Cet article, traduit de l’anglais (Australie) avec l’aimable autorisation de l’auteur, Peter Korotaev, par Thierry Marignac, est tiré de la lettre d’informations paraissant sur la plateforme Substack (où publie Seymour Hersch) « Events in Ukraine ». Il suit et complète avec un regard ukrainien le document « La Guerre avant la guerre » de Thierry Marignac, paru en 2023 aux éditions Konfident, confirmant nombre des informations et hypothèses de cet ouvrage.
Le général Sodol contre Azov
26 juin 2024
La nouvelle s’est déjà répandue dans les médias occidentaux : le lieutenant général Youri Sodol a été limogé après des critiques du Major Bogdan Krotevitch de la brigade Azov. Dans l’article d’aujourd’hui, je considérerai les problèmes survenus entre Krotevitch et Sodol qui ne datent pas d’hier.
Pour commencer, une traduction du « post » de Krotevitch du 24 juin :
Alea jacta est
Je suis quelqu’un d’assez sentimental, voire empathique. Sachant qu’il y a une guerre en Ukraine, ayant une responsabilité vis-à-vis du pays, de la société et de mes camarades soldats, je m’efforce de résoudre divers problèmes de manière à ne faire de tort à personne. Et comme je l’ai dit, je crois vraiment à une forme consciente de diplomatie où l’on peut expliquer logiquement aux gens en quoi ils ont tort et où ça peut mener. De leur côté, les gens peuvent vous donner des réponses. Même s’ils agissent de façon délibérée et que ce sont des scélérats, la diplomatie peut résoudre le problème avec un « moindre mal » en négociant un accord — ce qui est, selon moi l’essence de la diplomatie. Ainsi, chaque problème important, qu’il n’est pas toujours opportun de rendre public, je tente toujours de le transmettre aux gens qui peuvent y remédier. Mais il arrive que la plupart d’entre eux s’en moquent. Par exemple, ne pas se soucier des communications internes défectueuses. Il semble parfois, que, communiquant avec les Américains et d’autres partenaires occidentaux, certains oublient complètement leus personnel et leurs troupes. J’appelle cette forme de communication « le gel ». Et peut-être que si le profit personnel m’intéressait, je me tairais, parce qu’il ne m’affecte pas à cette heure. Mais il affecte la victoire de l’Ukraine dans la guerre (ou plutôt son report). Ainsi je le déclare officiellement — j’ai essayé (pas uniquement moi, c’est un fait, mais je parle ici pour moi-même), raconté dans les bureaux, transmis l’information à tous ceux qu’il m’était possible. Qui plus est, en donnant des témoignages sur des affaires que je ne peux divulguer, j’ai directement parlé de ce que je considère comme des « crimes de guerre ». Mais apparemment, peu de gens s’en soucient.
Tout ceci pour dire : J’ai écrit une lettre au Bureau d’Investigations de l’État pour demander une enquête contre un général qui, je crois, a tué plus de soldats ukrainiens que n’importe quel général russe. Je me moque de savoir s’ils ouvrent une enquête contre moi et qu’ils me mettent en prison. Je ne me moque pas du fait que des commandants passent en cour martiale pour avoir perdu un poste d’observation, tandis qu’un général ne passe pas en jugement pour avoir perdu des régions entières et des milliers de soldats. Les conditions dans lesquelles combattent les brigades aujourd’hui sont d’un héroïsme surréel, grâce aux soldats, sections, compagnies, bataillons, brigades et leurs chefs. Leur héroïsme tient à ce qu’ils résistent à l’ennemi en dépit de tout.
Il me semble parfois que le monde nous envoie des canailles pour nous unir. Et tous les militaires comprennent de qui je parle, parce que 99% des militaires le détestent pour ce qu’il fait. Cet individu lance des enquêtes sur des commandants qui avancent et ne perdent pas les positions qu’ils tiennent, mais il n’an lance pas contre lui-même.
Je suis excédé, le Rubicon a été franchi. Il faut comprendre que si les soldats s’adressent aux médias pour leurs opérations, c’est parce que les choses ne se passent pas correctement. Malheureusement, c’est notre forme de gouvernement qui veut ça. À l’heure où je parle, c’est la seule possibilité de changer les choses. Je me moque de ce qui peut m’arriver. La seule chose dont j’aurai honte éternellement, c’est de ne pas l’avoir fait plus tôt. La fortune sourit aux audacieux, et certaines créatures bénéficient du silence de la majorité, comprenant les conséquences d’une « vendetta personnelle » contre eux-mêmes et leurs unités. Par conséquent, je souligne qu’il s’git d’une décision personnelle et j’en accepte toutes les conséquences.
