Stephen Smith, professeur d’études africaines à l’université Duke, aux États-Unis, publie un livre intitulé « La ruée vers l’Europe » qui analyse les liens migratoires entre l’Europe et l’Afrique. Il y décrit comment l’Europe va, selon lui, s’africaniser, processus logique issu d’un déséquilibre entre une Europe qui abritera 450 millions d’habitants en 2050 et une Afrique qui en comptera 2,5 milliards.
L’entretien qu’il a accordé à Jeune Afrique mérite attention.
Jeune Afrique : Dans votre livre, vous affirmez qu’une immigration massive de l’Afrique vers l’Europe est inéluctable. Pourquoi ?
Stephen Smith : Parce que l’Afrique va faire ce que toutes les parties du monde – l’Europe, l’Amérique latine, l’Asie – ont fait avant elle en achevant leur transition démographique. Depuis 1930, quand l’Afrique comptait 150 millions d’habitants, sa population a été multipliée par 8. Aujourd’hui, il y a 1,3 milliard d’Africains, dont 40% ont moins de 15 ans !
Leur nombre va encore presque doubler à l’horizon de 2050 – et il ne s’agit pas là d’une spéculation hasardeuse, puisque les parents des enfants qui vont naître à cette échéance sont déjà parmi nous. (…)
Je dis en substance que, comme chaque famille européenne avait naguère un oncle d’Amérique, chaque famille africaine aura dans deux générations un neveu ou une nièce d’Europe.
42% des Africains âgés de 15 à 25 ans déclarent vouloir partir. L’Afrique est un continent en instance de départ
Vous faites le lien entre ce départ massif et l’aide au développement. En quoi l’aide favorise-t-elle la migration africaine ?
Contrairement à une idée reçue, ce ne sont pas les plus pauvres qui migrent. Ne pars pas qui veut. D’ailleurs, sinon, la pression migratoire aurait été la plus forte dans les années 1990, quand le continent était géopolitiquement à l’abandon et dévasté par de multiples guerres civiles.
(…) il faut pouvoir réunir un pactole de départ pour entreprendre un si long voyage. Ce sont donc ceux qui sortent la tête de l’eau qui se mettent en route – « l’Afrique émergente » de la subsistance. Or, le « co-développement », qui vise à fixer les Africains chez eux, contribue à faire passer ce premier cap de prospérité.
C’est un effet aussi involontaire qu’inévitable : dans un premier temps, un léger mieux économique incite au départ parce qu’il est insuffisant pour combler les inégalités entre l’Afrique et l’Europe, tout en donnant les moyens de partir. C’est seulement quand des pays en développement atteignent une prospérité plus conséquente, comme aujourd’hui la Turquie, le Mexique, l’Inde ou le Brésil, que leurs ressortissants restent – sinon retournent – au pays pour saisir les opportunités chez eux.
(…) Au Togo, un tiers des adultes a tenté sa chance dans la loterie américaine des permis de résidence – 55 000 green cards par an, pour le monde entier – qui sont offerts aux « candidats de la diversité » aux États-Unis. (…)
Vous ne laissez aucune place à un sentiment national qui pousserait la classe moyenne à rester pour développer le pays ?
La migration est une perte nette pour l’Afrique parce que ses forces vives l’abandonnent. C’est profondément démoralisant pour ceux qui restent, et les Européens ont tort de penser qu’ils rendent service à l’Afrique en ouvrant leurs frontières.
En fait, les migrants tournent le dos à un continent « en panne » dont les insuffisances leur semblent irréparables à l’échelle d’une vie humaine. Ils se sauvent. Pas seulement parce que des infrastructures ou des emplois font défaut, ou que leurs enfants n’y peuvent recevoir une bonne éducation, mais aussi parce qu’ils pensent que l’Afrique est en panne d’espoir.
Vous avez raison, l’acte civique consisterait à retrousser les manches et à investir toute cette énergie qui est aujourd’hui mobilisée pour des départs individuels dans des efforts collectifs pour changer la face du continent. Mais je constate que ceux qui y croient sont ultra-minoritaires. (…)
L’immigration, c’est aussi une diaspora qui alimente des flux financiers considérables en direction du continent. N’est-ce pas bénéfique ?
