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Marion Sigaut: « L’attaque contre le bon sens commun et la morale publique me semble absolument sans précédent dans l’Histoire »

marion sigaultBonjour Marion Sigaut

Vous êtes historienne, spécialisée dans le XVIIIème siècle. Vous vous êtes fait connaître en donnant de nombreuses conférences sur le thème des Lumières  en donnant un éclairage différent de celui qui est communément admis en révélant les véritables origines de ce mouvement qui influa sur la révolution de 1789.

C’est dans cette perspective révolutionnaire que nous voudrions aujourd’hui nous entretenir avec vous pour comprendre dans quel terreau ont pris racine les événements des révoltes passées pour tenter de percevoir si des similitudes peuvent apparaître dans la situation actuelle.

MPI :Vous avez participé à la manifestation « Jour de Colère » qui agrégeait de nombreuses organisations et causes disparates, (religieuses, fiscales, sociales…) qui en temps habituel auraient peu de chances de se retrouver à défiler ensemble et qui pourtant ont trouvé suffisamment de motifs pour se regrouper contre la politique gouvernementale. Peut-on trouver dans l’histoire un ou des exemples similaires à ce à quoi nous assistons aujourd’hui où divers mouvements et communautés ont pris soin de s’unir contre un pouvoir ou s’agit-il d’un phénomène nouveau qui n’a jamais eu cours dans le passé ?

 Marion Sigaut : Il est très difficile de répondre à une question de ce type. Je me suis spécialisée dans une période très circonscrite et ne peux guère parler pour les autres.

En revanche, je peux dire que, dans l’affaire des enlèvements d’enfants (sujet de La Marche rouge), on voit une unanimité de la population pour empêcher les enlèvements. Le domestique, l’artisan, monsieur le duc, l’avocat, le boulanger, le portier, le cocher, l’huissier, la poissonnière, y compris même certains des policiers recrutés pour la chose, absolument tout le monde a pris le parti de la défense des enfants et des parents affolés. Les « collabos » des enlèvements sont des gens recrutés pour leur vilenie, qui n’a pas de métier ni de classe sociale.

MPI : La hausse de la fiscalité est de plus en plus durement ressentie par ceux qui fournissent l’effort de production. Lors de la manifestation un panneau brandissait qu’un salaire est composé de 50% de taxes (en clair l’entreprise paye le double de ce quoi le salarié touche en net), suite à quoi sur ce net il faudra déduire l’impôt sur le revenu, les taxes liées à l’habitat, les taxes sur l’essence pour ceux qui possèdent un véhicule, la TVA pour tout le monde … Au final, on peut estimer que par rapport au travail effectué qui a donné lieu à rémunération, par le jeu des prélèvements, impôts, taxes et radars automatiques, l’état récupère une part immense des fruits du travailleur.

Existe-il dans l’histoire (en dehors des régimes communistes) un tel taux de prélèvements sur le travail fourni ? Si oui, à quoi cela a-t-il aboutit ?

M.S : Idem que question précédente, je ne suis pas historienne généraliste (si tant est que cela existe).

Mais il me semble que nous sommes dans une situation sans précédent dans la mesure où l’impôt ne correspond plus à un service donné. On augmente les prélèvements en même temps qu’on casse le service public, alors que les prélèvements sont justifiés par ce service.

MPI : De nombreuses jacqueries ont eu lieu au travers des siècles et les plus nombreuses concernent des révoltes fiscales. D’un point de vue social-historique, pensez-vous que la situation actuelle dans laquelle se trouve la classe ouvrière puisse être comparée à celle des paysans dans des périodes de pré-révoltes qui ont pu avoir lieu sous l’ancien régime ?

M.S : Non je ne crois pas. Les révoltes fiscales ont été virulentes dans l’Ancien Régime, elles n’ont jamais remis en question la royauté en tant que telle. D’autre part, les prélèvements de l’époque étaient infiniment moindres qu’aujourd’hui. Pour parler du Moyen âge par exemple, le médiéviste Jacques Heers affirme, dans Le Moyen âge, une imposture, que le maximum des prélèvements au Moyen âge était bien inférieur à celui d’aujourd’hui.

