A quelques jours d’intervalle, René Girard et André Glücksmann viennent de nous quitter.
La terrible actualité a vite fait oublier ce double départ, mais on peut espérer qu’un regard, et une réflexion, sur deux vies d’intellectuels si dissemblables, contribuent plus à la compréhension du réel, que la fascination de l’immédiat lui-même, surtout quand il est atroce.
La différence entre ces deux célèbres intellectuels restera donc, extrême.
On serait tenté de les comparer à la cigale et à la fourmi de la célèbre fable, si on ne craignait pas d’offenser la cigale.
Côté fourmi, René Girard, né en 1924, a mené, dès l’âge de 24 ans, une carrière de professeur d’université aux Etats-Unis essentiellement consacrée à développer et à compléter systématiquement sa grande idée, le désir mimétique, dans une oeuvre composée d’une trentaine d’écrits.
André Glücksmann, né en 1937 de parents juifs moldaves communistes devenus agents soviétiques avérés, réussit à 13 ans à adhérer au PCF, après 68, il devint maoïste, partisan émerveillé de la révolution culturelle, et violemment opposé au « révisionnisme » de son parti originel.
En 1975 il rompit soudain avec le marxisme en menant, soutenu par son complice BHL, l’opération médiatique des « nouveaux philosophes » anti-totalitaires qui exploitaient l’effet produit en France par l’oeuvre de Soljenitsyne.
Avec un certain nombre « d’intellectuels » il passe en 1977 par l’ultra-libéralisme « moral » et la défense de la pédophilie, avant de devenir dans les années 80 « atlantiste », soutenant les guerres contre l’Irak, puis contre la Serbie, la « cause tchétchène » contre Poutine, l’intervention en Libye, la « cause tibétaine » contre la Chine, et en 2009 Israël contre Gaza.
Quelles constantes peut-on dégager dans ce tourbillon dont nous sautons quelques épisodes ? Le modèle extrême du parcours « philosophique » dominant d’une génération de privilégiés, sa grande soumission de pensée et d’action aux courants hégémoniques du moment, bons ou mauvais, son absence de nuances, associée à son intransigeance, surtout quand il se reniait, et enfin sa grande capacité, la plupart du temps, à occulter les réalités les plus profondes et ainsi à se tromper de camp, ou à choisir le plus vicieux d’entre eux.
Pendant ce temps, à distance des passions du temps, René Girard construisait progressivement une théorie anthropologique globale, qu’il pensait avoir découverte grâce aux grands écrivains (dans Mensonge romantique et vérité romanesque en 1961) : l’imitation est humaine, et nous désirons ce que l’autre désire, d’où rivalités et violence généralisée qui ne se résout que par le mécanisme de la détermination d’un bouc émissaire, que l’on sacrifie et que l’on divinise ensuite (La violence et le Sacré), ce qui apaise pour un temps les conflits et fonde la religion archaïque et, par là même, la culture.
Avec Des choses cachées depuis la fondation du monde qui, en1978, empruntait son titre à l’évangile de Saint Mathieu (13,35), René Girard pose le troisième étage de son édifice : la Passion du Christ n’est pas, contrairement aux apparences, une reproduction ordinaire du mécanisme sacrificiel, car la victime étant, cette fois, manifestement innocente, elle détruit ce mécanisme, et tout est transformé.
Sans doute cette pensée, distanciée des événements immédiats, est-elle plus profonde que les variations de Glücksmann. Est-il cependant certain qu’elle soit tellement plus sage ?
La découverte que pense avoir faite René Girard a été aussi séduisante pour les uns, et par eux sanctifiée, qu’elle a été contestée ou méprisée par les autres, et le jugement d’Alain de Benoist sur l’inaptitude de René Girard au dialogue, donne à réfléchir : « il se contentait d’affirmer sans jamais démontrer ».
Sans se rallier au dénigrement systématique du pamphlet de René Pommier : « René Girard, un allumé qui se prend pour un phare », qui ne manque pourtant ni d’arguments, ni d’humour féroce contre une construction théorique qui représente l’oeuvre d’une vie, situons nous du point de vue de la Foi catholique, dont René Girard se réclamait (et dont plus d’un catholique admiratif semble avoir en l’occurence oublié la doctrine).
Dieu ne se serait-Il incarné que pour libérer l’homme d’un mécanisme, qui serait lui-même nécessairement engendré par une nature humaine créée par Dieu ? Dans la théorie Girardienne, la responsabilité de l’homme dans la chute originelle n’apparaît pas, et Satan n’est ici que le mécanisme sacrificiel, avec la tentation d’y retomber toujours. Le Christ, en grand animateur et sociologue qui provoque le psychodrame libérateur, ne viendrait pas pour rétablir la relation rompue entre l’homme et Dieu mais seulement pour établir entre les hommes, les bonnes relations sans lesquelles ils disparaîtront. René Girard semble oublier qu’au-dessus de toute mécanique sociale, il y a le destin personnel de chacun, et son salut. Dans son évocation de la Passion, la mort comme telle, et la Résurrection du Christ sont absentes. La mort humaine est pourtant un fait, nullement hypothétique, qui doit avoir quelque place dans le religieux et dans le social que l’hypothèse mimétique n’inclut pas.
Il s’agit en fait d’une gnose très réductrice, dans laquelle tout mystère disparaît. En effet, comme le relève Paul Valadier, philosophe et jésuite, si René Girard parle d’une conversion et d’une grâce, c’est à propos de sa propre théorie qui relèverait bientôt de l’évidence, en se prétendant scientifique.
Le sage, nous dit Aristote, est celui qui ordonne selon les principes.
René Girard, dans ses pensées et dans ses oeuvres, semble a priori plus sage qu’André Glücksmann dans les siennes, et plus à même d’éclairer ce que nous vivons, mais le véritable sage, vis-à-vis des choses anciennes comme des nouvelles, doit, sans s’enivrer de ses trouvailles, s’assurer des vrais principes.
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