Il y a cent trente ans cette année, disparut l’éphémère « Royaume des Sedangs » érigé par Auguste-Jean-Baptiste-Marie-Charles David, dit David de Mayréna…

Une histoire beaucoup moins connue que celle d’Antoine de Tounens « roi de Patagonie et d’Araucanie » car il ne s’est (encore ?) trouvé aucun Jean Raspail pour l’évoquer avec talent…

Les allusions faites par Malraux dans ses Antimémoires n’en donnent qu’une vision fragmentaire et quelque peu folklorique…
Il écrivit même sur Marie Ier « Le règne du Malin » en 1941, un roman inachevé qui s’arrête à l’arrivée de Mayréna chez les Mong, donc précisément avant toute évocation de l’épopée du royaume des Sedangs.
Ce roman, inachevé, ne fut publié qu’après sa mort (Œuvres complètes, tome3, édition La Pléiade)

Pourtant l’affaire, historiquement avérée, fut initialement encouragée par les autorités françaises !

Auguste Jean-Baptiste Marie Charles David, né dans une famille juive, il est le fils de Léon Jacques Albert David, enseigne de vaisseau né en 1812 à Düsseldorf, et de Marie-Anne Thunot, fille d’un colonel de la Garde nationale. Son grand-père paternel, Charles-Marie David (1780-1868), a été directeur des douanes à Düsseldorf, puis maître des requêtes au Conseil d’État, conseiller d’État à la direction du Commerce extérieur, au Ministère des Travaux publics, puis de l’Agriculture, député des Vosges en 1815, commandeur de la Légion d’honneur.
Une famille de hauts fonctionnaires et de militaires…
Orphelin de père très jeune, Auguste rêve de devenir, comme son père, officier de marine, mais échoue en 1857 au concours de l’Ecole Navale.
Résolu malgré tout à embrasser la carrière militaire il s’engage en 1859 au 6eme régiment de dragons.
En 1863, muté en Cochinchine, il est versé dans un régiment de Spahis et participe à l’annexion de ce territoire.
Cette expérience coloniale lui ouvre de nouveaux horizons et sera à l’origine de son éphémère épopée.
En 1868, il démissionne de l’armée et rentre en France.
Mobilisé en 1870, il est promu capitaine en 1871 et décoré de la légion d’honneur.

Dans le Paris en effervescence des débuts de la troisième république, il vit surtout d’expédients, joyeux viveur des cafés des grands boulevards, grand séducteur, duelliste redouté, et revendiqué « journaliste ».
Au début des années 80 il ouvre même une maison de banque mais sans grand succès et en juillet 1883, accusé de détournement de fonds, il fuit en Hollande. De là, il s’embarque pour les Indes orientales où il arrive en septembre 1883, mais dès août 1884 les autorités locales l’arrêtent et l’expulsent vers la France.
De retour en France, échappant dans des conditions pour le moins étonnantes à toute condamnation, malgré une réputation douteuse, il réussit à convaincre le Baron Sellière de lui confier 2000 piastres pour réaliser l’exploration scientifique du sultanat d’Atchem (Sumatra).
Il repart donc là-bas à bord du bateau Vinh Long avec deux associés, mais jamais ils n’iront à Sumatra, préférant vivre à Saigon avec les 2000 piastres de Sellière qui n’en revit jamais la couleur.
Le trio s’illustrera alors dans le trafic d’armes et diverses escroqueries.
Mais Auguste David est fasciné par ce Tonkin qui s’ouvre à la colonisation et est bien décidé à y jouer à un rôle et à en tirer bénéfice.
À partir de 1885, il monte plusieurs expéditions à l’intérieur de l’Indochine française.
Il finit par rencontrer en 1887 le premier gouverneur Général de l’Indochine, Ernest Constans, et obtient par lui une lettre de recommandation du Secrétaire Général, Klobukowsi. Constans a fait rédiger cette missive dans un but politique clair mais non avoué : pouvoir contrer, par une présence locale française effective, la possible politique d’expansion orientale du Siam au-delà du Mékong encouragée par les Britanniques et les Allemands.
Il est vrai qu’en cette époque du début de la colonisation des aventuriers – explorateurs comme des commerçants, plus ou moins recommandables, mais connaissant bien le terrain – sont des personnages sur lesquels l’administration qui s’installe peut s’appuyer, tout comme sur les missionnaires qui sont bien souvent les seuls en contact quotidien et direct des populations autochtones.
C’est précisément le cas sur les hauts plateaux, peuplés par les Mong, notamment les Sedang, aux confins du Laos, du Vietnam et du Cambodge.
Le royaume occidental voisin du Siam, conseillé par les Britanniques et les Prussiens, convoite ce territoire qui lui permettait de s’étendre sur la rive orientale du Mékong pour contrer l’avance coloniale française.
Les Français connaissent ce projet mais hésitent à envoyer l’armée coloniale depuis Saïgon.

