Puisque M. Manuel Valls ignore que l’histoire de l’Assemblée nationale fut aussi marquée par la présence dans l’hémicycle de prêtres et même d’évêques, attardons-nous au cas de Mgr Freppel.

Mgr Freppel (1827-1891) a été une des belles figures de l’Episcopat français. A la fois professeur de talent, écrivain distingué, remarquable orateur parlementaire, évêque d’une grande piété, il a été aussi une des gloires de la chaire française et un grand patriote.

Mgr Charles-Émile Freppel, fut évêque d’Angers et député du Finistère à l’Assemblée nationale. Il est aussi le fondateur de l’Université catholique de l’Ouest.

Comme on annonçait la convocation d’une assemblée constituante, Mgr Freppel écrivit à Mgr Roess cette lettre où l’on voit combien il cherchait à se dévouer pour l’Eglise et pour la France. La question de sa candidature à la députation est abordée.

«Angers, le 20 octobre 1870.
«Très cher et vénéré Seigneur,
«Je ne sais si ma lettre vous arrivera, mais comme j’en ai reçu une de M. Rapp relativement au Bon Pasteur ; il y a chance pour celle que je vous envoie. Vous pensez bien que j’étais près de vous pendant les tristes semaines que nous venons de passer. Comme vous avez dû souffrir ! Le général Ulrich, que j’ai vu à Tours, m’a raconté toute l’histoire du siège, votre noble conduite, votre indisposition, etc. J’espère qu’à l’heure présente, vous allez bien, et que nous nous reverrons bientôt. Pauvre Alsace ! mon cœur saigne quand je pense à ce malheur. Ici, nous sommes très calmes et en même temps tous très décidés à repousser l’ennemi s’il se présente.
«Mes braves Angevins sont admirables de patriotisme et j’ajoute aussi de dévouement envers leur évêque. Je n’ai que des consolations, et n’était cette malheureuse guerre, je serais au comble du bonheur dans ma belle terre d’Anjou. (…) Comme Dieu nous éprouve ! Pauvre France !
«Et dire que la question intérieure vient ajouter ses embarras à l’invasion étrangère ! Car il ne faut pas se le dissimuler, la proclamation de la République a réveillé toutes les mauvaises passions. Le midi de la France est livré à la démagogie; Lyon n’est pas dans un meilleur état. Dès que les Prussiens seront partis, nous aurons à lutter contre les matérialistes et les athées. On voudra dénoncer le Concordat, proclamer la séparation de l’Eglise et de l’Etat, supprimer le budget des cultes, dépouiller l’école de son caractère religieux, introduire l’enseignement gratuit et obligatoire, etc.

«Pour moi, je me prépare à la lutte, et je n’oublierai rien pour combattre les démagogues par la parole et par la plume.
«De l’Assemblée Constituante qui va se réunir dans quelques semaines, dépendra l’avenir de la France. Jamais notre pays ne s’est trouvé dans une situation plus critique. Et à ce propos, je viens vous demander votre avis au sujet d’une proposition qui m’a été faite. Lorsqu’il fut question, il y a quelques semaines, des élections pour la Constituante, plusieurs curés du Haut-Rhin m’écrivirent pour me demander si je consentirais à vouloir affronter les luttes de la tribune comme représentant de l’Alsace. Ne pouvant pas être élu dans l’Anjou, parce qu’aux termes de la loi, un évêque ne peut pas se porter comme candidat dans le diocèse, j’étais disposé à accepter, quand survint le décret prorogeant les élections.
«Aujourd’hui que l’on va revenir à la charge, je tiens vous demander votre avis.
«Plusieurs évêques m’ont écrit pour m’engager à me présenter pour la députation quelque part, afin de pouvoir défendre à la tribune les intérêts de l’Eglise, qui seront menacés à coup sûr. Malgré ma répugnance à me jeter dans ces luttes, je n’hésiterais pas à le faire si vous y voyez un devoir. Dans ce cas, j’accepterais la députation que l’on m’offre dans le Haut-Rhin, et, le cas échéant, je vous prierai d’appuyer mon élection de votre influence souveraine auprès de MM. les curés. Le nonce du Pape, qui est en ce moment à Tours, me presse vivement de ne pas refuser. Êtes-vous également de cet avis ? J’attends votre réponse, si toutefois-les correspondances ne sont pas interceptées, ce que je ne pense pas, puisque la lettre de Mgr Rapp m’est parvenue. (…)

«Adieu, très cher et vénéré Seigneur, et croyez, etc.
«†CH.-EMILE, évêque d’Angers».

Après une première tentative à Paris lors des élections législatives complémentaires du 2 juillet 1871 (sur la liste de l’Union parisienne de la presse), il fut élu député de Brest le 6 juin 1880. Il siégea à droite, dans le groupe monarchiste, et prit une part des plus actives aux débats parlementaires.

Il s’éleva notamment contre l’instruction laïque et étatique qu’il jugeait « inutile, inefficace, et tendant au socialisme d’État », et combattit le rétablissement du divorce. En 1884, les catholiques du diocèse d’Angers lui offrirent une crosse d’honneur, en témoignage de leur admiration pour le courage et l’éloquence avec lesquels il a constamment défendu les droits de l’Église.

Il fut réélu député du Finistère, le 14 octobre 1885, et il s’opposa notamment aux poursuites contre le général Boulanger.

Économiste, il fut un défenseur du catholicisme social et influença fortement la rédaction de l’Encyclique sociale Rerum Novarum par le Pape Léon XIII.

Un évêque député

L’élection de Mgr Freppel à la Chambre des députés eut lieu en 1880. Au mois d’avril 1880, on se souvient que Mgr Freppel avait obtenu plus de 84.000 voix à Paris même pour les élections de 1877 et on lui proposa de se mettre sur les rangs pour l’élection du Finistère.
Le rédacteur en chef du journal l’Océan lui écrivait de Brest le 25 avril 1880 :

«Monseigneur,
«M. Louis de Kerjégu, l’un de nos meilleurs députés, vient de mourir. Notre honorable ami représentait une excellente circonscription, de laquelle nous sommes sûrs. Nous avons pensé, Monseigneur, qu’il pouvait convenir à Votre Grandeur d’accepter la succession de notre regretté défunt.
«Votre nom mis en avant dans une de nos réunions a été acclamé ; cependant, il n’avait été question de Votre Grandeur que fort indirectement. Il avait été seulement dit que si l’éminent évêque d’Angers daignait accepter de représenter cette circonscription, où le triomphe du candidat catholique et royaliste était assuré, ce serait pour notre pays un grand honneur ; et chacun a fait observer que clergé et laïques travailleraient avec enthousiasme au succès de votre candidature.

