Au sommet de l’égarement, il se rencontre des hommes dont le travail long et répété défigura la théologie catholique. Comme nombre de ses contemporains, séduits par le modernisme du début du siècle dernier, cet homme mit toute son énergie à retravailler le christianisme pour le transformer en un christianisme français, contemporain, et faire de lui un pont entre la psychanalyse et l’Evangile. Nous avons beaucoup de « constructeurs de ponts » aujourd’hui, dont un, à Rome, qui ne peut surprendre le prédécesseur dont nous parlons ici et que fût Maurice Bellet. Ce prédécesseur vient de mourir à l’âge de 95 ans…
Un illustre inconnu, ce Maurice Bellet. Sauf pour les générations d’étudiants, peut-être même de séminaristes, qui se mirent à l’école de ce théologien à l’Institut Catholique de Paris. Il passa sa vie de prêtre et son œuvre de philosophe et de théologien à entendre l’appel du Christ comme une invitation à traverser ses ombres et ses doutes, au risque de s’éloigner des certitudes établies et bien-pensantes : « il faut y aller ! Avancer, innover, quels que soient les risques », disait-il en 2006 en frappant su poing sur la table » ». (1)
De fait, il fut prolifique : Il a enseigné la théologie pendant des décennies, accompagné des dizaines de personnes en difficulté, lancé des groupes de réflexion, écrit des centaines d’articles et rédigé une soixantaine de livres. Une source d’inspiration qu’il situe dans le Sillon, de Marc Sangnier, authentique poison libéral, condamné par St Pie X, le 25 août 1910, dans Notre charge apostolique .
« À l’époque, c’était une innovation héroïque. À travers le Sillon, j’ai découvert un christianisme de feu, de générosité, de fraternité. Quelque chose de libérateur. Ainsi, j’ai toujours su qu’il y avait une voie autre que celle de la religion crispée, sur la défensive, apeurée face à la critique et à la nouveauté. La tradition, je suis pour, mais à condition de ne pas en faire une somme d’archives, c’est-à-dire quelque chose de mort. C’est une transmission ».
La transmission de quoi, on se le demande…
Peu à peu, au gré de ses errements philosophiques qui le poussèrent à défendre une thèse sur « la fonction critique dans la certitude religieuse » devant Paul Ricoeur (protestant et maitre à penser de Macron) et Emmanuel Lévinas, il entreprend, avec l’autorisation de la hiérarchie, un parcours psychanalytique. Nous en sommes dans les années 60 :
« Vivre se fait dans la traversée de ces abîmes où se défont beaux discours et belles spiritualités, explique-t-il, avant d’ajouter : J’aurais bien aimé devenir analyste. Mais mon psy pensait qu’il valait mieux que je reste à ma place, c’est-à-dire un prêtre, engagé dans la religion, plutôt que de devenir un analyste de plus. Aussi depuis, j’occupe un lieu charnière, intercalaire. Ce qui peut être dangereux si l’on manque de rigueur. À trop mélanger religion et psychanalyse, on peut obtenir une spiritualité freudienne vaseuse ».
Désormais tout son cheminement se poursuit dans une lecture de la Bible à l’aune de la psychanalyse, dans la lecture de l’Evangile au risque de la « déconstruction du religieux » afin de faire surgir en l’homme une « vibration nouvelle » :
« L’usure du langage chrétien dans notre société soulève un important problème qu’il ne faut pas éluder. A la différence des langages du zen ou du yoga par exemple, attrayants par leur nouveauté, le langage chrétien a trop servi et s’en trouve banalisé, voire pourri (notamment lorsqu’un Dieu pervers, menteur et cruel, se dissimule sous les traits du Dieu d’amour). Ce langage se présuppose toujours lui-même, proposant du déjà connu qui n’intéresse plus nos contemporains. On ne peut donc pas rabâcher et faire rabâcher perpétuellement les mêmes choses, en des termes qui ne signifient plus rien. Personne ne peut plus imaginer Jésus « assis à la droite du Père pour juger les vivants et les morts », et même prétendre que « Dieu nous aime » ne va plus de soi après les atrocités du siècle dernier… ».
Alors que faire ? Il nous donne sa réponse :
« Comment sortir évangéliquement d’un langage religieux qui a usé le langage de l’Evangile jusqu’à le discréditer ? Je vois deux possibilités. La première fait appel à la création poétique (au sens le plus large du terme) pour réveiller la parole endormie et lui insuffler une force nouvelle. La seconde consiste à recourir à un langage décalé : à dire les vérités de l’Evangile sur un registre inattendu, non piégé par le registre religieux, de manière à susciter une écoute libérée des préjugés habituels. Une jeune femme se disant athée m’a confié avoir été très touchée par un de mes livres issu d’une telle transposition (« La voie ») … Se crisper de façon apeurée ou intégriste sur les vérités à croire (ou les devoirs à pratiquer) est aussi néfaste que de vouloir tout liquider au nom d’un vain progressisme. La vie se joue ailleurs, là où l’homme vient et se tient au monde, là où la Parole se donne. Or c’est au sein du religieux que l’Evangile opère, qu’il critique les idoles des religions et du monde, qu’il subvertit l’ordre ancien pour sans cesse créer la vérité. La foi chrétienne est née dans la religion juive et l’a radicalement transformée de l’intérieur. Le sacrifice et le Temple n’ont pas été abolis ; ils ont été accomplis en Jésus-Christ pour que l’ancienne alliance s’ouvre au monde, que l’esprit se substitue à la lettre, et que Dieu vienne habiter en chacun de nous. Mais loin d’être une histoire terminée, l’incarnation de l’Evangile est sans cesse à recommencer. Il ne suffit pas de répéter que Jésus est mort sur la croix et de prétendre aux bénéfices de ce qui s’est passé là, car Dieu nous attend dans le temps à venir. Et cela vaut pour la doctrine comme pour le reste ».
Maurice Bellet était un authentique moderniste, à l’œuvre dans l’esprit des hommes de son temps.
Tant que les Instituts Catholiques, les Séminaires, les Chaires d’Universités ou les rayonnages des librairies seront habités par de tels « docteurs » ou de tels fantômes de l’écoute et de la transmission poétique, il y a fort à parier que la foi continuera de s’abîmer dans le désordre des « croyances » et celui des indifférences.
Gilles Colroy
Interview dans « La Vie », en 2006
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