Laurent Izard est normalien et agrégé de l’Université en économie et gestion. Diplômé en droit de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, professeur de chaire supérieure, il est l’auteur de nombreux manuels d’enseignement supérieur en économie et gestion et de La France vendue à la découpe (L’Artilleur, janvier 2019). Il vient se signer une tribune pour Le Figaro qui mérite le détour.

Effet inattendu de la crise du coronavirus, nos dirigeants semblent subitement convaincus de l’impératif de préservation de notre souveraineté économique. Bruno Le Maire déclare dans une interview au Figaro: «Notre objectif est la souveraineté économique de la France». Et Emmanuel Macron multiplie depuis plusieurs semaines les déclarations invitant à «renforcer» ou «rebâtir» notre souveraineté tout en évoquant une série de mesures en ce sens, inclues ou non dans notre plan de relance économique.

Il est vrai que cette crise a été pour beaucoup un révélateur de ce que les plus lucides savaient déjà: notre pays, le plus désindustrialisé d’Europe à l’exception de la Grèce, est dépendant de l’étranger pour ses approvisionnements fondamentaux, médicaux, énergétiques ou militaires. (…) La France vit à crédit, notre addiction à l’emprunt nous soumettant aux aléas des marchés financiers et au bon vouloir de nos créanciers. Mais surtout, le pouvoir de décision et d’action du gouvernement s’étiole chaque jour davantage en raison de la multiplication de nos engagements internationaux dans le cadre de l’Union européenne et de l’Organisation mondiale du Commerce.

Le brusque revirement souverainiste de nos dirigeants est-il crédible? On peut en douter pour au moins quatre raisons:

Premièrement, ceux qui aujourd’hui promettent de défendre notre patrimoine économique sont les mêmes qui, il n’y a pas si longtemps, ont encouragé ou accompagné le bradage d’Alstom Power, Technip, Alcatel, Lafarge et bien d’autres encore. Alors qu’Emmanuel Macron prône la «souveraineté numérique», la France a choisi de livrer les données de santé de 67 millions de Français à l’américain Microsoft. Nos gouvernants vont-ils enfin encourager le développement d’entreprises françaises de traitement des données numériques, ce qui permettrait en premier lieu à nos services de renseignements (DGSI) de s’affranchir de partenariats aventureux avec des sociétés américaines comme Palantir Technologie?

Ensuite, notre pays s’est doté d’un arsenal juridique qui permet à Bercy de s’opposer aux projets d’acquisitions de firmes stratégiques françaises par des investisseurs étrangers. En théorie seulement, car en pratique, de nombreuses entreprises importantes échappent au périmètre de protection de notre bouclier juridique. Et surtout, il semblerait que le processus de contrôle n’ait pu empêcher aucune acquisition d’entreprise françaises par des investisseurs internationaux: les rachats récents par des groupes étrangers des entreprises Tronics (microsystèmes électromécaniques utilisés dans l’aéronautique, la défense ou le médical), SCPS (spécialiste des batteries électriques) ou Latécoère (technologie LiFi), ne peuvent que le confirmer. Et si, il y a quelques semaines, l’État s’est brièvement opposé au rachat de Photonis (systèmes de vision nocturne) par le californien Teledyne, il a finalement cédé en imposant au repreneur certaines conditions qu’il ne pourra de toute façon jamais faire respecter: par le passé, aucune sanction sérieuse pour manquements aux engagements des repreneurs, pourtant nombreux, n’a jamais été appliquée par Bercy… (…)

Notre pays s’engage dans une série de traités qui restreignent sa souveraineté économique.
Mais surtout, il ne peut exister de souveraineté économique sans souveraineté politique. Or, notre pays s’engage dans une série de traités qui restreignent cette souveraineté: il en est ainsi du projet de partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI) également connu sous le nom de traité de libre-échange transatlantique (TAFTA en anglais), qui prévoit la création d’une zone de libre-échange transatlantique souvent appelée Grand marché transatlantique et dont les effets positifs potentiels sur le PIB des deux zones sont particulièrement contestés. L’opacité des négociations fait craindre une harmonisation vers le bas des normes sociales, sanitaires et environnementales existantes, ainsi que des règlements affectant le commerce. Et le principe d’extraterritorialité du droit pénal des pays concernés attaché à ce traité risque d’être à sens unique, l’Union européenne n’ayant pas plus que la France le pouvoir d’imposer des sanctions aux entreprises américaines. L’accord de libre-échange entre l’Union européenne (UE) et le Mercosur, tout comme celui avec le Canada (CETA) et celui avec le Japon (JEFTA) font également peser de lourdes menaces sur les consommateurs et les salariés des pays européens: nos entreprises vont en effet être confrontées à de nouveau concurrents qui ne sont pas soumis aux mêmes règles de production et au respect des normes environnementales en vigueur en Europe. On peut également citer le futur Accord sur le Commerce des Services (ACS), plus connu sous son acronyme anglais TiSA (pour Trade in Services Agreement). L’opacité des négociations relatives à ce traité peut s’expliquer par ses conséquences potentielles sur les services publics: cet accord empêcherait en effet toute régulation de la part des États dans des secteurs relevant jusqu’à présent des services publics et conduirait à leur privatisation systématique. Il aboutirait d’autre part à une déréglementation des professions jusqu’alors réglementées (médecins, pharmaciens, notaires, experts-comptables, architectes, experts-géomètres, huissiers de justice, dentistes, avocats, commissaires priseurs…). Ce futur accord part en effet du principe que ces professionnels sont des commerçants, des vendeurs de services, qui doivent être eux aussi régis par les règles concurrentielles du commerce international!

Enfin, la souveraineté que nos dirigeants cherchent à défendre est davantage européenne que nationale. Il faut relire le livre du candidat Emmanuel Macron intitulé «Révolution»: il y démontre une véritable obsession pour la souveraineté européenne, et y affirme notamment: «Les vrais souverainistes sont les pro-européens ; l’Europe est notre chance pour retrouver notre pleine souveraineté». Un pari dangereux: car si l’UE met en œuvre un plan de contrôle des investissements internationaux d’origine extra-européenne sans créer de nouveaux canaux de financement pour nos entreprises, les firmes françaises en mal de capitaux ne pourront se tourner que vers la seule puissance capable de répondre à leurs besoins: l’Allemagne… D’autre part, si notre défense s’intègre dans un vaste système européen, il nous sera difficile de faire accepter par nos partenaires des opérations militaires à l’étranger destinées à protéger nos intérêts hors de l’Hexagone. Et le plan de relance européen a minima arraché sur le fil en juillet 2020, en accordant des crédits qui ne seront jamais remboursés, s’apparente à un processus de création monétaire incontrôlé dont les effets peuvent à terme s’avérer redoutables (inflation, bulle immobilière…).

Dès lors, est-il possible de défendre une véritable souveraineté nationale? Ce sera l’un des enjeux de la prochaine campagne présidentielle. Cet objectif est réellement ambitieux car il suppose de remettre en question certains processus majeurs dans lesquels nous nous sommes engagés. Marie-France Garaud n’affirmait-elle pas que l’élection présidentielle n’avait strictement aucune importance car la souveraineté repose sur quatre pouvoirs dont les États et les politiques se sont progressivement défaits: battre monnaie, décider de la paix et de la guerre, faire les lois, rendre la justice?

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