Une victoire pour la société civile
Le blogueur militaire patriotique Youri Boutouzov a lui aussi publié une longue vidéo sur l’affaire Sodol le 25 juin.
Ses commentaires sont particulièrement intéressants. Naturellement Boutouzov fait l’éloge d’Azov, et commence par dire que le limogeage de Sodol est un évènement capital, qui signale le pouvoir grandissant de la société civile militaire contre une bureaucratie décrépite. Il met l’accent sur la fracture entre des soldats et officiers du front responsables, dont Azov est l’exemple, et des officiers supérieurs généraux corrompus et incompétents tels que Sodol et Syrski.
J’ajouterai ici la part militaire de la démocratie militaire — dans leurs interviews, les combattants sont souvent pleins de rancune contre « les civils paresseux », qui évitent le front, préférant se plaindre et faire la fête plutôt qu’aller dans les tranchées.
Boutouzov prétend aussi que la force de l’Ukraine réside dans une société civile vigoureuse, ce que démontre la mise à pied de Sodol. Je me demande jusqu’à quel point il est sain de violer la discipline de telle manière, mais qu’est-ce que j’en sais.
Ressentiment
Boutouzov poursuit sur les raisons du départ de Sodol. Boutouzov fonde son histoire sur ses contacts de longue date avec Azov, y compris dans la période de la bataille de Marioupol en 2022. C’est à celle-ci que Boutouzov attribue les racines du ressentiment entre Azov et Sodol.
À l’époque, Sodol était responsable de la défense de Marioupol, un point stratégique crucial. Non qu’il se débrouille très bien — Boutouzov remarque que le premier jour de la guerre, le 24 février 2022, l’armée russe a avancé de 100 km, franchisant le Dniepr et prenant Energodar, Tokmak et Mélitopol. Le 26, ils avaient pris Berdyansk (un des commentaires les plus saillants de la vidéo vient d’un habitant de Berdyansk, accusant Sodol d’avoir vendu la ville aux Russes). À ce stade, il était clair que Marioupol était encerclée.
À ce moment-là Sodol et les dirigeants politico-militaires étaient en désaccord avec Azov. Les chefs d’Azov ont alors contacté Sodol et lui ont demandé ce qu’il fallait faire, comme l’exige la hiérarchie militaire. Combattre totalement encerclés ou tenter de s’échapper ?
Il y avait deux unités militaires importantes en ville — la 12e brigade de la Garde Nationale qui incluait Azov, et la 36e brigade d’infanterie de marine. Le 24 février, Sodol a tenu une réunion pour déterminer un plan de défense de la ville. Mais Boutouzov — ainsi qu’Azov, selon lui — avance que Sodol n’a pas attribué de responsabilité précise aux uns et aux autres. Il en a résulté une confusion constante, un manque de communication et le chaos parmi les unités ukrainiennes de la ville. Après ça, Sodol a quitté la ville pour son poste de commandement à Ugledar.
Se sentant abandonné, Denis Prokopenko, commandant la brigade spéciale Azov de la 12e brigade, a pris le contrôle de la défense de la ville dès le premier jour de la guerre. Mais comme il s’agissait d’une décision indépendante, Boutouzov avance qu’il n’a jamais pu rassembler les ressources nécessaires pour défendre la ville. On manquait de nourriture, de médicaments et de munitions.
Boutouzov avance que sur le papier, les soldats ne disposaient que de 80 obus d’artillerie. Boutouzov admet qu’Azov avait des caches d’armes illégales au cas où, ce qui soulève certaines questions, mais ça répond à celle de savoir comment Azov a-t-il pu poursuivre le combat de février à mai. Ils s’étaient apparemment aussi emparé des armes de certaines unités battant en retraite, comme la 56e brigade.
Avant le début de la bataille de Marioupol, Prokorenko avait proposé à Sodol que l’armée ukrainienne porte le combat chez les Russes à Berdyansk, de façon à empêcher ou du moins ralentir l’encerclement de Marioupol. Mais Sodol ne l’a pas permis.
