« Sais-tu quels sont les effets les plus destructifs de la Révolution ? En coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille aujourd’hui, il n’y a plus que des individus. En proclamant l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit de famille, ils ont créé le fisc ! Ils ont préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse, l’extinction des arts, le règne de l’intérêt personnel. Nous sommes entre deux systèmes : ou constituer l’État par la Famille, ou le constituer par l’intérêt personnel ; la démocratie ou l’aristocratie, la discussion ou l’obéissance, le catholicisme ou l’indifférence religieuse, voilà la question en peu de mots. J’appartiens au petit nombre de ceux qui veulent résister à ce qu’on nomme le peuple, dans son intérêt bien compris. Il ne s’agit plus ni de droits féodaux, comme on le dit aux niais, ni de gentilhommerie, il s’agit de l’État, il s’agit de la vie de la France. Tout pays qui ne prend pas sa base dans le pouvoir paternel est sans existence assurée. Là commence l’échelle des responsabilités, et la subordination, qui monte jusqu’au roi. Le roi, c’est nous tous ! Mourir pour le roi, c’est mourir pour soi-même, pour sa famille, qui ne meurt pas plus que ne meurt le royaume. Chaque animal a son instinct, celui de l’homme est l’esprit de famille. Un pays est fort quand il se compose de familles riches, dont tous les membres sont intéressés à la défense du trésor commun : trésor d’argent, de gloire, de privilèges, de jouissances ; il est faible quand il se compose d’individus non solidaires, auxquels il importe peu d’obéir à sept hommes ou à un seul, à un Russe ou à un Corse, pourvu que chaque individu garde son champ ; et ce malheureux égoïste ne voit pas qu’un jour on le lui ôtera. Nous allons à un état de choses horrible, en cas d’insuccès. Il n’y aura plus que des lois pénales ou fiscales, la bourse ou la vie. Le pays le plus généreux de la terre ne sera plus conduit par les sentiments. On y aura développé, soigné des plaies incurables. D’abord une jalousie universelle : les classes supérieures seront confondues, on prendra l’égalité des désirs pour l’égalité des forces ; les vraies supériorités reconnues, constatées, seront envahies par les flots de la bourgeoisie. On pouvait choisir un homme entre mille, on ne peut rien trouver entre trois millions d’ambitions pareilles, vêtues de la même livrée, celle de la médiocrité. Cette masse triomphante ne s’apercevra pas qu’elle aura contre elle une autre masse terrible, celle des paysans possesseurs : vingt millions d’arpents de terre vivant, marchant, raisonnant, n’entendant à rien, voulant toujours plus, barricadant tout, disposant de la force brutale… [1] »


[1] Honoré de Balzac, Mémoire de deux jeunes mariés (1842), 1ère partie, ch. 12

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