Soucieux de mieux comprendre les critiques de Son Excellence envers le dernier Concile et ses arguments doctrinaux pour remédier à la crise de l’Eglise contemporaine, le rédacteur en chef de Catholic World News, Phil Lawler l’a interrogé directement. Voici la traduction de cet entretien qui clarifie la position de Mgr Viganò sur l’autorité de Vatican II :
« Cher docteur Lawler,
J’ai reçu par l’intermédiaire de notre ami commun Edward Pentin votre email, dans lequel vous me posez quelques questions concernant ce que j’ai déjà dit sur le concile Vatican II. Je vous réponds volontiers, espérant que ces réflexions puissent contribuer à guérir l’Eglise catholique des graves maux qui l’affligent.
Ph. Lawler : Premièrement, que dites-vous au sujet de Vatican II ? Que les choses se soient détériorées rapidement depuis lors est certainement vrai. Mais si c’est l’ensemble du Concile qui pose un problème, comment est-ce arrivé ? Comment concilier cela avec ce que nous pensons de l’inerrance du magistère ? Comment tous les pères du Concile ont-ils pu être ainsi trompés ? Même si seules certaines parties du Concile (par exemple Nostra Aetate, Dignitatis Humanae) sont problématiques, nous sommes toujours confrontés aux mêmes questions. Beaucoup d’entre nous disent depuis des années que « l’esprit de Vatican II » est erroné. Êtes-vous en train de dire que cet « esprit » libéral trompeur reflète fidèlement les travaux du Concile ?
Archevêque Vigano : Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de démontrer que le Concile représente un problème : le simple fait que nous posions cette question sur Vatican II et non sur Trente ou Vatican I me semble confirmer un fait qui est évident et reconnu par tous. En réalité, même ceux qui défendent le Concile âprement se retrouvent à le faire en faisant abstraction de tous les autres conciles œcuméniques précédents, dont aucun n’a jamais été défini comme un concile pastoral. Et notez qu’ils l’appellent « le Concile » par excellence, comme s’il s’agissait du seul et unique concile de toute l’histoire de l’Église, ou du moins le considérant comme un unicum que ce soit par la formulation de sa doctrine ou par l’autorité de son magistère. C’est un concile qui, à la différence de tous ceux qui l’ont précédé, s’est appelé lui-même un concile pastoral, déclarant qu’il ne voulait pas proposer de nouvelle doctrine, mais qui en fait a créé une distinction entre avant et après, entre un concile dogmatique et concile pastoral, entre canons sans équivoque et verbiages, entre anathèmes et clin d’œil au monde.
En ce sens, je crois que le problème de l’infaillibilité du Magistère (l’inerrance que vous mentionnez est proprement une qualité de l’Écriture Sainte) ne se pose même pas, car le Législateur, c’est-à-dire le Pontife Romain autour duquel le Concile s’est réuni, a solennellement et clairement affirmé qu’il ne voulait pas user de l’autorité doctrinale qu’il aurait pu exercer s’il l’avait voulu. Je voudrais faire remarquer que rien n’est plus pastoral que ce qui est proposé comme dogmatique, car l’exercice du munus docendi dans sa forme la plus élevée coïncide avec l’ordre que le Seigneur a donné à Pierre de nourrir ses moutons et ses agneaux. Et pourtant, cette opposition entre dogmatique et pastorale a été faite précisément par celui qui, dans son discours d’ouverture du Concile, a voulu donner un sens sévère au dogme et un sens plus doux, plus conciliant à la pastorale. Nous retrouvons le même décor aussi dans les interventions de Bergoglio, où il identifie le « pastoralisme [pastoralità] » à une version douce du rigide enseignement catholique en matière de foi et de morale, au nom du discernement. Il est douloureux de reconnaître que la pratique du recours à un lexique équivoque, utilisant des termes catholiques compris de manière inappropriée, s’est imposé dans l’Église à partir de Vatican II, qui est le premier et le plus emblématique exemple de soi-disant « circitérisme », l’utilisation équivoque et intentionnellement imprécise de la langue. Cela s’est produit parce que l’Aggiornamento, un terme en soi idéologiquement promu par le Concile comme un absolu, a fait du dialogue avec le monde sa priorité par-dessus tout.