«Le parti révolutionnaire a vainement tenté jusqu’ici de démolir cette forteresse de la réaction. Ses candidats les plus populaires et les mieux choisis sont toujours sortis battus de la lutte électorale, avec un écart de 5.000 à 6.000 voix. Je ne suis pas téméraire en vous prédisant, Monseigneur, une victoire certaine.
«Après l’accueil fait à votre nom, je viens demander à Votre Grandeur d’accepter l’offre que je lui propose officieusement, et qu’il me sera facile de rendre officielle dès que Votre Grandeur aura bien voulu m’honorer d’une réponse. En ce moment de crise, la France catholique serait heureuse, j’en ai l’intime confiance, de se voir représentée au Parlement par un évêque qui ferait revivre la mémoire de Mgr Dupanloup, sans aucun mélange d’alliage libéral.
«Dans l’attente d’une réponse favorable, j’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect, Monseigneur, de Votre Grandeur le très humble et très dévoué serviteur,
«H. CHAVANON».

De son côté, M. Eugène Veuillot lui écrivait aussi, de crainte d’un refus de sa part :

«Paris, le 22 avril 1880.
«Le rédacteur en chef de l’Océan de Brest m’écrit, en son nom et au nom du comité catholique et royaliste, qu’il a été décidé qu’on vous offrirait la candidature pour la troisième circonscription vacante par la mort de M. Kerjégu ; il craint que vous n’acceptiez pas. N’est-ce pas, Monseigneur, que cette crainte n’est pas fondée ? Ce poste de combat est digne de Votre Grandeur, et je ne puis douter que les catholiques n’aient la joie de vous y voir.
«Les délégués de la circonscription seront près de vous, ce soir ou demain ; j’ose vous prier de nous faire informer sans retard de votre décision, c’est-à-dire de votre acceptation.
«Je suis, Monseigneur, avec le plus profond respect et le plus entier dévouement, votre très humble serviteur,

«EUGÈNE VEUILLOT.»

 

Devant ces instances, Mgr Freppel accepta.
Voici d’ailleurs, en partie, la belle lettre-circulaire qu’il adressait à ses électeurs :

«En portant votre choix sur l’évêque d’Angers, vous avez voulu resserrer les liens qui, depuis tant de siècles, ont uni la Bretagne et l’Anjou dans une étroite communauté de vues et de sentiments. Laissez-moi ajouter que ma qualité d’enfant de l’Alsace n’a pas dû rester étrangère à une préférence que nul autre motif n’aurait pu me faire apprécier davantage.
Oui, il m’est doux de penser qu’en songeant à moi pour plaider sa cause dans les conseils de la nation, la Bretagne a voulu envoyer à l’Alsace un témoignage de ses regrets et de sa douloureuse sympathie. Mes compatriotes, dont le deuil est demeuré le mien, ressentiront vivement cette marque d’attention, si digne d’un peuple qui, plus que tout autre, a su garder intact le culte des souvenirs
«Les grandes traditions de dévouement et de sollicitude qui nous ont été léguées par nos prédécesseurs, nous ne
pouvons ni ne voulons les abandonner. Car la prospérité matérielle du pays nous tient au cœur en même temps que le progrès des lumières et des bonnes mœurs, et notre maxime en toutes choses est celle-ci : Séparation et hostilité nulle part ; union et harmonie partout…
«C’est pour moi un vif regret, messieurs, de ne pouvoir en ce moment me rendre au milieu de vous et vous remercier de la confiance dont vous voulez bien m’honorer. Mais cette absence même, en ôtant tout prétexte à la contradiction, prouvera que vos suffrages, entièrement libres de toute pression, ne vous auront été inspirés que par votre raison et votre conscience. Ni de loin ni de près une part active à des luttes électorales ne saurait convenir à mon caractère. Il faut qu’au milieu des tristesses du moment, l’élection de la troisième circonscription de Brest continue à présenter jusqu’au bout le beau spectacle qu’elle n’a cessé d’offrir depuis la première heure : celui d’une population chrétienne affirmant, par un acte solennel de la vie civile, son dévouement aux véritables intérêts de la religion et de la patrie !»

M. Eugène Veuillot a su fort bien définir l’origine et le caractère de l’élection de Mgr Freppel :

«La France était envahie, dit-il. Dans l’évêque on vit le fils de l’Alsace, le patriote. Quel feu, quel dévouement il montra pour la défense nationale ! Des élections complémentaires eurent lieu à Paris au lendemain de la Commune. Un comité de la presse conservatrice se forma et l’Univers en fut. Son représentant proposa et, non sans peine, fit accepter la candidature de l’évêque d’Angers, au double titre d’évêque et d’Alsacien. Notre cher candidat eut environ 70.000 voix ; il aurait été élu, si le groupe libéral du parti de l’ordre avait fait son devoir. Mais de ce côté on lui gardait rancune de ses travaux du concile ; et puis où ne voulait pas dans l’Assemblée d’autre évêque que Mgr Dupanloup. Du reste, cette tentative donna plus tard des fruits. C’est en souvenir de la candidature parisienne que le Finistère ouvrit à Mgr Freppel la carrière politique. Nous pouvons l’affirmer.
«Cette carrière, il y était appelé par la nature même de son talent, la trempe de son caractère et les nécessités de notre temps. Il fallait qu’un évêque portât la vérité dans ces Chambres révolutionnaires, antichrétiennes, et parlât de cette tribune au pays. Quel autre eût pu le faire mieux que l’Evêque d’Angers ? Peu importe qu’il ait pour le moment lutté en vain, s’il a dit ce qu’il fallait dire et jeté des semences qui produiront des fruits ! Mgr Freppel a eu là un grand rôle et rendu de grands services. Sa vie s’y est consumée ; mais donner sa vie pour la défense de l’Eglise, n’était-ce pas son vœu, sa passion et, comme il le disait lui-même, son devoir ? II n’a certainement pas regretté, sur son lit de mort, de s’être épuisé à prononcer ce dernier discours qu’une majorité imbécile et odieuse a presque refusé d’écouter» (Univers, 24 décembre 1880).