Bien sûr, l’argent qui est renvoyé au pays, et dont les montants sont désormais souvent supérieurs à l’aide au développement, bénéficie aux parents. Il permet de payer des soins, régler des frais de scolarité, boucler des fins de mois ou construire une maison.
Mais il introduit aussi une nouvelle inégalité dans les villages et les quartiers de ville, entre ceux qui ont un membre de leur famille « dehors » et les autres. C’est une incitation à envoyer son Argonaute chercher la Toison d’or à l’extérieur… Or, l’argent difficilement gagné par le migrant constitue une rente pour les parents aux pays. Ce n’est pas la monnaie d’échange d’une méritocratie ou un investissement productif. Cet argent n’induit pas le développement. (…)
Vous considérez que les nouvelles technologies favorisent cette immigration des classes moyennes. Mais les technologies de l’information ne sont-elles pas plutôt un moyen de mettre à mal l’image de l’Europe comme un eldorado ?
Si c’était le cas, le téléphone mobile aurait dû stopper l’exode rural ! (…) ils voient dans les images d’Europe ce qu’ils veulent bien y trouver, à savoir l’espoir d’une vie meilleure sous réserve d’entrer dans cette forteresse de prospérité de l’autre côté de la Méditerranée.
Enfin, une fois qu’ils y sont, les médias sociaux leur permettent de vivre une double vie, à la fois en Europe et, virtuellement, toujours en Afrique. Les Européens qui partaient en Amérique au début du XXe siècles coupaient les ponts. Ce n’est pas le cas des migrants d’aujourd’hui, qui s’installent dans un entre-deux, un déchirement durable qui complique leur situation. (…)
Dans votre livre, vous opposez l’Afrique traditionnelle et celle des églises born again, que vous dites plus individualiste et plus sujette à l’immigration. Pourquoi ?
Les églises pentecôtistes permettent aux deux majorités « minorées » en Afrique, à savoir les jeunes et les femmes, de contester le droit d’aînesse, de subvertir le règne des « vieux sages » – la gérontocratie – et de s’émanciper des obligations traditionnelles de réciprocité. (…) Pour la révolution sociale qui est en cours en Afrique, ces églises jouent ainsi un rôle comparable à l’éthique protestante dans l’essor du capitalisme. (…)
La jeunesse africaine n’est donc pas un atout pour son développement ?
S’il y avait assez d’emplois rémunérés pour tous les jeunes en Afrique, leur présence serait une aubaine. Tant que ce n’est pas le cas, tant qu’ils ruminent leurs frustrations dans des pays « bloqués », ils sont une source d’instabilité et font monter la pression migratoire.
Il faudrait actuellement créer 200 millions d’emplois par an pour les primo-arrivants sur le marché du travail en Afrique. On en loin. (…)
Vous parlez d’une Europe qui va s’africaniser et prévoyez des tensions identitaires. Est-ce inévitable ?
Je ne prévois pas, je constate. Il suffit de faire le tour de l’Europe, de l’Italie à la Suède en passant par l’Allemagne d’Angela Merkel ou la Hongrie. Est-ce inévitable ? Peut-être pas si trois principes de réalisme et d’humanité peuvent être conciliés.
D’abord, il appartient aux Européens de décider qui entre chez eux et qui n’entre pas. Ensuite, l’Europe ne peut pas se désintéresser de son voisin africain, elle doit comprendre qu’une frontière n’est pas une barrière baissée ou levée mais un espace de négociation.
Enfin, et c’est peut-être la réalité qui est encore la moins bien perçue, la ligne de partage ne sépare plus tant les pays riches des pays pauvres mais, à l’intérieur du Nord et du Sud, les gagnants et les perdants de la mondialisation. Si les gagnants – en Afrique autant qu’en Europe – se moquent du sort des perdants, nous serons tous perdants.
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