Chronique de Jean-Claude Pomerleau
Avec « une doctrine qui, de haut, eût tout coordonné… nous aurons déjà créé tous les organismes d’un État viable ».
Lionel Groulx, par sa pensée et son action, a posé les bases d’un État français en Amérique. Dans le contexte actuel du déclin de la nation, sa doctrine politique garde toute sa pertinence pour entreprendre le redressement national, un préalable incontournable vers la rupture.
Nous avons survolé diverses sources d’information [1-3] couvrant l’œuvre de Lionel Groulx, le premier à penser le Québec comme un État plutôt qu’une province, pour y extraire les éléments constituants et structurants de sa doctrine d’État :
« Doctrine, une unité de penser » – Sun Tzu [4]
Groulx fut le père de notre doctrine d’État : c’est ce qui fait de ce fils de paysan le penseur le plus influent de l’histoire du Québec.
Groulx, produit d’une grande institution : l’Église de Rome, comprise ici comme une institution POLITIQUE millénaire.
Depuis la conversion de l’empereur Constantin, elle fut « la colonne vertébrale du Moyen Âge », « la seule instance supérieure aux nations et aux dynasties ». L’alliance du Trône et de l’Autel n’a-t-elle pas fait de la France, la fille aînée de l’Église ? Dans une continuité historique pour arriver jusqu’à nous, c’est cette alliance symbolisée par la croix et le lys que l’on retrouve sur le drapeau du Québec. À travers ce symbole passe le courant tellurique de l’histoire de l’Occident chrétien.
C’est donc cette institution millénaire dans sa pratique de la politique profonde qui a formé Lionel Groulx, ce fils de paysan, de l’école de rang au collège classique, jusqu’aux universités européennes. Les deux années passées à l’Université de Fribourg en Suisse, un croisement entre le catholicisme et la rigueur germanique, vont lui ouvrir l’esprit sur des perspectives politiques loin du cadre provincial, plus près des véritables affaires d’État [5].
Cette institution, fondée sur le don de soi qui rend l’être entièrement disponible pour sa tâche et la foi qui se transpose dans la vie temporelle comme surcroît de volonté, a assigné à Lionel Groulx une mission à la base de sa doctrine politique : devenir l’historien national de ce « petit peuple » pour l’amener à la « plénitude de sa vie française ».
L’Histoire, mon « devoir d’État »
« Philosophie de l’histoire : instrument plus ou moins inconscient de la volonté de puissance collective. » – Johann Gottfried (von) Herder
« Qu’est l’énoncé sinon un moyen ? » – Georges Bataille
« L’Histoire n’est ni une science spéculative ni une discipline de dilettante. Essentiellement dynamique, elle ne saurait se passer d’inspirer, sinon de formuler, des disciplines d’action. Ai-je tort de conclure qu’en m’imposant pareil devoir d’état, mes supérieurs m’assignaient, du même coup, pour mission, d’éclairer mes compatriotes sur leurs problèmes nationaux ? » (Directives, 1937, p. 9) [Dorénavant, les caractères gras dans les citations sont les nôtres.]
L’enseignement de l’histoire, le fondement de sa doctrine
« Notre doctrine, elle peut tenir tout entière en cette brève formule : reconstituer la plénitude de notre vie française. Nous voulons retrouver, ressaisir, dans son intégrité, le type ethnique qu’avait laissé ici la France et qu’avaient modelé cent cinquante ans d’histoire.» (L’Action française, janvier 1921, cf. Anthologie politique, p. 32).
L’Histoire à titre de « devoir d’État » lui apparaît clairement comme le défi existentiel.
Sur l’épopée de la Nouvelle-France, il dira qu’il y a suffisamment de faits marquants pour qu’il y ait « une Gloire qui reste ». Mais il y eut cette Conquête, cette part du tragique qui l’habite, et qui pour lui a toujours posé un défi à l’existence même de son « petit peuple » :
Nous appartenons à ce petit groupe de peuples sur la terre, — Combien sont-ils ? Quatre ou cinq ? — au destin d’une espèce particulière : l’espèce tragique. Pour eux l’anxiété n’est pas de savoir si demain ils seront prospères ou malheureux, grands ou petits ; mais s’ils seront ou ne seront pas ; s’ils se lèveront pour saluer le jour ou rentrer dans le néant.
Référence – Directives, 1937, p. 10 (PDF)
La vérité que l’évidence nous jette crûment à l’esprit, c’est, dans ce pays, une volonté implacable de nous éliminer comme nationalité.
Référence – L’Appel de la race (publié dans L’Action française, 1923)
Contre la langue française, contre nos lois, contre nos écoles, contre nos privilèges et nos droits les plus sacrés, se poursuit, à Ottawa et ailleurs, une offensive savante, sournoise, systématique, froidement résolue à porter le coup décisif. (Anthologie politique, p. 25)
La réponse de Groulx pour relever le défi existentiel apparaît dès 1922.
Poser l’autonomie sur l’édification des assises d’un État français en Amérique :
Être nous-mêmes, absolument nous-mêmes, constituer, aussitôt que le voudra la Providence, un État français indépendant, tel doit être, dès aujourd’hui, l’aspiration où s’animeront nos labeurs, le flambeau qui ne doit plus s’éteindre.