Un journaliste a ainsi rendu compte des débuts parlementaires de Mgr Freppel :

«Le moment était difficile pour un évêque qui avait une réputation d’ultramontanisme. Ses administrés d’Angers le représentaient comme un autoritaire ; même parmi les conservateurs libéraux où l’on connaissait son antipathie pour M. de Falloux : les craintes, les préventions étaient grandes. Ne deviendrait-il pas un embarras dans un moment où se préparaient les persécutions contre le clergé ? Etait-ce le cas de prendre une attitude belliqueuse, provocante ? Des membres de la minorité se prenaient à regretter cette recrue.
«Enfin Mgr Freppel fit son entrée. Bien curieux fut ce début dont on retrouverait les péripéties dans les comptes rendus du temps. La droite fut en partie réservée, mais tous les députés de la minorité manifestèrent pour le prélat, toutefois, la déférence due à sa situation épiscopale. A gauche, c’étaient des ricanements mal dissimulés, une curiosité peu bienveillante.
Voilà l’ennemi ! semblait-on dire, clignant de l’œil à Gambetta, qui occupait le fauteuil et surveillait les mouvements du titulaire du siège de Brest.
«Comment le président de la Chambre, quand le successeur du vieux M. de Kerjégu allait monter à la tribune, le qualifierait-il ? Oserait-il lui donner du «Monseigneur ?» Grosse question qui avait agité les couloirs, amené une énorme affluence dans les tribunes. Anxieuse aussi, la droite attendait. Gambetta, qui avait son plan arrêté, voulant sans doute trancher la situation conformément au vœu de ses amis, affecta de dire : «MONSIEUR FREPPEL, VOUS AVEZ LA PAROLE !
«La minorité murmura, quelques gauchers applaudirent, mais ce premier incident fut bientôt clos. Seulement, l’évêque d’Angers n’en fut point quitte pour cette première épreuve. Le ton de prédicateur qu’il avait à son entrée au Parlement, sa méthode d’éloquence sacrée, tout cela lui valut pendant quelque temps des quolibets, des outrages qui lui arrivaient jusqu’à la tribune.
 «J’entends bien tout, disait-il en souriant, mais cela m’est égal et d’ailleurs me donne plus de courage».
Son premier discours politique traitait de l’expulsion des Jésuites.
Le président de la Chambre avait espéré l’intimider, en le vexant, quand il lui avait dit, aux applaudissements des députés radicaux :
– La parole est à monsieur le député Freppel.
– M. le président, répliqua aussitôt Mgr Freppel, vient de me gratifier d’un titre qui m’honore et dont je me glorifie.
Pendant le discours du nouvel orateur, les députés de la gauche ne cessèrent de faire du tapage, de crier, de cogner leurs pupitres, de lancer des interruptions déplacées.
Sans se laisser démonter, Mgr Freppel essayait de dominer le tumulte de sa forte voix.
– Messieurs, dit-il tout à coup, je suis Alsacien et, comme député, je représente ici des Bretons ; c’est assez vous dire que, pour lasser ma patience, vous aurez à vaincre deux ténacités au lieu d’une. C’est peut-être beaucoup.
Les adversaires se turent.
– Je répète ma phrase, reprit l’évêque, dût-elle encore vous faire sourire.
La grossièreté du président de la Chambre ne devait d’ailleurs pas être perdue, et l’évêque prit sa revanche de cette impolitesse à quelque temps de là.
Ayant à parler de feu le cardinal Mathieu, archevêque de Besançon, il l’appela : «Monsieur le cardinal Mathieu».
Immédiatement, tous les députés de la gauche poussèrent de sourds grognements, et, se tournant vers lui, lui crièrent : – Mais appelez-le donc au moins monseigneur.
Mgr Freppel souriant, les laissa dire, et reprenant sa phrase sans se troubler, il continua à appeler monsieur le cardinal Mathieu.
Nouvelles interruptions des députés radicaux.
Alors l’évêque, toujours souriant, se tournant vers les interrupteurs, leur dit :
«Messieurs, vous mettez une telle persistance à m’interpeller à propos du qualificatif monsieur que j’ai substitué à celui de monseigneur, à l’égard du cardinal Mathieu, que je me vois dans la pénible nécessité de vous donner, bien malgré moi, une petite leçon d’étiquette et d’histoire.
«En France, au temps du beau langage, au dix-septième siècle, on disait, en parlant d’un cardinal, monsieur le cardinal, comme on disait Monsieur, en parlant du frère du roi. La raison en était que, dans notre pays, les princes de l’Eglise étaient assimilés aux princes du sang, tandis que, lorsqu’il s’agissait d’un simple évêque, comme moi, ajouta Mgr Freppel avec un doux sourire et en ramenant sa main droite sur sa poitrine, on disait monseigneur».
Alors, on vit les députés, riant, applaudir de toutes parts Mgr Freppel.
Mgr Freppel savait qu’il luttait pour la bonne cause, aussi c’est avec une grande assurance que, dès la première année de son entrée à la Chambre des députés, il rendait ainsi compte à ses électeurs de son mandat :

