Si l’on veut comprendre Poutine et sa vision géopolitique, il faut se rappeler d’où vient l’homme et quelle est l’histoire de son pays. Le père de Vladimir Poutine appartient, durant la Seconde Guerre mondiale, à un commando de sabotage du NKVD, la police secrète soviétique. Sur le front de Leningrad, leur mission est de faire sauter les ponts et les lignes de chemin de fer, derrière les lignes allemandes. Sur les 28 membres du commando, seul quatre survivent, dont le père de Vladimir Poutine, resté estropié. Alors que le père est encore à l’hôpital, la mère de Vladimir Poutine tombe très gravement malade. Dans l’ambiance de l’époque, on la jette, à moitié morte, sur un tas de cadavres. Le père, tout juste sorti de l’hôpital, parvient à la faire sortir de là, in extremis.

Vladimir Poutine a affirmé avoir eu envie de travailler pour le KGB en regardant des films, comme la série culte d’espionnage « 17 moments de printemps », célèbre à l’époque en URSS. Il a suivi la filière classique, celle qui exclut les états d’âme : formation du KGB (institut Andropov de Moscou), « neutralisation » des opposants politiques au sein de la 5e direction du KGB, puis mission à Dresde, en RDA. Une enquête de David Crawford et Marcus Bensmann raconte que ses activités consistaient, notamment, à extorquer des formules de poisons indétectables en faisant chanter les scientifiques allemands avec des documents pornographiques compromettants.

De retour à Leningrad, Poutine devient rapidement « l’éminence grise » d’Anatoli Sobtchak, son ancien professeur de droit, devenu maire de Leningrad. Il joue un rôle important dans les tractations secrètes, en 1991, lors du « Putsch de Moscou », le coup d’état raté contre Mikhaïl Gorbatchev. Boris Eltsine, président du Soviet Suprême, devient le nouvel homme fort. Il liquide l’Union soviétique en quelques mois, devient président de la Fédération de Russie, le 25 décembre 1991. À la faveur de la privatisation brutale de l’économie russe, de nombreux oligarques construisent des fortunes gigantesques en mettant la main sur les richesses naturelles du pays. Le peuple russe, lui, souffre. En 1992, les prix augmentent de 2600 %. Boris Eltsine est alcoolique. Les Américains s’occupent de sa réélection en 1996, comme le rapporte le journaliste Michael Kramer dans TIME magazine, pour éviter que les communistes ne reviennent au pouvoir et mettent un coup d’arrêt à la libéralisation programmée de l’économie russe.

Le « tsar Boris » est impliqué dans plusieurs scandales. Il veut l’immunité lorsqu’il quittera le Kremlin en 2000, à la fin de son mandat… Vladimir Poutine implique le procureur général Youri Skuratov, qui enquêtait sur les comptes d’Eltsine en Suisse, dans un scandale sexuel monté de toute pièce. Eltsine a trouvé l’homme qui lui fallait. En août 1999, Poutine est nommé Vice-Président de la Fédération de Russie. Le 31 décembre 1999, Eltsine démissionne, officiellement pour raisons de santé. Poutine signe aussitôt un décret présidentiel accordant l’immunité judiciaire à Boris Eltsine.

Quand il arrive au pouvoir, coopté par les oligarques pensant avoir trouvé en lui une marionnette, Poutine trouve un pays en ruines. Le libéralisme sauvage a été catastrophique pour le peuple russe ; l’armée et l’administration sont à l’agonie. Son objectif est de restaurer la grandeur de la Russie, redonner confiance à l’armée et à la population.
Il engage avec détermination les troupes russes dans la seconde guerre de Tchétchénie pour écraser la résistance, restée victorieuse en 1996. Le nouveau Tsar reprend en main l’administration, et renforce les « Siloviki », les organes de sécurité : armée, police, services de renseignements. Nombreux sont les hommes issus de ces milieux qui, d’ailleurs, remplacent les oligarques de l’ère Eltsine pour reprendre le contrôle de l’économie russe. Vladimir Poutine a sélectionné ces hommes parmi ses proches, les « Piterskiïé », ceux qui viennent de Saint Pétersbourg, sa ville natale. Il assure leur enrichissement en échange d’une fidélité politique absolue.
Dans le domaine économique, de nombreuses réformes ont été engagées, taux d’imposition sur le revenu plafonné, baisse du taux de TVA, baisse de l’impôt sur les sociétés à 24 %, dérégulation étatique, ouvertures à la concurrence, etc. Il faut surtout mentionner la relance des exportations énergétiques, reprises aux griffes des oligarques. C’est cette politique énergétique qui a permis la relance économique russe. Poutine en aurait fait l’objet d’une thèse, alors qu’il était encore étudiant. Aujourd’hui, la Russie est le premier exportateur de gaz au monde, le deuxième en matière de pétrole, premier fournisseur de l’Union européenne. Cela apporte de la croissance au pays, en engrangeant 1,7 % de croissance du PIB en 2017. Cette stratégie économique a enrichi les Russes et explique la popularité de son dirigeant, qui surfe aujourd’hui sur plus de 80 % d’opinion favorable. Même les sanctions économiques, destinées à abattre la Russie, permettent de développer une fabrication nationale, pour réduire les importations et développer l’autonomie du pays.