Il y a une autre équivoque qui doit être clarifiée. Si, d’une part, Jean XXIII et Paul VI ont déclaré qu’ils ne voulaient pas engager le Concile dans la définition de nouvelles doctrines et voulaient qu’il se limite à n’être que pastoral, d’autre part, il est vrai qu’extérieurement, médiatiquement dirions-nous aujourd’hui, l’importance mis sur ses actes a été énorme. Cela a servi à transmettre l’idée d’une présumée autorité doctrinale, d’une implicite infaillibilité magistérielle, alors qu’elles avaient pourtant été clairement exclues dès le début. Si cette insistance s’est produite, c’était pour permettre aux instances plus ou moins hétérodoxes d’être perçues comme faisant autorité et donc d’être acceptées par le clergé et les fidèles. Mais cela suffirait à discréditer les auteurs d’une tromperie similaire, qui crient encore aujourd’hui si quelqu’un touche Nostra Aetate, alors qu’ils se taisent même si quelqu’un nie la divinité de Notre-Seigneur ou la virginité perpétuelle de Très Sainte Vierge Marie. Rappelons que les catholiques n’adorent pas un concile, ni Vatican II ni Trente, mais plutôt la Très Sainte Trinité, le Seul Vrai Dieu; ils ne vénèrent pas une déclaration conciliaire ou une exhortation post-synodale, mais plutôt la vérité que véhiculent ces actes du Magistère.
Vous me demandez : « Comment tous les pères du Conseil ont-ils été trompés ? » Je réponds en m’appuyant sur mon expérience de ces années et sur les paroles de mes confrères avec qui j’ai engagé une discussion à l’époque. Personne n’aurait pu imaginer qu’en plein cœur du corps ecclésial il y avait des forces hostiles si puissantes et organisées qu’elles pouvaient réussir à rejeter les schémas préparatoires parfaitement orthodoxes qui avaient été préparés par les cardinaux et les prélats avec une fidélité certaine à l’Église, les remplaçant avec un paquet d’erreurs habilement déguisées derrière des discours longs et délibérément équivoques. Personne n’aurait pu croire cela, que sous les voûtes de la basilique vaticane, les États généraux pouvaient être convoqués pour décréter l’abdication de l’Église catholique et l’inauguration de la Révolution. (Comme je l’ai déjà mentionné dans un article précédent, le cardinal Suenens a appelé Vatican II « Le 1789 de l’Église »). Les Pères conciliaires ont fait l’objet d’une supercherie sensationnelle, d’une fraude habilement préparée en recourant aux moyens les plus subtils : ils se sont retrouvés en minorité dans les groupes linguistiques, exclus des réunions convoquées au dernier moment, poussés à donner leur placet en leur faisant croire que le Saint-Père le voulait. Et ce que les innovateurs n’ont pas réussi à obtenir dans l’Aula Conciliaire, ils l’ont réalisé dans les commissions et comités, grâce également à l’activisme des théologiens et des periti qui ont été accrédités et acclamés par une puissante machine médiatique. Il existe une vaste gamme d’études et de documents qui témoignent d’une part de cette intention malveillance systématique de certains des Pères du Concile, et d’autre part de l’optimisme naïf ou négligence des autres Pères du Concile bien intentionnés. L’activité du Coetus Internationalis Patrum [s’opposant aux innovateurs] n’a pu faire grand-chose, voire rien, lorsque les violations des règles par les progressistes étaient ratifiées à la Table Sacrée elle-même [par le Pape].
Ceux qui ont soutenu que « l’esprit du Concile » représentait une interprétation hétérodoxe ou erronée de Vatican II se sont livrés à une opération inutile et nuisible, même s’ils étaient poussés à le faire de bonne foi. Il est compréhensible qu’un cardinal ou un évêque veuille défendre l’honneur de l’Église et désire qu’elle ne soit pas discréditée devant les fidèles et le monde, et ainsi on a pensé que ce que les progressistes attribuaient au Concile était en réalité une représentation indue, un forçage arbitraire. Mais si à l’époque il pouvait être difficile de penser qu’une liberté religieuse condamnée par Pie XI (Mortalium Animos) pouvait être affirmée par Dignitatis Humanae, ou que le Pontife Romain pouvait voir son autorité usurpée par un fantomatique Collège épiscopal, nous comprenons aujourd’hui que ce qui était habilement caché dans Vatican II est aujourd’hui affirmé ore rotundo dans les documents pontificaux, précisément au nom de l’application cohérente du Concile.
D’autre part, lorsque nous parlons couramment de l’esprit d’un événement, nous voulons dire précisément qu’il constitue l’âme, l’essence de cet événement. Nous pouvons donc affirmer que l’esprit du Concile est le Concile lui-même, que les erreurs de la période post-conciliaire étaient contenues in nuce dans les Actes conciliaires, tout comme il est dit à juste titre que le Novus Ordo est la messe du Concile, même si en présence des Pères conciliaires se célébrait la messe que les progressistes appellent significativement pré-conciliaire. Et encore : si Vatican II ne représente vraiment pas un point de rupture, quelle est la raison de parler d’une Eglise pré-conciliaire et d’une église post-conciliaire, comme s’il s’agissait de deux entités différentes, définies dans leur essence par le Concile lui-même ? Et si le Concile était vraiment en ligne avec le Magistère infaillible ininterrompu de l’Église, pourquoi est-il le seul Concile qui pose de graves et sérieux problèmes d’interprétation, démontrant son hétérogénéité ontologique par rapport aux autres Conciles ?