« – Il y a un an, vous m’avez fait l’honneur de me choisir pour vous représenter à la Chambre des députés. Devant les graves intérêts qui se trouvaient en jeu, il vous avait paru que la présence d’un évêque au Parlement pouvait être utile à la défense de vos droits et de vos libertés. Suivant vos prévisions et les miennes, je n’ai eu que trop souvent l’occasion d’intervenir dans les débats de l’Assemblée.
«Il énumérait ensuite les interventions nombreuses où il avait parlé.
« – Mon premier acte, dès mon entrée à la Chambre, a été de protester en votre nom et au mien contre l’exécution des décrets du 29 mars 1880, qui me semblaient violer, dans la personne de plusieurs milliers de citoyens français, la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté d’association, la liberté d’enseignement, le droit de propriété et de domicile, en un mot, tous les droits et toutes les libertés que les pays civilisés se font gloire de compter parmi leurs biens les plus précieux» (Œuvres polémiques, 3e série, page 391).
Comme l’a dit M. Fournel, il finit par prendre une grande place dans le Parlement.
Malgré les passions anti-religieuses de la Chambre et le caractère militant, belliqueux même de son éloquence, il avait fini par y prendre une place considérable.
Cela tenait sans doute à la valeur de sa parole, et de son argumentation, mais à d’autres causes aussi : à sa décision imperturbable, car les interruptions les plus violentes et les plus grossières ne le désarçonnaient pas, et il avait des ripostes qui mettaient parfois les rieurs de son côté ; peut-être aussi à une indépendance qui lui fit rompre plus d’une fois en visière à ses collègues de droite, par exemple sur la question du Tonkin, – et même à la belle humeur et à l’esprit de saillie qu’il déployait dans les couloirs, où il se montrait plus aimable qu’à la tribune.
On ferait d’ailleurs un volume rien qu’en citant les discours, les interruptions, les répliques souvent mordantes, les apostrophes indignées, les réfutations qu’il prononça à la tribune de la Chambre des députés où il lutta tant qu’il put pour la défense du droit, de la religion.
Citons quelques-uns des traits les plus remarquables qui sont à son honneur.
Un jour, défendant l’inamovibilité de la magistrature, il lança cette phrase d’allure un peu trop ecclésiastique :
«J’avais le dessein de montrer que M. le garde des sceaux, en tenant pendant une année entière suspendu sur la tête de tous les membres de l’ordre judiciaire le glaive de l’ange exterminateur…»
A ces figures d’une solennité quelque peu incohérente, des protestations éclatèrent.
S’apercevant de sa légère méprise :
«Messieurs, reprit-il avec un fin sourire, je ne croyais pas manquer de déférence envers l’honorable M. Cazot en le comparant à un ange…»
La diversion était heureuse.
Une autre fois, il attaquait certains actes de la Chambre précédente.
«Mais vous en faisiez partie, lui objecta la gauche. – Assurément, répondit-il, à peu près comme Daniel faisait partie de la fosse aux lions. Il est vrai que nos lions avaient les ongles et les dents peu redoutables…»
Dans un banquet à Quimper, M. Goblet, ministre des cultes, avait eu la malencontreuse idée de porter un toast à la future députation républicaine du Finistère ; cette jovialité lui attira la réflexion suivante :
«Je vous avoue que, de la part d’un ministre, le procédé m’a paru un peu vif. En buvant ainsi officiellement à ma mort, à ma mort législative et à celle de mes honorables collègues, vous m’avez donné le droit de dire que ce coup-là était un coup de trop».
À quelqu’un qui le harcelait de sottes interruptions :
«Si votre huile d’olive ne vaut pas mieux que votre interruption…»
A un autre qui ajoutait l’impertinence rageuse à la nullité :
«Si vous êtes aussi vif dans votre ménage que dans vos interruptions, mon cher collègue…»
Quand l’importunité dépassait les bornes et que la patience était à bout, la correction pouvait devenir cruelle.
M. Germain Casse s’étant un jour obstiné dans ses propos incongrus et déclarant qu’il n’avait pas de leçons à recevoir : «Et cependant, lui réplique enfin Mgr Freppel, permettez-moi de vous dire que malgré tout, on a toujours besoin d’apprendre quelque chose… car ayant été exclu autrefois de toutes les facultés de droit de l’Université de France, vous devez avoir nécessairement des lacunes dans vos connaissances juridiques».
Le pauvre nègre se débattit en vain sous ce coup de massue, sous l’éclat de rire universel qui le suivit.
À la séance du 22 juin 1882, M. le comte de DouvilIe-Maillefeu ayant osé crier à Mgr Freppel :
– Bossuet ? C’est un hérétique !
– Un hérétique ? répliqua l’évêque, ni moi, ni personne, monsieur, n’avons jamais dit que Bossuet ait été un hérétique !
Lorsque j’avais l’honneur de professer à la Sorbonne, j’ai fait pendant deux ans mon cours sur Bossuet, et tous mes auditeurs, parmi lesquels il s’en trouvait qui siègent aujourd’hui dans cette enceinte, savent quelle admiration j’ai toujours professée et je professe encore pour ce grand homme» (Séance du 17 juillet 1884).
Et cette autre apostrophe véhémente contre cette loi juive du divorce; avec quelle énergie il s’est écrié :
«Le divorce est une diminution, un amoindrissement des forces morales, politiques et sociales du pays : vous n’avez pas le droit d’y introduire une pareille cause de dissolution. Le divorce est une atteinte au droit naturel, une attaque directe et formelle contre les croyances et les institutions de la très grande majorité des Français : vous n’avez pas le droit de sacrifier la très grande majorité de vos concitoyens à une faible minorité !
«Depuis quelques années vous avez touché à bien des droits, à bien des intérêts. Eh bien, messieurs, respectez au moins ce qui est demeuré intact au milieu de nos ruines et de nos bouleversements. Ne touchez pas à la famille française, car c’est, avec la religion, la dernière force qui nous reste !»
C’était bien là le cri d’une âme chrétienne 

«Et j’espère, ajouta-t-il en terminant, j’espère que les mœurs, plus fortes que les lois, réagiront contre ce mouvement sémitique, et qu’il ne se trouvera pas en France, comme dans l’ancienne Rome, un Spurius Corvilius Ruga pour ouvrir la marche dans une voie qui conduirait à la dissolution de la famille et à la décadence du pays».
Et, comme les députés de la gauche réclamaient, l’évêque leur dit fièrement :
– Par la loi que vous allez voter, vous prononcerez le divorce entre la troisième République et l’Église catholique. Eh bien ! votez cette loi. Allez, si vous le voulez, du côté d’Israël, allez vers les Juifs ! Nous restons, nous, du côté de l’Église et de la France !