Le modèle sociétal qu’impose Poutine, ce sont les traditions, l’attachement aux valeurs familiales et religieuses. La révolution bolchevique de 1917 et le communisme ont saigné la population et la civilisation russes. Entre les guerres, les purges staliniennes, l’avortement et l’alcoolisme, des dizaines de millions de Russes sont morts ; et peut-être cinquante millions de Russes sont partis en exil, emportant avec eux le souvenir de la Russie d’autrefois. De nombreuses initiatives, comme les réceptions de descendants d’émigrés russes dans les ambassades, l’Assemblée de la Noblesse, qui réapparaît, tendent à jeter un pont par-dessus la période bolchevique pour retrouver la Russie éternelle. Vladimir Poutine considère l’Église orthodoxe comme un facteur de cohésion pour la Russie. Le président Poutine affiche volontiers son amitié avec le patriarche de Moscou, Cyrille 1er, et communique beaucoup sur sa foi orthodoxe.

L’obsession du nouveau tsar, ainsi que l’ensemble des responsables des Siloviki, a été de reconstruire une armée russe respectée. Le budget annuel de celle-ci est passé de 8 milliards de dollars (sous Eltsine) à, probablement, 70 aujourd’hui. Ce n’est rien face aux plus de 600 milliards de l’OTAN, mais judicieusement placés dans une stratégie de guerre hybride (lanceurs de fusées intercontinentales supérieurs à ceux de l’Otan, cyber-technologie et commandos post-modernes) cela pourrait surprendre.
L’intervention des forces de l’OTAN, en 1995 (opération Deliberate force) en Serbie, terre slave, avait été très mal vécue par Vladimir Poutine. Les Russes parlent de la Serbie, la Bulgarie, comme de « l’étranger proche ». La zone correspond en gros à l’ex-URSS avec, à l’Ouest, la Biélorussie et l’Ukraine, au Sud, le Caucase et, à l’Est, l’Asie centrale. Cet espace est considéré par Moscou comme son sanctuaire. Aussi, la volonté des Etats-Unis d’intégrer l’Ukraine et la Géorgie à l’OTAN, ou la présence accrue de la Chine en Asie centrale, sont-elles perçues comme des agressions. Face à l’encerclement systématique auquel procède Washington (Pologne, Ukraine, Géorgie, régions turcophones, Syrie), la Russie s’efforce de reprendre le contrôle de son pré carré. Le 20 décembre 2016 à Moscou, les ministres des affaires étrangères de la Russie, de l’Iran et de la Turquie ont réglé le problème syrien, en ignorant l’OTAN et l’armée russe est intervenue de manière décisive. Dans le même esprit, la Russie a pris le contrôle de deux enclaves en Géorgie, a absorbé la Crimée, et s’est maintenue dans la république moldave du Dniestr (Transnistrie) et dans l’est de l’Ukraine.

La Russie entretient une relation d’amour et de haine face à l’Occident. Si le général Léonid Ivachov déclare nettement que l’Occident ne sera jamais l’ami de la Russie, le théoricien politique russe Alexandre Guelievitch Douguine défend, lui, l’eurasisme. Selon lui, la Russie représente la seule force continentale, orthodoxe et musulmane, socialiste, capable de lutter contre la thalassocratie américaine, protestante et capitaliste. Les idées de Douguine ont de plus en plus d’influence sur les dirigeants russes. En 2014, Poutine a réuni à Moscou les quatre patriarches orthodoxes d’Alexandrie, d’Antioche, d’Istanbul et de Jérusalem. Ces personnalités l’ont acclamé comme le « Président chrétien  orthodoxe », indépendant de l’Occident.

La Russie s’est, par ailleurs, toujours intéressée à l’Orient et à la Méditerranée. En 1780, Catherine II de Russie avait déjà imaginé de recréer l’empire chrétien d’Orient, dont Constantinople aurait été la capitale. Nicolas II s’engagea dans la Première Guerre mondiale avec rien d’autre que cette idée en tête. La révolution de 1917 fit capoter l’entreprise. Le conflit de 1956 à propos du canal de Suez avait permis à l’URSS de se rapprocher de la Syrie et l’Egypte. C’est dans cette tradition que s’inscrit l’intervention russe, en 2011, pour sauver le régime de Bachar el Assad ; de même pour les bases irano-russes de Tartous et de Hmeimim ; idem pour les récents accords avec la Turquie d’Erdogan, au nez et à la barbe de l’OTAN, après la tentative de coup d’état de l’imam Fethullah Gülen, soutenu par la CIA. La diplomatie russe, s’allie sans difficulté avec les Musulmans. La Russie abrite vingt millions de musulmans russes qui lui ouvrent les portes de l’Organisation de la conférence islamique. De même, l’importante diaspora juive d’origine russe en Israël permet d’assouplir les relations entre Tel Aviv et Moscou.
En ce qui concerne l’Europe de l’Ouest, pour l’instant, l’heure n’est pas à la confrontation. Mais il n’est pas exclu, qu’à la faveur d’un retrait américain, les armées russes envahissent militairement l’Europe de l’Ouest, dégénérée et alignée sur Washington. Appuyée sur le partenaire chinois à l’Est, la Russie constituerait alors cette fameuse tellurocratie, cette « île continentale », qui fait rêver la Russie. C’est peut-être avec cela en tête que, dès 1996, le ministre Primakov avait fait entrer la Russie dans le groupe de Shanghaï, devenu l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS).

William Kergroach

http://williamkergroach.blogspot.com/

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