J’ai surligné en rouge les passages qui me semblent les plus remarquables. E. D.
Vladimir Medinski, ministre de la culture de la Fédération de Russie, s’est entretenu avec
Le Courrier de Russie.
Le Courrier de Russie : Quelle est, selon vous, la place de la culture russe dans le monde ?
Vladimir Medinski : La culture russe est une partie intégrante et très importante de la culture mondiale. Les racines de notre civilisation remontent à l’Empire romain d’Orient. Avec ça, la culture russe classique a énormément hérité non seulement de Byzance, mais aussi de l’Europe occidentale. On peut se rappeler les architectes italiens, grâce auxquels a été érigé le Kremlin moscovite, ou encore les voyages en Europe d’écrivains comme Ivan Tourgueniev et Fedor Dostoïevski, qui ont écrit beaucoup de leurs œuvres loin de Russie. Sans parler des peintres russes ayant consacré de célèbres paysages précisément à l’Europe occidentale.
Dans le même temps, la culture russe a conservé non seulement les valeurs chrétiennes premières de la culture européenne, desquelles l’Europe elle-même s’éloigne depuis quelques dizaines d’années, mais aussi toute la palette de ses traditions populaires. Ces traditions, en Russie, ne se mélangent pas dans le « melting-pot » des ethnies, mais représentent précisément cette « complexité florissante » que les penseurs russes ont décrite dès le XIXème siècle.
En un mot, notre culture est pour beaucoup intégrative mais, dans le même temps, originale. Et c’est dans ce paradoxe que réside son attrait pour les pays et continents les plus divers.
LCDR : Considérez-vous que la crise ukrainienne a influé sur l’image de la culture russe à l’étranger ? Et de quelle façon ?
V. M : Si la moindre conjoncture politique momentanée pouvait influer substantiellement sur l’image de la culture russe millénaire, cette dernière ne serait plus depuis bien longtemps. Car des épreuves largement plus sérieuses que l’actuelle crise ukrainienne, la Russie en a connu à tous les siècles, et plus d’une.
En tant qu’historien et président de la Société russe d’histoire militaire, je ferai remarquer que la Russie a passé en guerre plus des deux tiers de son histoire millénaire. Et cela, loin de détruire la culture russe, l’a trempée, a permis la création de nombreux chefs-d’œuvre de bataille. Rien que Guerre et Paix le vaudrait ! Et ici, à propos, on peut noter que dans cette œuvre immortelle, Tolstoï s’est positionné en véritable humaniste : malgré tout le profond patriotisme du roman, on ne rencontre pas la moindre allusion à des humeurs anti-françaises. Exactement de la même façon que l’on peut parfaitement attendre, aujourd’hui, qu’un des jeunes écrivains russes (par exemple, Zakhar Prilepine ou Sergueï Chargounov, qui ont été récemment dans le Donbass) écrive une « toile littéraire » dans laquelle il reflèterait la tragédie ukrainienne actuelle – non en publiciste politique mais en artiste véritable.
Quant aux liens culturels de la Russie, ils n’ont pratiquement pas souffert de ce conflit. Certes, il y a quelques exemples, tels l’annulation de l’« Année croisée » Russie-Pologne, mais nous nous efforçons de répondre à ce genre de choses de façon asymétrique : par un élargissement maximal de la collaboration avec cette même Pologne et d’autres pays du monde au niveau des contacts directs entre les régions, les municipalités, les unions artistiques et les établissements culturels de nos pays.
LCDR : Quel art doit bénéficier du soutien de l’État ?
V. M : Le ministère de la Culture n’est pas une espèce de structure idéologique qui déciderait de quelle orientation de l’art est utile à la société, et laquelle il faut absolument « empêcher et interdire ». Mais dans le même temps, nous soutenons bien évidemment en premier lieu un art qui ne va pas à l’encontre des valeurs traditionnelles de la société russe, qui n’est pas un défi lancé à elle. C’est-à-dire que nous ne limitons pas la liberté des artistes, quels qu’ils soient, mais s’ils s’orientent exclusivement, dans leur travail, vers telle ou telle sous-culture étroite, je ne vois pas le sens qu’il y a à financer ce genre d’expérimentations sur le budget de l’État. Bien que cela ne signifie absolument pas que nous ne soutenions pas l’art contemporain. Très récemment, par exemple, le 4 novembre, Moscou a accueilli la cérémonie solennelle de pose de la première pierre du Centre d’État d’art contemporain, qu’il est prévu d’ouvrir aux visiteurs en 2018. C’est un projet très intéressant et important pour nous.
LCDR : Où en sont aujourd’hui les rapports entre les ministères russe et français de la culture ?
V. M : Je dois encore rencontrer personnellement ma collègue Fleur Pellerin, qui dirige le ministère français de la culture depuis fin août dernier, pour la réalisation de tous les accords contractés dans le passé à plein régime. Et l’un des plus significatifs est le gros projet des « Rencontres de la création » franco-russes : des saisons de théâtre, de cinéma et d’arts plastiques de 2013 à 2015.
Dans le cadre de ces saisons, les principaux théâtres russes ont effectué des tournées en France avec beaucoup de succès, notamment le Théâtre académique d’État Vakhtangov (avec Eugène Onéguine), le Maly Teatr – Théâtre de l’Europe (Les Trois sœurs, Cabale et Amour, Gaudeamus), le Grand théâtre dramatique Tovstonogov (La Dame au petit chien) et d’autres collectifs théâtraux. Les contacts franco-russes s’élargissent aussi dans la sphère du cinéma : l’année dernière, des films russes ont été présentés lors des festivals de cinéma de Paris, Cannes et Honfleur. Dans le domaine des arts plastiques, la place centrale revient à l’exposition des travaux d’Ilya et Emilia Kabakov, « Étrange Ville », dans le cadre du projet Monumenta-2014 au Grand Palais à Paris. À propos, les Kabakov sont des artistes assez contemporains.
Et évidemment, un thème très important de la relation franco-russe au cours de l’année qui s’achève a été le centenaire du début de la Première Guerre mondiale. Ainsi, avec la participation de la Société russe d’histoire militaire, la ville de Cannes a accueilli en janvier une cérémonie de dépôt de couronnes au monument des victimes de la Première Guerre mondiale. Nous avons offert au peuple français le mémorial « L’Ange-gardien au rameau de palmier », en mémoire des soldats et officiers du Corps expéditionnaire russe ayant pris part aux combats de la Première Guerre. En outre, des obélisques ont été érigés dans les villes françaises de Reims, Fère-Champenoise et Vertus en mémoire des soldats russes morts lors de la Campagne française de l’année 1814.
Mais ce n’est qu’une partie de nos projets communs. Plus généralement, la proximité de nos peuples et cultures n’a jamais été le produit d’une implantation superficielle – il s’agit plutôt du sentiment naturel de quelque chose de légèrement différent, mais très proche par l’esprit. La fierté d’une histoire de plusieurs siècles, l’attachement à des valeurs communes remontant aux sources chrétiennes de la culture européenne, l’ouverture à la collaboration internationale – c’est cela et beaucoup d’autres choses qui rapprochent la Russie et la France depuis bien plus d’un siècle. Et je suis certain que nos relations d’amitié ont non seulement un grand passé, mais aussi un avenir plus intéressant encore.
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