Le projet de Mayréna de conquérir ce territoire intéresse donc beaucoup les autorités coloniales et, bien que les rapports de police présentent l’aventurier David dit Mayréna comme trafiquant d’armes et escroc mythomane, le gouverneur général de l’Indochine lui a donné son accord conditionnel : en cas de succès le territoire conquis sera intégré dans l’Indochine française et des concessions aurifères seront données en rémunération de ses services à David. En cas d’échec l’aventurier sera officiellement désavoué.

Fort de la lettre de recommandation, Mayréna s’embarque sur le Haiphong, remonte vers Qui Nhon, puis se rend chez le Résident, Charles Lemire, administrateur colonial et collaborateur de Paul Bert, qui fait tout pour faciliter la tâche de l’explorateur. Mayréna s’arrange aussi pour obtenir le soutien de l’évêque local qui rédige là encore une lettre à destination des Pères missionnaires.

L’épopée du royaume Sédang 

En mars 1888, Mayréna arrive à Quin Hon pour explorer le pays Moï des hauts plateaux vietnamiens. Il est à la tête d’une colonne de 80 coolies (porteurs) et de 15 tirailleurs annamites. Il est aussi accompagné par son acolyte, l’aventurier Mercurol, ancien croupier, et par le commerçant Paoli, ainsi que par quelques femmes dont sa concubine « congaï », qu’il présente comme une « princesse descendante de l’ancien Royaume de Champā » (sic !). En chemin il est rejoint par un missionnaire, le père Guerlach, qui vit dans la région depuis plusieurs années et parle tous les dialectes locaux.
Le peuple Mong vit dans une zone de montagne et de hauts plateaux difficile d’accès. Animistes, les Mong vénèrent les esprits de la forêt, pratiquent les sacrifices humains, vivent de la chasse et font souvent la guerre pour se procurer des esclaves. Leur territoire était alors considéré comme trop dangereux et insalubre et seuls quelques missionnaires y étaient installés notamment dans la localité de Kon Tum.
La caravane mis le cap sur Angkè, poste frontière de l’Annam et du pays Moi.
Trois jours après, elle fut attaquée par un groupe de pirates Djarais. Là, Mayréna apparut vraiment en chef en organisant la défense. Il tua de sa main le chef pirate, dispersa la bande puis … campa sur les lieux pour affirmer sa présence!
La colonne finit par atteindre le village Moïs du grand chef Pim, Kon Jari Tul. Mais les coolies s’enfuirent et David Marie dut alors écrire aux pères missionnaires pour réclamer leur aide matérielle.
Mais il ne reste pas inactif et il conclut avec les deux chefs Mois locaux un traité d’alliance et d’amitiés.
Il mène ensuite une véritable campagne de découverte dans tous les villages, n’hésitant pas à défier les opposants en combat singulier, mais aussi à prêter le serment de l’alcool de riz (traditionnellement bu en groupe directement dans la jarre avec une grande paille). Sous sa tunique, il porte en permanence une cotte de mailles ce qui lui sauva plusieurs fois la vie en particulier lorsque des fléchettes de curare sont tirées sur lui. Il acquiert très vite la réputation d’être surnaturel bénéficiant de la protection des génies.