N’oublions pas non plus le beau discours qu’il prononça à la Chambre contre l’enrôlement des séminaristes. A la bote et stupide phrase : Sac au dos les curés ! il montra judicieusement les inconvénients multiples qu’on allait créer pour satisfaire la passion haineuse de quelques sectaires francs-maçons et athées.
«Je vous demande, messieurs, s’écria-t-il, si dans de pareilles conditions, si en présence d’un excédent annuel que je ne veux pas exagérer, mais qui sera tout au moins de douze à treize mille hommes, excédent dont, je le répète, vous n’avez pas besoin et dont vous ne savez que faire, je vous demande si, dans un pareil état de choses, il est raisonnable d’incorporer nos séminaristes à l’armée, quand il est prouvé par les réclamations unanimes de l’épiscopat, assurément on ne peut plus compétent en fait de vocations ecclésiastiques, que cette incorporation opposerait au recrutement du clergé
un obstacle presque insurmontable.
«Si donc, malgré toutes nos instances réitérée, vous persévérez dans une résolution qui ne vous parait pas plus fondée qu’à nous-mêmes, puisque en cas de mobilisation vous rangez les ecclésiastiques en fonctions parmi les non disponibles; si, en dépit de cette contradiction manifeste, vous persistez à incorporer les séminaristes dans l’armée, sous prétexte d’égalité, bien que les inégalités abondent dans votre projet, comme vous l’a prouvé parfaitement M. Mézières ; si,
ni le Concordat, ni les droits des catholiques, ni les exigences d’un grand service public ne parviennent à vous arrêter dans votre dessein, il sera clairement démontré pour tout le monde que ce qui vous guide, ce qui vous inspire, ce n’est pas l’intérêt militaire, mais l’hostilité contre la religion ; il sera clairement démontré que vous préparez la cessation du
culte catholique, pour un temps plus ou moins rapproché, dans les trente-sept mille communes de France (c’est le but d’ailleurs fort bien avoué par la Franc-Maçonnerie). Il sera clairement démontré pour tous que ce que vous faites en ce moment, c’est moins une loi militaire qu’une loi contre le clergé. Le pays vous jugera»

Monseigneur était aussi parfois bien amusant. Le 25 octobre 1886, parlant contre la laïcisation du personnel de renseignement primaire, il s’écriait :
– Vous me rappelez absolument ce Trappiste de Bellefontaine dans mon diocèse, qui disait lors de l’expulsion en 1880 : «Mais qu’est-ce que nous avons fait à ce malheureux Louis-Philippe pour qu’il nous expulse de notre monastère ?» Le saint homme se croyait encore sous le règne de Louis-Philippe.
Un autre jour, Mgr Freppel s’écriait : – Le Sénat, sur la proposition de M. Isaac – un nom prédestiné, semble-t-il, aux grandes immolations…
Ou bien il suppliait les «vénérables questeurs de mettre à profit la maturité de l’âge pour songer à terminer leurs études».
Une fois qu’il parlait sur la politique coloniale, s’adressant à M. Georges Périn, l’évêque d’Angers disait  :
– Je fais une exception pour vous, monsieur Périn, car personne n’ignore que, parce que vous avez eu la bonne fortune de faire le tour du monde, vous entendez que désormais chacun reste chez soi.
Il devenait bien plus agréable encore quand il poursuivait de son ironie amusante ceux qui avaient exécuté les décrets d’expulsion contre les religieux.
– En voyant tout à l’heure l’honorable M. Goblet à la tribune, il me semblait voir dans sa personne Scipion l’Africain montant au Capitule et s’écriant pour toute réponse : «Joignez-vous à moi pour rendre grâce à Dieu de ce que j’ai sauvé la patrie».
Des rires bruyants interrompirent l’orateur qui reprit : «Eh bien ? oui, vous avez sauvé la patrie, je n’en disconviens pas. Pour vivre et pour grandir, le ministre avait besoin du baptême de la gloire… Désormais tous ses vœux sont accomplis… vous aurez eu vous aussi votre grande journée, la journée de Solesmes».
Au milieu des rires inextinguibles, Mgr Freppel acheva :
– Vous avez remporté sur quarante moines une victoire insigne et cette victoire vous pouvez l’inscrire désormais dans vos annales avec une légitime fierté à côté du siège de Frigolet…
La droite applaudissait à tout rompre. L’orateur, en descendant de la tribune, s’écria :
– Ce seront les fastes de la troisième République ; personne ne songera jamais à vous les envier.
Cette même abbaye de Solesmes lui fournit à quelque temps de là l’occasion d’un récit charmant qui fit beaucoup rire à la Chambre.
Il s’agissait d’une lettre adressée au Révérendissime Abbé par le sous-préfet de La Flèche, demandant d’être relevé de l’excommunication que ce fonctionnaire apprenait trop tard avoir encourue, pour son expédition contre l’abbaye bénédictine.
– La réponse, dit l’évêque d’Angers, fut telle qu’on pouvait l’attendre d’un prélat aussi charitable que dom Couturier,
Abbé de Solesmes ; il se rappelait cette maxime : «A tout pécheur miséricorde» (Ah l Ah !) et d’ailleurs il ne voulait pas, il ne pouvait pas faire obstacle au bonheur de M. le sous-préfet de La Flèche qui allait se marier…
…Et le retrait de l’excommunication devait figurer, paraît-il, dans la corbeille de noces. (Hilarité générale.)
– Je ne dis rien là, messieurs, continue le narrateur en souriant, qui ne soit absolument honorable pour les deux parties contractantes. Puis il ajouta :

– Quoi qu’il en soit, à partir de ce moment, l’abbaye de Solesmes se trouva enveloppée, elle aussi, dans la lune de miel. (Nouvelle hilarité générale.)

Le récit de la troisième expulsion des Bénédictins qui suivit cet épisode est vraiment trop joli pour que nous résistions au plaisir d’en citer quelques traits.
«Vendredi dernier, 1er juin 1883, une colonne expéditionnaire se formait dans le département de la Sarthe et sur les confins de l’Anjou. Elle se composait d’un commissaire de police, de quinze gendarmes et de six serruriers placés sous la conduite de M. le secrétaire général de la préfecture du Mans et de M. le sous-préfet de La Flèche. Un courrier du chemin de fer suivait le défilé officiel (Rires) chargé de clefs, de ferrures et d’autres ustensiles de toutes sortes devant servir
à l’apposition de cent soixante scellés en cire, doublés d’autant de scellés en fer. De plus, en prévision d’une résistance qui aurait pu faire traîner le siège en longueur, un cuisinier avait été attaché à l’expédition. (Rires, Trompette ! Trom-pette ! Trompette, était le nom du cuisinier de Gambetta). Et si je mentionne ce détail, c’est uniquement pour vous montrer que rien n’avait été épargné de tout ce qui pouvait assurer le plein succès des opérations. (Hilarité générale).
«C’était pour la troisième fois qu’on procédait à l’expulsion des Bénédictins de Solesmes. Cette fois, ils étaient rentrés sous la protection du fiancé de La Flèche, et ils pouvaient se croire autorisés à jouir en paix des bénéfices de la levée de l’excommunication, que leur valait cette lune de miel, quand, tout à coup, le vendredi 1er juin…
Arrive la lune rousse, dit M. Sigismond Lacroix.
«…comme d’un coup de tonnerre dans un ciel serein, arrive la colonne expéditionnaire dont je décrivais la composition au commencement de ce discours : quinze gendarmes, six serruriers et M. le sous-préfet de La Flèche qui venait aussi marquer sa place parmi les récidivistes». (Rires.)

