1- Égalité et justice ; la non-discrimination

Il est manifestement trop tard, et la partie est désormais perdue d’avance ; mais ce n’est pas une raison pour capituler.
Perdue : parce que vous détenez le pouvoir, ou que vous êtes du côté du pouvoir. Mais ce qui fait votre force n’est pas pour autant la justice ; car vous ne vous réclamez pas de la justice, mais de l’égalité, ce qui n’est pas et n’a jamais été la même chose.
L’égalité ? Vous êtes en effet obsédés par le principe de non-discrimination. Mais, le Conseil d’État l’a récemment rappelé, il n’y a pas de discrimination quand les situations ne sont pas comparables. Et la situation des couples lesbiens ou des femmes célibataires n’est pas semblable à la situation des couples que vous vous obstinez à appeler « hétéro-sexuels » – comme si le sexe n’était pas « hétéro » par nature et par définition, puisque c’est cette différence-là qui détermine la reproduction dans notre espèce et dans la plupart des autres espèces vivantes.

2- Morale et éthique : liberté, autonomie, émancipation

Il est vrai que vous ne voulez plus entendre parler de « nature », parce que votre conception de l’autonomie s’y oppose, et que vous ne supportez pas que la liberté individuelle soit limitée par un quelconque ordre naturel. Et de fait, si l’émancipation individuelle est de tous côtés votre horizon indépassable, elle n’a pas plus de borne que l’horizon lui-même, qui s’éloigne à mesure qu’on s’en rapproche.
C’est pour cette raison que vous ne parlez pas de morale, mais d’éthique ; comme si les deux mots ne disaient pas fondamentalement la même chose, le premier en latin, le second en grec. Et de fait, comment parler de morale quand toute idée de norme objective ou de règle commune est récusée ?
Vous n’en situez pas moins votre projet de loi dans le cadre d’une révision des lois de bioéthique.
Mais que reste-t-il d’éthique en la matière ? Autant dire : à peu près rien ; et cela est devenu évident quand le Président du Comité Consultatif National d’Éthique a déclaré, voici quelques mois, qu’il ne s’agissait pas pour lui de dire ce qui était bon ou mauvais, ni où était le bien, où le mal, puisqu’il n’y avait pas de consensus possible sur ce sujet ; ce qui était se défausser avant toute contestation.

3- « Avancée », « progrès » et progressisme ; pour une argumentation rationnelle

Mais la PMA ouverte à toutes serait une avancée, comme l’était le mariage dit « pour tous », et comme l’avait été le PACS. Ce postulat facile procède d’une idée du progrès que vous rattachez aux Lumières, mais qui est un a priori de votre propre progressisme. Car vous vous attribuez le monopole de la définition du progrès en disqualifiant vos contradicteurs, que vous traitez systématiquement de conservateurs, de réactionnaires ou de rétrogrades : ce qui vous dispense d’examiner objectivement leurs objections et leurs arguments.
Leurs arguments peuvent être disparates, leurs objections peuvent être inégales. Mais leurs raisons n’en sont pas moins potentiellement rationnelles, et elles ne peuvent pas, en tout cas, être réduites à des convictions qui relèveraient du domaine privé ou de l’intime, et ni non plus réduites à des positions religieuses ou confessionnelles. Prétendre le contraire est une façon de soutenir qu’elles sont peut-être respectables, mais qu’elles ne méritent même pas d’être critiquées. Si des confessions religieuses, et singulièrement l’Église catholique, défendent une anthropologie opposée à la vôtre, ce n’est pas de leur part une simple position dogmatique. Si l’Église peut quasiment passer pour la seule institution qui vous résiste aujourd’hui, n’a-t-elle pas été historiquement la seule, pendant soixante-dix ans, à résister au communisme soviétique triomphant ?
Prôner une « avancée » vous autorise à fustiger tout « retard » : mais on peut refuser d’aller de l’avant quand on n’approuve pas le cap qui nous est imposé. Et ce n’est pas là être hostile au changement ; car, comme le disait W. Churchill, « il n’y a rien de négatif dans le changement, si c’est dans la bonne direction ».