Telle que je vois la chose, la situation d’aujourd’hui correspond à une révolte non pas contre les prélèvements dus au système, mais contre les prélèvements indus prélevés par une caste parasite. Ça me fait penser à ce placard relevé dans Paris en 1768, au cours de la première période de libéralisation de l’économie que le roi a accepté de tenter :

 Que sous Henry IV on avait éprouvé une cherté de pain occasionnée par les guerres, mais que dans ce temps on avait un roi : que sous Louis XIV on avait également éprouvé plusieurs autres chertés de pain, produites tantôt par les guerres, tantôt par une disette Réelle, mais qui avait pour cause l’intempérie des saisons, mais qu’on avait encore un roi : qu’au temps présent, on ne pouvait attribuer la cherté du pain ni aux guerres ni à une disette réelle du bled : mais qu’on n’avait point de roi, parce que le roi était marchand de bled . »

Nous en sommes effectivement là : tout est cher, et on n’a plus de roi, parce que ceux qui nous dirigent s’en mettent plein les poches et ne nous défendent pas.

MPI : La situation actuelle pose également des problèmes moraux et d’éthique qui ne se sont jamais posés jusqu’à présent. Les mouvements lancés depuis ces derniers 18 mois ont pour origine le vote de la loi sur le mariage homosexuel qui rend accessible une institution à forte valeur morale, qui est la fondation d’une famille, à des personnes ne pouvant par nature en fonder une. Dans l’esprit de ceux qui étaient opposés à la reconnaissance de l’union de personnes de même sexe cela a eu pour conséquence de fragiliser l’institution du mariage lui-même en lui retirant toute signification. Cela a considérablement clivé la société et les dégâts causés semblent profonds. Existe-t-il un exemple historique où un problème moral ou sociétal aurait pu faire s’entredéchirer tout un pays ?

M.S : Je n’en ai pas connaissance. L’attaque contre le bon sens commun et la morale publique qu’on voit se déployer autour de nous me semble absolument sans précédent dans l’Histoire.

Si quelqu’un a de quoi me contredire, je serai ravie d’apprendre quelque chose….

MPI :Il y a en France une impression de délabrement accéléré des partis politiques et des institutions qui ne semblent plus faire correspondre les aspirations du peuple à des propositions qu’ils pourraient mettre en œuvre une fois élus. Deux exemples viennent à l’esprit. Le premier est politique : alors que nous sommes dans un régime démocratique et que les Français s’étaient exprimés par référendum à une large majorité contre la constitution européenne, les députés sont allés contre le vote des Français en faisant passer un texte analogue par la voie parlementaire quelques mois plus tard. Second exemple, institutionnel celui-ci : alors que plus de 700 000 personnes ont fait l’effort de renvoyer une pétition par la Poste afin que le conseil économique et social se saisisse du dossier du mariage homosexuel, celui-ci s’est prononcé en indiquant qu’il ne se saisirait pas du dossier mais que cela était du ressort du premier ministre.

Outre le fait que les Français peuvent se demander à quoi servent leurs institutions pensez-vous que nous sommes encore dans un régime démocratique, ou pensez-vous que le pouvoir exécutif possède tous les leviers et se sert des institutions comme paravent en vidant de sa substance le modèle démocratique ?

M.S : La notion de « pouvoir démocratique » en France me semble une arnaque, un mensonge éhonté, que nous sommes seulement en train de découvrir. Il y a deux ans encore, on pouvait m’entendre dire « nous avons conquis le droit de vote, il ne faut pas qu’on nous l’enlève ». Vaste rigolade. On n’a rien conquis du tout, le droit d’élire des représentants qui nous trahissent à qui mieux mieux a été imposé comme un hochet au peuple français à qui on a interdit dans le même temps de s’organiser en corporations (dont l’influence remontait jusqu’au roi) et en communes (qui avaient un réel pouvoir et quantité de droits qu’elles défendaient jalousement et efficacement). Je vous renvoie aux excellentes conférences d’Étienne Chouard.