Mais, si l’on veut voir le profond politique dans Mgr Freppel, il faut lire le discours qu’il prononça dans la séance du 7 mars 1882, contre la proposition de M. Charles Boysset tendant à abroger le Concordat.

«Le Concordat, s’écriait-il avec feu, est une convention, et je puis ajouter une convention solennelle entre toutes ; par conséquent, il est impossible de l’abroger comme l’on ferait d’une simple loi.
«Dira-t-on que le Concordat est en même temps une loi ? Oui, sans doute, comme tous les traités sont des lois :
comme le traité de Berlin est une loi, comme le traité de Francfort est une loi, comme le traité du Bardo est une loi, pour ne parler que des plus récents. Est-ce que cela vous autorise à les abroger ? Est-ce que cela vous permet de vous servir à leur égard du mot abrogation ? Inutile de vous dire la réponse que l’on vous ferait.
«Eh bien, messieurs, est-ce que la question change de nature parce que vous êtes en face d’une puissance moralement forte, mais matériellement faible ? Est-ce que les principes ne sont plus les mêmes, parce que derrière un traité il n’y a pas 500.000 hommes pour le soutenir ?»

L’orateur démontre ensuite, avec cette clarté et ce sens juridique dont il avait le secret, que cette abrogation est contraire au droit international, au droit des gens ; qu’elle s’appuie sur une doctrine à laquelle une Chambre française ne peut s’associer ni directement ni indirectement, pas même par une prise en considération, sans porter un grave préjudice aux intérêts de l’État ; qu’elle est inconstitutionnelle puisque une pareille initiative appartient exclusivement au pouvoir exécutif et que l’assemblée peut tout au plus inviter le président de la République à négocier avec le Pape pour la dénonciation du Concordat ; enfin, qu’elle aurait les plus graves conséquences pour la paix des consciences et la tranquillité publique en alarmant les possesseurs de biens ecclésiastiques. Et comme la majorité, se sentant incapable de répondre à ces raisonnements, cherchait à couvrir la voix de Mgr Freppel par ses conversations et ses rires, il la réduit au silence par cette superbe et patriotique péroraison :
«II y a douze ans, ce pays, qui nous est si cher à tous, subissait la plus cruelle humiliation qu’il ait peut-être connue dans le cours de sa longue histoire. Après de tels désastres, qui avaient trouvé l’Europe sinon hostile, du moins indifférente, qu’est-ce qui s’imposait de soi à la nation réduite et amoindrie ? Se replier sur elle-même et, dans l’isolement où les événements l’avaient laissée, raviver toutes les forces qu’elle trouvait dans son sein, refaire son capital intellectuel et moral, à côté de ses ressources matérielles, les plus grandes que la Providence ait départies à un peuple, et, sous n’importe quelle forme de gouvernement, monarchique ou républicaine, travailler à rétablir l’union parmi les enfants d’une même patrie.
«Voilà ce qu’avait fait la Prusse au lendemain de la bataille d’Iéna ! Voilà ce qu’ont fait, à l’exception de la Pologne, toutes les nations éprouvées par des revers semblables aux nôtres. Eh bien, messieurs, au lieu de cela qu’avons-nous vu et que voyons-nous encore autour de nous ? Des querelles religieuses venant se greffer sur nos dissensions civiles, la guerre déclarée ouvertement à l’une des puissances historiques et traditionnelles du pays, et après une série d’entreprises que je ne veux pas rappeler, pour combler la mesure, une tentative suprême pour déchirer le pacte fondamental
qui, depuis quatre-vingts ans, a su maintenir dans ce pays l’union religieuse et la paix des consciences.
«Messieurs, je vous l’avoue, j’avais compris d’une autre manière le relèvement de la France, et cela je le répète, sous n’importe quelle forme de gouvernement, sous la République comme sous la Monarchie ; j’avais compris autrement la mise à profit de toutes nos forces religieuses, morales, intellectuelles, pour refaire la fortune nationale.
«Voilà pourquoi je supplie la Chambre, au nom de la patrie humiliée et meurtrie, de ne pas s’engager dans une pareille voie, de s’arrêter dès le premier pas, de ne point prendre en considération la proposition dont il s’agit. On nous parle d’une ligue prétendue nationale pour la séparation de l’Église et de l’État. Est-ce que vous ne voyez pas que demain, si votre projet aboutit, vous allez provoquer la formation d’une autre ligue, d’une ligue parallèle, de la ligue catholique pour le maintien du Concordat ? Est-ce que vous ne craignez pas, par de telles entreprises, de séparer la France en deux camps absolument hostiles l’un à l’autre ?
«En face de l’étranger qui vous observe et qui vous épie, est-ce que vous ne craignez pas de mettre en péril l’unité morale de la patrie ? Eh bien, croyez-moi, ne formons de ligue d’aucune sorte, ni de ligue prétendue nationale pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ni de ligue catholique pour le maintien du Concordat. S’il y a une ligue à former, c’est la ligue de tous les Français unis ensemble pour travailler dû concert au relèvement de la patrie !»

Nous trouvons un exemple de son ironie dans le discours qu’il prononça à la séance de la Chambre des députes du 1er juin 1886, où il montra au point de vue du résultat du vote quelle était souvent l’inutilité des discussions dans le Parlement :
«Sans vouloir m’ériger en prophète, je pourrais la décrire cette discussion, dès maintenant, dans ses moindres détails. D’abord, en ce qui me concerne, je viendrais tout naturellement refaire le long, le très long discours du 11 novembre 1889, sur le Concordat et sur le budget des cultes.
«De son côté, M. Madier de Montjau fera de nouveau gronder sur nos têtes le tonnerre de son éloquence. {On rit.)
«Puis ce sera le tour de M. Clemenceau, qui viendra derechef aiguiser contre nous ses plus fines et ses plus mordantes épigrammes. (Nouvelle hilarité.)
«Ensuite, l’honorable M. Goblet déploiera toute sa souplesse d’un esprit fertile en ressources.
«Enfin M. de Mun viendra enrichir la tribune française d’un nouveau chef-d’œuvre.
«Et après ? Après, vous ne serez pas plus avancés qu’auparavant, vous n’aurez pas fait faire un pas de plus à la question dans le Parlement».

