : les réseaux islamistes étaient au travail depuis longtemps, notamment à partir de la frontière jordanienne. Ce n’est évidemment pas fortuit si les premières manifestations violentes ont eu lieu à Dera, dans le sud. L’argent qatari et saoudien coulait à flot, et la CIA était à la manoeuvre pour organiser les livraisons d’armes et permettre ainsi à ses alliés sunnites de renverser un régime alaouite, donc impie.
La Turquie est intervenue un peu plus tardivement. En effet, contrairement à une idée reçue, elle avait de bonnes relations avec la Syrie avant la guerre. Lorsque celle-ci a éclaté, Erdogan a beaucoup discuté avec Bachar pour l’inciter à cesser la répression et discuter avec les islamistes. Le désaccord étant total (Bachar n’avait évidemment aucun intérêt à discuter avec des islamistes dont le principal objectif était sa mort), Erdogan est alors devenu un soutien très actif des islamistes, notamment ceux du nord de la Syrie : Idlib et Alep en particulier.
Lors de la proclamation de l’Etat islamique, la frontière turque se transformera en un gigantesque corridor d’approvisionnement en armes et en hommes pour Daesh et le Front al Nosra (devenu depuis Fatah al Cham). C’est aussi par là que passeront les camions transporteurs de pétrole pour financer le califat.
L’intervention russe ne fera pas bouger Erdogan. Au contraire, il fera abattre un bombardier russe pour bien marquer que le nord de la Syrie doit, dorénavant, lui appartenir.
C’est la tentative de coup d’Etat d’une partie de l’armée turque qui fera tout changer. Même si Erdogan a profité de cet évènement pour régler ses comptes avec les Frères musulmans, il ne semble pas (mais rien n’est sûr encore dans ce dossier) qu’il fut une simple manipulation. Ce qui est sûr en revanche c’est que les Russes ont donné de précieux renseignements au pouvoir turc la nuit du coup d’Etat. Leurs systèmes d’écoute avaient capté de nombreux messages des mutins et ils en ont fait profité leur ennemi d’hier. On dit même qu’un chasseur turc, en vol pour tuer Erdogan, a été intercepté in extremis grâce à un renseignement russe. Pourquoi Poutine a-t-il fait cela : pour aboutir au résultat auquel on assiste aujourd’hui, c’est à dire la volte-face turque en Syrie.
En effet, lorsque la répression s’est abattue sur des milliers de turcs après l’échec du coup d’Etat, l’Occident a poussé les hauts cris, regrettant la « dérive autoritaire » d’Erdogan (comme si c’était nouveau) et le menaçant du gel des négociations pour entrer dans l’Union européenne. Menace symbolique car les négociations sont de toutes façons au point mort depuis plusieurs années, grâce notamment à la pression des opinions publiques.
Ulcéré de ces leçons, Erdogan avait en plus un problème urgent à régler en Syrie : celui des Kurdes. Soutenus par les Américains, notamment dans leur lutte contre l’Etat islamique lors de la bataille de Kobané, ils avaient bien l’intention ensuite de se tailler un territoire continu occupant une bonne partie du nord de la Syrie. Pour Erdogan, ce n’est pas acceptable : pour lui tout kurde est un terroriste en puissance.
Alors, lâché par les occidentaux, obsédés par l’émergence kurde, il s’est tourné vers la Russie (après avoir demandé pardon pour le bombardier).
Poutine, en fin stratège, y a vu l’occasion rêvée d’évincer l’Europe et les Etats-Unis de toute influence significative en Syrie.
La Turquie a pu alors envahir le nord de la Syrie et se livrer à une double opération : bloquer l’avance kurde pour empêcher la jonction entre les deux territoires que les kurdes occupent et attaquer l’Etat islamique pour le repousser vers sa capitale, Raqqa. Pour Poutine le bénéfice semble complet : faire attaquer l’Etat islamique par un tiers au détriment des kurdes dont il n’a cure.
A un détail près cependant : des milices islamistes, armées par Ankara, participent activement à ces opérations. Que faire d’elles ensuite ? Et comment la Russie a pu accepter qu’elles jouent un rôle aussi important avec de l’armement moderne ?
En échange d’Alep tout simplement !
En effet, même si la partie était perdue pour les islamistes à Alep, les combats pouvaient encore durer un certain temps car les deux principales milices, Fatah al Cham et Ahrar al Cham, disposaient encore de plusieurs milliers de combattants aguerris et fanatiques. Or Poutine voulait absolument régler l’affaire avant l’intronisation de Trump afin que plus personne ne soit en mesure d’empêcher la prise définitive de la ville qui constituait une victoire décisive.
Erdogan est donc intervenu pour organiser leur reddition et leur transfert vers Idlib, au grand dam de la CIA d’un côté, qui voulait faire durer le siège, et des Iraniens de l’autre, qui voulaient exterminer les islamistes jusqu’au dernier.
L’opération a parfaitement fonctionné et, de ce fait, les Turcs devraient participer à la réunion organisée par la Russie fin janvier à Astana afin de réfléchir à l’avenir de la Syrie.
Pour l’instant ni les Américains ni les Européens ne sont invités.
La désinformation massive qu’ils ont organisée depuis 5 ans sur la guerre ne Syrie aura abouti à ce piteux résultat, et c’est justice.
Antoine de Lacoste
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