Azov a, semble-t-il prié Sodol de les autoriser à quitter la ville, sachant que l’encerclement signifiait d’énormes pertes sans possibilité de remporter la victoire. Boutouzov note que le refus de Sodol ne pouvait pas être uniquement de sa propre initiative et devait avoir été approuvé par Zelenski et Zaloujny.
Boutouzoz reconnaît que si, dans certains cas, un ordre de tenir le territoire quoi qu’il en coûte puisse être nécessaire, l’absence de fortifications adéquates et de fournitures militaires pose des questions à propos de Sodol.
À la fin mars, à la suite des critiques constantes de Prokorenko et des autres chefs d’Azov, Sodol été suspendu de ses fonctions de commandant des forces armées ukrainiennes du front sud. Mais en mai, après qu’Azov ait déposé les armes dans les profondeurs de Marioupol et que ses chefs soient envoyés en captivité en Russie, Sodol est revenu pour prendre le poste de commandant en chef de l’infanterie de marine, où ses forces ont joué un rôle « critiquable », d’après Boutouzov, dans les contre-attaques autour de Donetsk et Orytne.
Boutouzov critique aussi les forces de Sodol dans leurs attaques en juin-septembre 2023, vu les pertes substantielles qu’elles ont subies face à des forces russes supérieures. Après ça, Sodol a joué un grand rôle dans la débâcle de Krynki. Il s’agit d’une île sur le Dniepr dans la région de Kherson, que les troupes ukrainiennes ont tenté de reprendre pendant des mois, bombardées sans arrêt par les forces russes sur l’autre rive, sans objectif militaire intelligible. Le New York Times, a même publié un article décrivant ça comme une « mission-suicide » en décembre 2023.
Boutouzov a baptisé l’affaire Krynki « sans aucun doute une histoire héroïque, mais impossible à transformer en succès opérationnel », étant donné le rapport de forces et les pertes subies.
Mais Boutouzov remarque que cela n’a pas amoindri la foi de Zelenski en Sodol. Après le limogeage de Zaloujny, Syrski, ami de Sodol, a été promu à la tête de l’armée. Et Sodol a lui-même connu une promotion inespérée, devenant le commandant-en-chef du groupe stratégique-opérationnel de Khostytsia qui a la responsabilité de l’essentiel du front et des soldats. Ce poste était auparavant occupé par Syrski.
Boutouzov avance que les vieilles méthodes de Sodol se révélèrent encore pires à ce niveau supérieur. Il a gagné la haine de la majorité des soldats grâce à sa tendance à envoyer ses subordonnés faire des attaques insensées et ne communiquer que par ordres et menaces. Il avait aussi une affection particulière pour les enquêtes internes, selon Boutouzov pour intimider et garder le contrôle de ses subordonnés.
Le nouveau poste de Sodol à Khostytsa signifiait aussi qu’il revenait avec ses vieux « amis » d’Azov. Ils combattaient dans la forêt de Serebiansk dans la région de Lyman. Sodol, se sentant le chouchou de Zelenski et de Syrski, se mit à assurer sa domination. Il entama une série d’enquêtes contre les forces d’Azov, que Boutouzov prétend dues au refus d’Azov d’obéir à des ordres ridicules, tenir des barrages ou des villages sans importance comme Ivanivka.
Contre Prokorenko, revenu récemment de captivité en Russie en passant par la Turquie, Sodol ne lança pas moins de deux enquêtes. Boutouzov remarque que ces investigations militaires peuvent ouvrir la voie à des poursuites criminelles, mais étaient fondées sur des affaires absurdes, selon lesquelles Azov n’aurait pas correctement exécuté les ordres.
Boutouzov avance que de telles affaires démontrent qu’il y a deux castes sur le front, la caste des généraux et celles des commandants responsables de leurs soldats sur le front. La première ne se sent responsable que pour tourmenter la dernière. La raison : Zelenski et son entourage ne se soucient pas de nommer des gens pour qui la première priorité serait la guerre. Ce qui est, à son tour, renforcé par les généraux, qui ont peur instinctivement de la politique et font ce que la direction politicienne leur demande.