Rappelons-nous cette anecdote si amusante. On discutait sur la suppression des facultés de théologie catholique et l’adversaire le plus acharné de Mgr Freppel était Jules Roche. Se tournant tout-à-coup vers lui, Mgr Freppel dit :

– Est-ce que l’honorable M. Jules Roche ne dut pas une partie de son érudition ecclésiastique à l’assiduité avec laquelle il suivait les cours de son oncle, l’un des professeurs les plus distingués de la Sorbonne ?» (L’abbé Roche, qui est mort évêque de Gap).

Rappelons-nous encore cette magnifique séance du 19 juillet 1881, où il s’interposait contre la désaffectation de l’église Sainte-Geneviève qu’on voulait enlever au culte.
Ayant invoqué le témoignage de Grégoire de Tours qu’il appela «le père de notre histoire nationale», il se vit interrompu par des députés qui poussaient des «oh ! oh !»
– Alors, fit l’orateur en se tournant vers les bancs d’où partaient ces ineptes réclamations, alors vous ne connaissez pas même Grégoire de Tours ?… Ils ne savent rien !
Et comme les ignorants hurlaient de rage :
– Oh ! du reste, ajouta l’évêque d’Angers, vous ne m’intimiderez pas.
Ce jour-là, on lui objectait que Sainte-Geneviève, rendue au culte, se refusait à abriter les cendres des grands hommes de la France.
Mgr Freppel bondit sous l’outrage : «Qu’il vienne donc à mourir quelque grand homme, s’il y en a…»
La restriction amena une explosion de murmures. L’orateur se borna à sourire et dit finement :
– Vous êtes trop modestes, messieurs ! Puis, comme le silence s’était rétabli il dit :
«Qu’il vienne à mourir quelque grand homme estimé tel au jugement de ses contemporains, à l’instant même, les caveaux de l’église Sainte-Geneviève pourront s’ouvrir devant sa dépouille mortelle…
«A ce sujet, permettez-moi de vous dire ce qui s’est passé dans les trente dernières années.
«Pendant le temps où j’ai eu l’honneur, – je suis bien obligé de me mettre ici personnellement en cause, – d’être chapelain ou doyen de Sainte-Geneviève, la France a eu à regretter la mort de quelques personnages qui avaient rendu de grands services à leur pays».
À ces mots un membre à gauche crut devoir s’écrier :
– Il y en a donc !
«Il y en avait, répliqua Mgr Freppel, et il continua sans plus s’émouvoir : «Nous n’avons pas hésité à manifester le désir de voir leurs dépouilles mortelles transportées dans les caveaux de l’église Sainte-Geneviève».
– Je le crois bien, interrompit Benjamin Raspail, cela vous rapportait de l’argent.
Mgr Freppel regarda de haut le pauvre interrupteur, qui cherchait à rapetisser ainsi le débat, et laissa tomber sur lui cette simple réplique méprisante : «Votre interruption, monsieur, est inconvenante !» Puis, il acheva le récit de ses souvenirs personnels : «Et bien ! messieurs, nous avons toujours échoué, devant quoi ? devant le refus des familles. Ce n’est pas notre faute si les grands hommes ne sont pas plus nombreux ou si, étant nombreux, ils préfèrent être enterrés à côté des membres de leur famille. (Très bien ! à droite.) Mais, de la part du clergé catholique, il n’y a jamais eu d’opposition à la sépulture de grands hommes dans les caveaux de Sainte-Geneviève.

C’est en terminant cette belle harangue que l’éloquent évêque s’écria : «Messieurs, vous ne voudrez pas qu’il soit dit qu’à quatorze siècles de distance, sous d’autres noms et sous d’autres formes, Attila et les Huns ont pris leur revanche contre Sainte-Geneviève».

Nous trouvons encore un exemple de sa reconnaissance et de son courage dans la séance du 15 février 1883 où, lors de la discussion du projet de loi qui demandait l’expulsion des membres des familles qui ont régné en France, il s’écriait avec fierté et indignation :
«J’ai une qualité personnelle, pour protester contre les mesures qu’on propose à la Chambre d’adopter. Je ne saurais en effet oublier un seul instant que c’est au souverain dont on vous demande de frapper la famille que je dois, moi qui vous parle, l’honneur d’être Français… C’est donc en ma qualité d’Alsacien, c’est au nom de l’Alsace-Lorraine, c’est comme interprète de nos frères absents de la grande famille française que je viens, du haut de cette tribune, protester contre la proscription des descendants et des membres de la famille de Louis XIV…»
Se tournant vers la gauche, d’un air fier, Mgr Freppel lui posa cette question :
«Cette Alsace, cette Lorraine, dont nous pleurons la perte, et qui avant nos désastres de 1870, faisaient notre légitime orgueil, à qui les deviez-vous ? Qui les avait réunies au territoire national à force d’habileté et de persévérance ? La Maison de France»
La droite couvrait de ses applaudissements les murmures de la gauche. Le prélat patriotique continua :

«Les ancêtres de ces princes que l’on vous demande de proscrire, d’envoyer en exil, de disperser sur tous les chemins de l’Europe, que l’on vous propose de traiter comme des étrangers, comme des suspects, comme des ennemis. Eh bien ! je dis qu’une ingratitude aussi profonde retentirait douloureusement au cœur des Alsaciens-Lorrains».
Et, comme les interruptions continuaient, il lança cet éloquent défi à ses adversaires :
«Je dis qu’une pareille proscription, qu’une expulsion aussi odieuse, serait une injure cruelle à ce drapeau voilé d’un crêpe noir qui est devenu le drapeau de l’Alsace-Lorraine. Et en descendant de la tribune, il s’écria fièrement : – J’ai rempli, Messieurs, un devoir de reconnaissance.