Lawler : Deuxièmement, quelle est la solution ? Mgr Schneider propose qu’un futur Pontife répudie les erreurs; l’archevêque Viganò trouve cela insuffisant. Mais alors comment corriger les erreurs, de manière à maintenir l’autorité du magistère d’enseignement ?
Archevêque Vigano : La solution, à mon avis, réside avant tout dans un acte d’humilité que chacun d’entre nous, à commencer par la Hiérarchie et le Pape, doit réaliser : reconnaître l’infiltration de l’ennemi au cœur de l’Église, l’occupation systématique des postes clés dans la Curie romaine, les séminaires et les universités, la conspiration d’un groupe de rebelles – y compris, en première ligne, la déviante Compagnie de Jésus – qui ont réussi à donner l’apparence de légitimité et de légalité à un acte subversif et révolutionnaire. Nous devons également reconnaître l’insuffisance de la réponse des bons, la naïveté de beaucoup, la passivité des autres et les intérêts de ceux qui ont bénéficié de ce complot. Après sa triple négation du Christ dans la cour du grand prêtre, Pierre flevit amare, il pleura amèrement. La tradition nous dit que le prince des apôtres conserva deux sillons sur les joues pour le reste de ses jours, à la suite des larmes qu’il versa copieusement, se repentant de sa trahison. Il appartiendra à l’un de ses Successeurs, le Vicaire du Christ, dans la plénitude de sa puissance apostolique, de rejoindre le fil de la Tradition là où il a été coupé. Ce ne sera pas une défaite mais un acte de vérité, d’humilité et de courage. L’autorité et l’infaillibilité du Successeur du Prince des Apôtres ressortiront intactes et reconfirmées. En fait, elles n’ont pas été délibérément remises en question à Vatican II, mais ironiquement, elles pourraient l’être un jour futur si un Pontife se mettait à corriger les erreurs que ce Concile a permis, et cela en jouant sur l’équivoque d’une autorité qui a été officiellement niée à ce Concile mais que l’entière hiérarchie a subrepticement fait croire aux fidèles qu’il avait, en commençant en premier par les papes du Concile.
Je voudrais rappeler que pour certaines personnes ce qui est exprimé ci-dessus peut sembler excessif, parce que cela semble remettre en cause l’autorité de l’Église et des Pontifes romains. Et pourtant, aucun scrupule n’a empêché la violation de la Bulle Quo primum tempore de Saint Pie V, abolissant du jour au lendemain toute la liturgie romaine, le vénérable trésor millénaire de la doctrine et de la spiritualité de la messe traditionnelle, l’immense patrimoine du chant grégorien et de la musique sacrée, la beauté des rites et des vêtements sacrés, défigurant l’harmonie architecturale même des basiliques les plus illustres, supprimant les balustrades, les autels monumentaux et les tabernacles : tout a été sacrifié sur l’autel du coram populo du renouveau conciliaire, avec la circonstance aggravante de l’avoir fait uniquement parce que cette liturgie était admirablement catholique et inconciliable avec l’esprit de Vatican II .
L’Église est une institution divine, et tout en elle devrait commencer par Dieu et revenir à Lui. Ce qui est en jeu ce n’est pas le prestige d’une classe dirigeante, ni l’image d’une entreprise ou d’un parti : il s’agit ici de la gloire de la majesté de Dieu, de ne pas annuler la Passion de Notre-Seigneur sur la Croix, des souffrances de sa très sainte Mère, du sang des martyrs, du témoignage des saints, du salut éternel des âmes. Si, par orgueil ou par obstination malheureuse, nous ne savons pas reconnaître l’erreur et la tromperie dans lesquelles nous sommes tombés, nous devrons rendre des comptes à Dieu, qui est aussi miséricordieux avec son peuple quand il se repent qu’il est implacable en justice quand il suit Lucifer dans son non serviam.
Cher Docteur Lawler, à vous et à vos lecteurs, j’adresse cordialement mes salutations et la bénédiction de Notre Seigneur, par l’intercession de Sa et de notre Très Sainte Mère.
+ Carlo Maria Viganò, le 21 juin 2020, Dominica infra Octavam Ss.mi Cordis Jesu »
Francesca de Villasmundo
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