Les missionnaires, qui finissent par arriver sur place avec leurs éléphants, sont surpris par cette situation. Mayréna a les idées claires: « Envoyé par le gouvernement Français, il ne devait en rien compromettre le drapeau français, mais il lui fallait, au contraire, paraître agir uniquement sous sa responsabilité personnelle, en évitant avec soin tout ce qui aurait un caractère officiel. »
En cela il suivait scrupuleusement les termes de l’accord passé avec le gouverneur Constans, même et surtout s’il n’en tirait pas immédiatement profit.
Il devait regrouper sous son autorité toutes les peuplades indépendantes.
Si l’entreprise réussissait et ne soulevait aucune réclamation diplomatique de la part d’une puissance européenne, l’explorateur passerait alors la main à la France en matière territoriale, et, en récompense, recevrait la concession de mines aurifères.

En trois mois, il réussit à regrouper différentes tribus, dont la plus importante et la plus redoutable, celles des Sédangs, et à se faire élire par elles roi sous le nom de Marie Ier.

Il dote son jeune État de tous les attributs de la souveraineté : un drapeau (azur frappé d’une croix de Malte avec une étoile rouge en son centre), une devise (« Jamais cédant, toujours s’aidant »).

Le 3 juin, Mayréna établit la constitution du royaume Sédang, que les chefs de plusieurs villages signèrent le jour même. Le père Guerlach sert de témoin, d’interprète et de secrétaire.

Article premier :
Les territoires indépendants qui s’allient aujourd’hui prennent le nom de confédération Moï.
Article 2 : les territoires Sédang étant les plus considérables dans cette confédération, celle-ci prendra le nom de Royaume Sédang.
Article 3 : M. de Mayréna, déjà chef reconnu, est élu Roi des Sédang.
Article 4 : La royauté est héréditaire ; mais le roi, s’il le veut, peut désigner un successeur en dehors de la famille. Toutefois, les chefs de tribus exigent que ce roi soit agrée par tous les chefs, à la majorité des voix.
Article 5 : Le drapeau national sera bleu uni, avec une croix blanche à étoile rouge au centre.
Article 6 : Le roi a l’autorité absolue. Il commande à tous les chefs civils et militaires, et règle les différents qui peuvent naître entre eux.
Article 7: Il décide la guerre et la paix, avec l’assistance d’un conseil composé des chefs des tribus.
Article 8 : Le Roi conduit les hommes à la guerre ou désigne celui qui doit les commander.
Article 9 : Les terres ne sont aliénables aux étrangers qu’avec le consentement des Ténules, et toute aliénation doit être sanctionnée par le Roi.
Article 10 : A l’ avenir, les sacrifices humains sont interdits. L’esclavage est aboli et aucun Sédang ne pourra être vendu à quelque nation que ce soit.
Le vendeur d’un esclave Sédang sera lui -même livré au roi qui l’enverra travailler aux travaux publics du royaume (ajout de juillet 1888).
Article 11 : Toutes les religions sont libres dans le Royaume Sédang.
Le catholicisme est religion officielle (ajout de juillet 1888)
Article 12 : En dehors du Conseil général; le roi nommera un Conseil privé, chargé du courant des affaires.
Article 13 : toute modification à la présente constitution devra, pour être valable, être décidé, le Roi présent, par le grand Conseil général.

Fait à Kon Gung, le 3 juin 1888.

Sa maîtresse annamite devient « reine des Sédang » et son acolyte Mercurol devient « marquis d’Hénoui ».
Le village de Kon Jaraï devient sa capitale et le catholicisme sera ultérieurement proclamé religion d’État.

Il crée une douane, un service des postes avec ses propres timbres et différentes décorations (ordre royal Sédang, ordre du mérite sédang, ordre de Sainte-Marguerite) pour récompenser les lettres, les arts, les sciences, l’industrie et le dévouement à la maison royale.

Il organise une armée avec 20 000 hommes équipés de revolvers Remington et d’arbalètes

Dès novembre 1888, il se rend à Hong Kong, colonie britannique, avec sa garde d’honneur habillée d’uniformes d’opérette, pour rechercher des investisseurs, financiers et commerçants locaux.
Le royaume des Sédang devient une réalité internationale.