C’est en parlant de Mgr Freppel comme homme politique qu’il faut rappeler les sages leçons qu’il dictait en apprenant aux fidèles les sérieux devoirs que leur impose le droit de voter :

«La Religion chrétienne, a-t-il répété bien souvent, a des règles de conduite pour toutes les situations de la vie. Ce n’est pas à l’activité purement individuelle que s’arrête son pouvoir de direction ; elle comprend dans ses préceptes tout l’ensemble des relations sociales. Rien n’échappe à cette législation suprême, qui suit la volonté humaine dans quelque sens que ce soit, partout où apparaît un devoir à remplir. Membre d’une famille ou d’une cité, le chrétien ne saurait, dans aucun cas, séparer ses actes de sa foi ni de sa conscience : il doit porter l’une et l’autre dans la vie domestique et dans la vie civile.
«C’est pour l’étranger un sujet d’inexplicable surprise, de voir un pays, foncièrement catholique comme la France, choisir pour le représenter, dans les assemblées politiques ou civiles, des hommes en majorité indifférents ou hostiles aux croyances générales de la nation.
«Par quel étrange contraste, nous dirions volontiers par quel renversement de toutes les idées saines, en sommes nous arrivés à voir, jusque dans nos provinces les plus chrétiennes, des hommes pratiquer leur religion le matin et voter le soir pour ceux qui cherchent à la détruire ? Évidemment, N.T.C.F., il doit y avoir là quelque grave erreur de l’intelligence qui, se traduisant par une faute de conduite non moins grave, amène cet état de choses dont souffrent également l’Église et l’État.
«Cette erreur consiste à penser que l’exercice du droit de suffrage est un acte moralement indifférent et qui n’engage pas la conscience du chrétien, par la raison qu’il est d’ordre civil et politique. Mais est-ce que l’ordre civil et politique n’est pas, lui aussi, gouverné par la loi morale ? N’est-il pas essentiel à la nature raisonnable de l’homme, que la question de bien faire ou de mal faire se pose pour chacune de ses actions où interviennent l’intelligence et la volonté ? S’il n’en était pas ainsi de l’exercice du droit de suffrage, comment pourrait-il être susceptible de louange ou de blâme ? Ne cesserait-il pas d’être un acte humain, pour devenir un acte purement mécanique et machinal ? Et, d’autre part, quel moyen de dédoubler la conscience qui est une et ne souffre point de partage ? Comment la scinder de façon à ce qu’il y ait, d’un côté, la conscience du citoyen, et de l’autre, la conscience du chrétien, divisées et séparées ? Il suffit d’énoncer une pareille théorie, pour en faire ressortir la fausseté.
«On a donc beau dire que l’exercice du droit de suffrage appartient à l’ordre civil et politique ; il n’en constitue pas moins un acte moral, qui relève de la conscience chrétienne et ne saurait à aucun titre être traité d’indifférent au regard de la loi divine. Eh quoi ! N.T.C.F., on appellerait indifférent un acte qui aura pour effet de sauvegarder ou de mettre en périt les intérêts matériels religieux et moraux d’une commune, d’une province, d’un pays tout entier ! Indifférent ! un acte par suite duquel vos enfants recevront le bienfait d’une éducation chrétienne ou seront condamnés à fréquenter des écoles sans prière, sans instruction religieuse, sans Dieu ! Indifférent ! un acte qui pourra contribuer à faire chasser des hôpitaux et des hospices les filles de la charité, pour leur substituer des mercenaires au cœur vide de foi et de dévouement ! Indifférent ! un acte dont dépendra la question de savoir si une politique de sectaires réussira à tarir dans sa source le recrutement du clergé ; si vos prêtres continueront à recevoir la modique indemnité que l’Assemblée constituante de 1789 leur avait garantie en retour des biens ecclésiastiques aliénés à la fin du siècle dernier ; si vos églises resteront affectées à l’exercice du culte catholique, ou bien si on les profanera pour leur donner nous ne savons quelle autre destination ! Indifférent ! un acte au bout duquel il y a la paix ou la guerre religieuse, la conciliation dos esprits ou bien le trouble et le désordre universels ! Indifférent un pareil acte ! Mais il n’en est pas de plus grave, qui engage à un plus haut degré la responsabilité d’un chrétien.
«Si le pays a été bouleversé de fond en comble par des révolutions dont, à cent ans de là, nous n’entrevoyons pas encore le terme, c’est parce que les électeurs, égarés par de vaines promesses, avaient porté leur choix sur des francs-maçons, des libre-penseurs, des incrédules, des sceptiques, des hommes qui, n’étant pas retenus par la crainte de Dieu et par le respect de sa loi, ont fait litière de tous les droits et de tous les principes, comme ils allaient se faire un jeu de la vie même de leurs semblables. A la place de ces sectaires dont les utopies ont coûté à la France tant de sang et de larmes, supposez des assemblées de véritables chrétiens, auxquels une foi ferme et sincère aurait interdit la révolte en leur inspirant l’esprit de justice et de charité fraternelle, et tous ces malheurs eussent été épargnés à notre patrie.
«Les réformes utiles se seraient opérées sous l’influence des maximes évangéliques, qui ordonnent le respect de l’autorité légitime, comme elles sont la sauvegarde des justes libertés. Vos villes et vos villages n’auraient pas été décimés par des guerres de propagande révolutionnaire, d’où nous n’avons retiré d’autre profit que la méfiance universelle. Au lieu de deux Frances hostiles l’une à l’autre, nous aurions sous les yeux le spectacle d’un pays profondément uni, ralliant tous ses enfants autour d’un même drapeau et sachant se préparer, par sa fidélité à des traditions glorieuses, un avenir plus glorieux encore.
«Voilà où conduit l’oubli des obligations du chrétien dans l’exercice du droit de suffrage. Il y a là, nous n’hésitons pas à le dire, une question de vie ou de mort pour une nation».
«Ministre de Jésus-Christ, nous ne luttons jamais pour le vain plaisir de lutter ; si nous combattons le mal de front et sous toutes les formes, c’est que nous en avons reçu de Dieu l’ordre et le pouvoir. Autant nous aimons et nous désirons la paix, cette paix véritable, qui résulte de l’union des cœurs dans la foi et dans la charité, autant nous repoussons toute paix qui n’en aurait que le nom et qui consisterait à laisser les consciences s’endormir dans une fausse sécurité…
«A Dieu ne plaise que nous confondions jamais la prudence avec la peur, ni la faiblesse avec la modération…»

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