Jean-Yves Boriaud, professeur émérite de langue et littérature latines à l’université de Nantes, est un spécialiste de Rome à la Renaissance.
Si « les Borgia » doivent l’essentiel de leur notoriété à trois personnages, Rodrigo (Alexandre VI) et ses enfants, César et Lucrèce, ils subissent en réalité, et depuis longtemps, les effets d’un double regard.
L’un, bienveillant – en Catalogne -, exalte son histoire… catalane. Du côté de Valence, ceux que l’on appelle encore les Borja bénéficient d’une sollicitude érudite aussi bien que touristique : les généalogies savantes de ses différentes branches fleurissent dans la région.
Quant à l’autre regard, italien celui-là, il est nettement moins bienveillant et scrute ce qui devait être l’apogée de la carrière des Borgia, lorsque arriva pour eux le moment d’atteindre à la dignité européenne suprême, le pontificat. Mais trente-sept ans après la consécration du premier d’entre eux, Alonso (Calixte III), son neveu Rodriguo (Alexandre VI) réussit, avec son fils César, à effarer, voire scandaliser, des Italiens que l’époque avait pourtant blasés en matière de cynisme politico-moral, avant que Victor Hugo, trois cents ans plus tard, ne plonge, en trois actes, la malheureuse Lucrèce dans la plus glauque des légendes. Légende déjà bien installée avec les racontars d’un Sforza, son premier époux, renvoyé par les Borgia et peu ravi de devoir admettre, pour faire annuler son mariage, une supposée impuissance… D’autant que la légende Borgia a été solidement forgée et encadrée par une armada de chroniqueurs contemporains, communiant tous dans la haine de cette famille.
Les enjeux dépassent pourtant ici le niveau de l’anecdote, aussi édifiante ou scabreuse soit-elle, puisqu’ils touchent l’idée même de papauté, en un moment charnière de son histoire où se joue, en particulier, son image au sein du monde chrétien : sur quoi le prince de l’Eglise doit-il fonder son autorité ? Sur son excellence morale ? Ou, à l’instar des autres princes du temps, sur une puissance bien matérielle ? Mais qui dit puissance, à l’époque, dit territoire sur quoi s’appuyer. Et pas d’autre solution alors pour le pape que de se tailler, militairement, un domaine bien au-delà du traditionnel Patrimonio qui lui est dévolu. L’association Alexandre et César reproduit alors le duo moteur de la vie politique italienne de la Renaissance, celui que forment le prince et son chef d’armée – son condottiere -, duo solidifié, dans le cas des Borgia, par les liens du sang. De là l’accusation de népotisme outrancier dont la postérité accablera les Borgia.
Ce livre retrace comment les Borgia furent gens d’Eglise. Deux papes : Calixte III et Alexandre VI; un cardinal : César; une franciscaine tertiaire : Lucrèce; et bien d’autres encore. Il s’agit de parler d’Histoire, loin des approches avilissantes entretenues par les fictions littéraires et cinématographiques. Ce livre n’est pas pour autant une tentative de réhabilitation et ne fait pas l’impasse sur leurs fautes.
Il reste que ce clan, sorti de l’anonymat avec la Reconquista espagnole, s’était frayé un chemin à travers les dangereuses séquelles du Grand Schisme, avant de se tailler une place au cœur des désordres consécutifs à la fin de l’exil de la papauté en Avignon. Parvenue au sommet, la famille Borgia avait aussi dû affronter les conséquences désastreuses de la prise de Constantinople et de la montée du péril turc en Europe, avant de subir les effets sanglants des « descentes » françaises, compliquées de guerres intra-italiennes. Bref, le temps des Borgia fut celui des armes, dans une ville de Rome toujours en état de guerre civile larvée, avec l’affrontement constant, jusque dans le Borgo, et parfois aux limites du Vatican, de milices claniques constamment armées.
Les Borgia, Jean-Yves Boriaud, éditions Perrin, 396 pages, 24,50 euros
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