Quand la France renie sa parole…

Le 21 mars 1889, un an après le démarrage de son épopée, il rencontre le nouveau gouverneur de l’Indochine pour demander la reconnaissance officielle de son pays.
Ce n’est plus Ernest Constans, rappelé en France et nommé le 22 février 1889, ministre de l’intérieur dans le gouvernement de Pierre Tirard qui cherchait un républicain qui soit un homme à poigne pour contrecarrer les entreprises du général Boulanger.
C’est Ernest Richaud, le résident général en Annam-Tonkin au début de l’année 1888, chargé de l’intérim du Gouvernement général de l’Indochine qui est promu Gouverneur-général de l’Indochine Française en avril 1888. Mais pour avoir révélé en France la situation lamentable à ses yeux dans laquelle se trouve le Tonkin « à cause de l’administration calamiteuse de son prédécesseur Ernest Constans » (alors Ministre de l’Intérieur), il est rappelé en France en 1889.
Dire que les relations entre les protégés de Constans et Richaud sont exécrables relève de l’euphémisme.
Toute relation initiale de Constans est d’abord pour Richaud un ennemi.
Pour Richaud, Mayréna n’est qu’un imposteur face auquel la France n’a aucune obligation et ne peut avoir aucun contracté aucun engagement. Il n’est donc pas question de reconnaître un « royaume fantoche des Sédang » dont le territoire, de facto, relève uniquement de l’administration coloniale française qu’il incarne…
Face à ce refus, Mayréna se tourne alors vers les puissances concurrentes et il contacte le consul allemand, sans succès, pour se mettre sous la protection du Kaiser.
Furieux, Richaud se déchaîne et fait courir le bruit que Mayréna aurait menacé de déclarer la guerre à la France. Il pilote en sous-main une campagne de presse contre Mayréna dévoilant son passé trouble…

En avril 1889, Mayréna décide de se rendre à Paris pour rencontrer le président Sadi Carnot et pour ouvrir une ambassade, rue de Grammont. Il donne alors de nombreuses interviews à des journalistes dont Alfred Capus.
Il mène grand train et c’est dit-on au Moulin rouge que Maurice Mac-Nab et Charles de Sivry auraient composé l’hymne national du royaume des Sédangs.
Mayréna – Marie Ier survit en vendant des titres fantaisistes de propriété ou d’exploitation, des décorations, des baronnies, des comtés et même des duchés, tous titres de son royaume d’opérette…
Durant ce temps, l’administration coloniale, profitant de son éloignement s’empare de son royaume.

Le monarque trahi et déchu se rendit à Bruxelles où il trouva un riche industriel qu’il fit baron et décora de divers ordres du Royaume des Sédang. Ce naïf mit à la disposition de Mayréna d’importantes sommes pour qu’il rentre dans son royaume avec d’autres investisseurs qui constituèrent alors « sa cour ».
Fort de cela, Marie Ier organise alors son retour…
Mais le 18 avril 1890, à l’escale de Singapour, il est convoqué par le consul de France qui l’informe que son royaume n’existe pas, que la France revendique le territoire et qu’il sera arrêté s’il débarque en Indochine.
Il ne trouvera aucun soutien… Son royaume aura duré deux ans…

Sic transit gloria mundi

Désemparé, isolé, Marie Ier imagina alors vendre des actions d’une société qui construira un canal dans l’Isthme de Kra reliant l’océan Indien au golfe de Siam, mais ses compagnons le quittèrent et il se retrouva seul et sans argent, définitivement ruiné.
Exilé sur la petite île malaisienne de Tioman, l’homme qui voulu être roi survivait en collectant des nids d’hirondelles qu’il revendait aux commerçants chinois.
Sa santé mentale se dégrada dès l’été 1890 : il présenta des symptômes de paranoïa, se déclara persécuté, et imaginera que les autorités françaises cherchaient à le faire supprimer – ce qui n’est pas nécessairement faux…

Il mourut seul le 11 novembre 1890, abandonné de tous sauf de son chien.
Certains prétendent qu’il fut empoisonné, d’autres qu’il se suicida.

Claude Timmerman

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