4- L’illusion d’un débat « serein et apaisé »

Vous en appelez néanmoins à un débat « serein et apaisé » ; et qui ne le souhaiterait, en effet ?
Mais c’est un leurre en l’occurrence ; car il y a un monde entre le moment de la discussion, où l’on échange posément des points de vue, des analyses et des arguments, et où les diverses parties prenantes (les « pour » et les « contre ») sont en quelque sorte et dans le meilleur des cas à égalité, et le moment de la décision, qui est le moment du tout ou rien, où celui qui a le pouvoir l’emporte totalement, et où la partie perdante compte dès lors pour zéro.
C’est même là toute la différence entre la délibération et l’action ; mais c’est aussi pourquoi l’appel à un débat « serein et apaisé » peut masquer le voeu de discréditer les oppositions et les résistances. C’est ainsi que les voix qui se sont prononcées contre vos intentions législatives pendant la consultation nationale (États généraux) du CCNE, et qui étaient majoritaires, n’ont pas été prises en considération, au singulier prétexte qu’elles émanaient de « militants ». Le candidat Macron, le président Macron s’était pourtant engagé à ne pas passer en force. On voit ce qu’il en est.
Car que veut dire avoir été écouté, avoir été entendu, quand il n’y a pas de place pour le moindre compromis ? La vérité est qu’on se trouve ici devant un choix binaire, où il ne peut être donné aucune satisfaction à l’opposition. Pour dire la même chose autrement, et un peu familièrement, on ne peut pas ménager la chèvre et le chou : car c’est la chèvre qui mange le chou.

5- Le droit de l’enfant à avoir un père

Il n’y a pas de milieu, en effet, entre le choix d’accorder la PMA à toutes les femmes (ce qui veut dire aux couples de lesbiennes et aux femmes célibataires) et celui de la réserver en principe aux couples traditionnels infertiles.
Sans énumérer toutes les raisons et objections que l’on a fait valoir de divers côtés à l’encontre de cette extension de la PMA (du détournement de la médecine à l’abus du recours à la Sécurité sociale en dehors de cas de maladie ou d’accident), la première de toutes ces raisons ne peut pas être rejetée sans une part de mauvaise foi : c’est qu’il y a contradiction entre la fabrication officialisée d’enfants sans pères et la reconnaissance internationale, parmi les droits de l’enfant, du droit à en avoir un.
On oppose à ce droit, qui est celui de l’enfant, le droit prétendu et inconditionnel de toutes les femmes (et bientôt de tous les hommes) à en avoir un. Si tel était le cas, il faudrait admettre sans plus de scrupule que les droits de l’adulte l’emportent sur ceux de l’enfant. Mais il n’y a ici conflit de droits que dans une idéologie de la fuite en avant, caractérisée par une inflation arbitraire des droits. En tout état de cause, suffirait-il de revendiquer un droit dans une procédure sans limites pour que la revendication soit juste ?

6- Objections et réponses

Vous objectez à cette objection que c’est une question d’amour, et que les enfants ne sont pas plus mal élevés ni plus malheureux quand ils sont éduqués par des personnes seules ou par des personnes homosexuelles, car ce sont l’intention et la fonction qui comptent. Contrairement à ce que d’aucuns avaient pu craindre et annoncer, il se peut en effet que leur développement n’en souffre pas, encore qu’il soit peut-être encore un peu tôt pour le savoir et pour en être sûr.
Car il y a ici l’application de deux poids, deux mesures dans le recours au principe de précaution, si vite et si souvent brandi par ailleurs. Un philosophe qu’il n’est pas besoin de nommer, progressiste et médiatique, s’étonnait ces jours-ci à la radio qu’on applique ce principe au maïs, et pas aux enfants.
Mais à la vérité ce n’est pas là la question. Priver délibérément et institutionnellement un enfant de père, cela entraîne une révision juridique de la définition de la filiation, comme s’il suffisait de l’exception d’un petit nombre pour justifier un tel séisme. Et qui êtes-vous, minoritaires dans le pays, pour vous arroger une compétence aussi exorbitante ? Qui êtes-vous pour vous attribuer ainsi le monopole du Code et du Dictionnaire ?
En prenant la responsabilité de produire légalement des enfants sans père, que devient la fratrie ? Qu’en est-il de la FRATERNITÉ qui figure à côté de la LIBERTÉ et de l’ÉGALITÉ dans la devise de la République ? À moins de nous expliquer que la fraternité garde un sens en l’absence de père ?