Il en résulte que la guerre se bureaucratise, personne ne se soucie des résultats. Ils se moquent de la destruction de l’ennemi, ne s’intéressent qu’à des points sur la carte. Ils se moquent de la façon dont on atteint un objectif, avec quels résultats. Mais comme des chefs comme ceux d’Azov ne se préoccupent pas seulement de points sur la carte mais aussi de l’état de leurs soldats et de ce que fait l’ennemi sur la ligne de front, un conflit a éclaté.
Tout ceci a conduit au « post » de Krotevitch sur les réseaux sociaux et à l’appel au Bureau des Investigations d’État. Confronté à cette affaire, la première de l’histoire de l’armée, Boutouzov remarque que Zelenski a attendu plusieurs jours afin de prendre la mesure de l’opinion publique. Il devait choisir : virer Krotevitch ou Sodol. Et c’est l’absence de soutien pour ce dernier, de même que le peu de considération pour lui dans l’armée qui a conduit Zelenski à sa décision finale.
Mais il est évident que l’affaire Sodol n’est pas la fin de l’histoire. Boutouzov de même que beaucoup d’analystes que j’ai lus sur Telegram, souligne la proximité entre Sodol et Syrski. D’après Boutouzov, le limogeage de Sodol soulève la question de celui de Syrski. Ce dernier se sert des mêmes méthodes grossières que Sodol, qui lui ont valu le surnom de « Boucher » dans les troupes ukrainiennes, et ce n’est pas parce que les ennemis le craignent. Et Boutouzov, remarque également que le remplaçant de Sodol, Gnatov, est aussi obsédé par les cartes que les autres généraux. Boutouzov appelle à des changements « systémiques » quelle que soit le sens de ces termes.
En réalité, il y a beaucoup de signes du limogeage imminent de Syrski. On l’a mis là comme le béni-oui-oui de Zelenski, à la place de Zaloujny, de plus en plus populaire. Ce dernier était tout autant un « général soviet incompétent » que Syrski ou Sodol, selon les nationalistes. Mais la différence était que des forces d’opposition et peut-être l’Occident avaient choisi Zaloujny comme possible brise-glace contre Zelenski.
Récemment, Maria Bejoula, le chien de garde parlementaire dont les critiques à voix haute ont annoncé le limogeage de Zaloujny, a tout aussi violemment dénigré Syrski. Le 25 juin elle a accusé Sodol de participer à des débauches alcoolisées à Odessa, tandis que les Russes prenaient Toresk.
Sodol est celui avec les lapins
Elle s’en était déjà prise à Sodol pour Toretsk le 21 juin. Et le 8 juin elle accusait Syrski de « mentir sur Krynki et Rabotino », qu’elle disait sous contrôle russe malgré les dénégations des militaires, et d’y avoir mené des opérations sanglantes et absurdes. Et le 22 juin elle était de nouveau à l’offensive contre Syrski, disant dans une interview que ses actions démontraient « les classiques méthodes soviets » (ce qui, bien entendu, est horriblement négatif).
Le départ de Sodol n’est certainement pas le dernier bouleversement des forces armées ukrainiennes. Mais en dehors du changement de personne, ça arrive dans l’armée, Quel genre de précédent serait mis en place par un retour à la démocratie directe des cosaques ? Sachant que les alternatives à Sodol et Syrski sont du pareil au même quels sont les changements « systémiques » proposés par Boutouzov ? Rendre Azov responsable de tout ?
Une « Rada cosaque » ou parlement. Dans ces rassemblements houleux les affaires politiques étaient résolues par la démocratie directe. Ce qui impliquait souvent des bagarres, des duels et des décès.
Et qu’est-ce que ça signifie pour la motivation des soldats du front, à trois contre un des mobilisés contre des volontaires ? Sachant leur motivation déjà en berne, beaucoup d’entre eux traînés dans des autocars, tabassés pour qu’ils comprennent, les scandales permanents et les rafles augmenteront-ils leur volonté de se battre contre un ennemi largement supérieur ? La plupart des soldats interviewés par Oukrainskaïa Pravda parlent d’une supériorité de sept contre un de l’armée russe en termes de munitions, qui ne sera réduite que légèrement par l’aide occidentale.
Un autre phénomène fascinant, est le sentiment grandissant en faveur d’un cessez-le-feu et les critiques de la ligne du gouvernement « Les frontières de 91 ou la guerre » même chez les nationalistes les plus endurcis au sein ou proches d’Azov. Ce sera le thème d’un prochain article.
Peter Korotaev (traduit par Thierry Marignac)
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