Les Français sont en train de découvrir que ce qu’ils croyaient être de la démocratie n’en était pas et surtout, n’en a jamais été. Le roi est nu.

MPI : Alors que l’effondrement du système soviétique a semblé fonctionner comme une validation du système démocratique occidental, l’occident semble paradoxalement depuis s’enfoncer dans une crise économique, morale et politique où les classes moyennes ressentent un sentiment de déclassement de plus en plus fort et ont peur de l’avenir alors que la Russie tout en conservant et renforçant ses valeurs morales et spirituelles voit une classe moyenne qui commence à émerger. Cela s’est passé en l’espace d’une vingtaine d’années, période relativement courte d’un point de vue historique. Des retournements aussi spectaculaires que celui-ci se sont-ils déjà produits au travers des siècles ?

M.S : Impossible de répondre à cette question. Ce qui est sûr, c’est que les situations où les Nations se sont crues mortes et sont renées de leurs cendres sont multiples. La Pologne a été rayée de la carte, l’Irlande a été broyée par les Britanniques, la France en a connu des vertes et des pas mûres : ces nations sont toujours là. Un effondrement n’est définitif que s’il n’y a personne pour remonter la pente. Qui peut dire si c’est le cas aujourd’hui ?

MPI :Les partis et groupuscules politiques de la gauche radicale espèrent depuis des décennies le « grand soir » sans jamais le voir venir. Alors qu’ils se servent de tous leurs relais en ce sens, mobilisant syndicats ultra contestataires dans les entreprises, syndicats étudiants, associations de quartiers, groupuscules antifa … ils ne parviennent pas dans les faits à mobiliser réellement en dehors de quelques actions coup de poing.

Le NPA après un léger engouement est revenu à l’audience de la LCR, c’est-à-dire proche du néant, pendant que le parti communiste s’est effondré, son électorat migrant vers le Front National.

Pendant ce temps, il se créé autour de diverses composantes de la droite nationale un mouvement d’agglomération des mécontentements qui a trouvé dans la contestation des lois sociétales du gouvernement actuel un axe pour s’affirmer.

Alors que cette notion de « grand soir », émane principalement des milieux anarchistes et de l’ultra gauche, vous semble-t-il possible qu’au final il puisse surgir de … la droite ?

M.S : Je ne suis pas devin, mais on dirait bien… De toute façon, vrai ou illusoire, le Grand soir est censé émaner du peuple, et il est clair que la gauche ne le représente absolument plus. Donc, si Grand soir il doit y avoir, il viendra de ce qu’on appelle « la droite », mais la notion même me semble mensongère. On est sorti de ce schéma, totalement à mon avis.

MPI : Quels peuvent être aujourd’hui les relais sociaux d’une contestation efficace ? Qu’est-ce qui a fonctionné dans le passé ? Qu’est-ce qui pourrait être reproduit ? Que faudrait-il inventer ?

M.S : On n’a rien besoin d’inventer : on nous a fourni la Toile, c’est elle qui nous relie les uns aux autres. Peu avant sa mort, Teilhard de Chardin disait qu’il sentait arriver, comme s’il le voyait, – pardonnez-moi, ce sont mes mots à moi, et cela fait des années que je l’ai lu- la grande vague de la Noosphère, l’enveloppe d’esprit qui entoure la terre aussi sûrement que le fait la lithosphère, l’atmosphère, la biosphère. Teilhard de Chardin est mort en 1955, bien avant l’arrivée d’Internet. Il a vu, comme seuls peuvent voir les inspirés porteurs du feu sacré, ce qui est en train de se passer : les consciences se rapprochent. À ce degré, à cette puissance et à cette vitesse, c’est effectivement sans précédent.

Nous vivons des temps terribles et magnifiques.

Merci Marion Sigaut d’avoir répondu à nos questions et de nous avoir offert votre analyse en ces temps effectivement passionnants.

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