7- Une novlangue à l’œuvre

Il est vrai que c’est là un remake de la situation que nous avons connue il y a six ans, où le mariage a été redéfini d’autorité et où le nom de parent a connu la métamorphose que lui a fait subir le néologisme de parentalité. Car, non contents d’en inventer de nouveaux, vous vous êtes octroyé la faculté de modifier le sens des mots pour changer les choses.
Mari et femme, époux et épouse, père et mère, père et père, mère et mère, fils ou fille, frères et soeurs, famille… Il vous serait insupportable que tout ce vocabulaire conservât sa référence traditionnelle à des réalités considérées comme naturelles par les simples citoyens que nous sommes. Et en touchant ainsi à la langue de tout le monde, vous installez une novlangue qui nous introduit progressivement dans un meilleur des mondes.
Il n’est pas jusqu’au terme de genre, terme grammatical, terme neutre s’il en est, que vous n’ayez chargé de querelles intempestives, lui qui remplace de plus en plus effectivement celui de sexe, comme si le fait d’être homme ou d’être femme dépendait du choix et de la volonté. Mais vous y gagnez d’accréditer l’idée que la définition de l’homme et de la femme relève de la libre volonté ; ce qui dérouterait assurément les philosophes des Lumières, et qui est faire preuve, pourrait-on dire, d’un obscurantisme tout scolastique. Et si c’est être homophobe de parler ainsi du genre, je veux bien être homophobe.

8- De la PMA à la GPA…

Une lettre comme celle-ci ne peut qu’être en même temps et trop longue et trop brève. Parmi les objections contre la « PMA pour toutes », il y a les objections de principe et il y a celles qui sont tirées des conséquences prévisibles de ce projet d’extension, telles que le détournement de la médecine mentionné plus haut et la marchandisation de l’humain.
Pour le premier, il va déjà de soi, dans beaucoup d’esprits, que tout ce qui s’avère techniquement possible est souhaitable et désirable ; un sophisme répandu qui ne date pas d’aujourd’hui, mais qui est ici la trahison de la médecine hippocratique. Pour le second, c’est la
crainte de voir la GPA (Gestation Pour Autrui, Gestation Par Autrui), au nom des mêmes principes de liberté et d’égalité, suivre la PMA généralisée par un effet logique de glissement, déjà justifié a priori par la chimère d’une GPA « éthique ».
La plupart d’entre vous, ministres en tête, nous jurent qu’il n’en sera rien, que la GPA est interdite en France comme étant contraire à nos valeurs, et qu’elle le restera. Mais d’aucuns déjà la préparent en arguant qu’elle est autorisée ailleurs ; et nous savons ce que valent vos protestations.
Elles nous renvoient aux discours qui ont accompagné naguère la loi Taubira, aux engagements qui avaient été pris antérieurement du temps du PACS. Entre celles et ceux qui patientaient en attendant leur heure et celles et ceux qui se sont parjurés, nous avons appris ce que valent vos promesses.

9- Pour ou contre un « changement de civilisation »

On voudrait calmer le jeu aujourd’hui comme on l’a déjà fait, quand on nous assurait, pour nous rassurer, que ces réformes seraient finalement d’assez peu de conséquence, et qu’elles ne lésaient personne (ce qui reste à voir). Mais c’était tenir un double langage, car dans le même temps Ch. Taubira parlait, et à juste titre, de « changement de civilisation ».
Il faudrait savoir. A-t-on affaire à de simples réformes de modernisation ? ou à des réformes historiques, à de grandes réformes de société, « sociétales » comme vous dites ? Au fond, nos disputes ne procèdent pas d’un différend politique ; elles procèdent de positions de principe inconciliables, et donc irréconciliables. Et nous nous retrouvons engagés aujourd’hui dans un antagonisme foncier où vous avez l’avantage du terrain ; mais qui disait de ses adversaires : Ils ont tout pour eux, sauf la raison ?
Nous avons pour nous le précédent d’Antigone. Antigone a choisi de désobéir au décret de Créon, le roi de Thèbes, et de risquer la mort en inhumant le cadavre de son frère Polynice, pourtant traître à sa cité – passant outre à la loi positive au nom des « lois non écrites, inébranlables » qui le lui commandaient. « Je te parais sans doute agir comme une folle, lance-t-elle à Créon. Mais le fou pourrait bien être celui qui me traite de folle. »
Un autre exemple est celui de Douceur, la jeune juive du quinzième siècle imaginée par Pierre Boudot dans Douceur ou la Passion selon Yahvé, condamnée à être brûlée vive, et qui pourrait redescendre du bûcher, mais qui préfère mourir parce quʼ « elle est trop sincère pour rester dans un monde où les méchants organisent le droit ».

Yves TEXIER
Maître de conférences émérite

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