Province française, nationalité française, nous ne pouvons le rester, sans une certaine autonomie législative et administrative, en particulier dans l’ordre économique et social. (Directives, p. 12-13)
[L’autonomie], l’indispensable moyen de résoudre le problème total de son existence. (Lionel Groulx, p. 496).
[…] un État français, l’État national comme la première condition d’un redressement efficace de notre vie collective ! Mais, « Etat », « autonomie », deux mots qui font trembler comme celui d’ « indépendance » nos esprits foncièrement colonisés.
Un long asservissement politique, puis national, nous a pliés, habitués à la servitude, a fait de nous une nationalité hésitante, pusillanime. Avant d’avoir le simple courage d’accepter son avenir, notre peuple a besoin d’une rééducation politique et nationale.
Par conséquent, ne vous en laissez pas imposer, jeunes gens, par les timorés qui vous disent : « Votre État français, faites-le, si vous voulez ; mais n’en parlez point. C’est oublier, dans la vie d’un peuple, le rôle organisateur des idées d’importance centrale, leur valeur d’idéal et d’impulsion. »
[…]
Le devoir certain, où il n’y a pas de risque de se tromper, ni de perdre ses efforts, c’est de travailler à la création d’un État français dans le Québec, dans la confédération si possible, en dehors de la fédération si impossible. (Lionel Groulx, p. 342)
Ce sera exactement la position de Daniel Johnson dans Égalité ou indépendance :
Si la sécession devenait pour les Canadiens français le seul moyen de rester eux-mêmes, de rester français, alors ce ne serait pas seulement leur droit, ce serait même leur devoir d’être séparatistes. (p. 109)
En 1937, le défi existentiel se précise avec la centralisation fiscale par le fédéral
Durant les années 1930 et 1940, il devenait évident pour Groulx que le fédéral mettait en place des politiques visant la centralisation des pouvoirs, en violation du pacte confédératif de 1867. Notamment par la création de la commission Rowell-Sirois en 1937 dans le but de justifier la centralisation fiscale par Ottawa ; préfigurant la centralisation politique de 1982. Pour Groulx, cette manœuvre du fédéral posait clairement un défi existentiel à la nation.
Le discours historique de 1937
C’est dans ce contexte qu’il prononçait son fameux discours au Congrès de la langue française au palais Montcalm en 1937. Les autorités craignaient son radicalisme (celui qui a des racines), d’autant que le gouverneur général serait présent. Ne pouvant contraindre Groulx, on repoussa son allocution tard en fin de soirée pour limiter son influence, surtout qu’elle sera diffusée à la radio, le seul média de masse à l’époque.
Le bang :
Je suis de ceux qui espèrent […], avec les ancêtres qui ont espéré ; j’espère avec tous les espérants d’aujourd’hui ; j’espère par-dessus mon temps, par-dessus tous les découragés. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, notre État français, nous l’aurons.
Scandale ! Le Québec cesse de se penser comme une province pour se penser comme un État français :
L’idée centrale de son discours reste de faire de l’État du Québec un État national, au lieu d’une province gouvernée à l’intérieur des limites tracées par la majorité canadienne-anglaise. (Lionel Groulx, p. 377)
Ce discours, qui annonce une rupture statutaire du cadre constitutionnel de 1867, jette la panique dans le camp du statu quo. Le journal Le Soleil du 3 juillet 1937 titre :
Une guerre civile dans le Québec [6]
Le journal La Nation, ouvertement séparatiste, dirigé par de jeunes patriotes groulxistes exaltés, titre :
Apothéose à l’abbé Groulx [7]
La foule vibrait comme aux grands jours de Papineau.
Il ajoute même :
M. Lionel Groulx, premier ministre [8]
Groulx va calmer les ardeurs de ces jeunes patriotes. Nous ne sommes pas prêts ni près, dans la situation actuelle, cela équivaudrait à changer nos chaînes pour d’autres chaînes.
Un État soit, mais encore faut-il qu’il soit viable :
Maîtres ni de notre vie économique, ni, par une conséquence fatale, de notre vie politique ; d’une vie culturelle anémique […], serions-nous un État viable ?
Nous ne possédons point non plus l’équipe de vrais politiques qui pourraient assumer les fonctions d’un État adulte, tenant bien en mains les ressorts de sa destinée.
Référence – https://crc-canada.net/nationalisme-canadien-francais/chanoine-groulx.html
Selon Groulx, il faudra du temps pour former les politiques, des élites patriotiques, surtout économiques pour investir les institutions de l’État dans le but d’en faire un levier de libération nationale. Ainsi, des dirigeants « qui seront de taille à nous préparer un autre avenir » et politique nationale oblige, « nous aurons déjà créé tous les organismes d’un État viable ».
Un État viable ne résulte pas de souhaits, mais bien d’une somme considérable d’investissements et de temps. Groulx estimait que cela prendrait 50 ans. Et surtout de se doter d’un plan d’action qui témoigne d’une capacité de penser l’État en profondeur, c’est-à-dire « une doctrine qui, de haut, eût tout coordonné » (Anthologie politique, p. 18).
Voici les éléments constituants de sa doctrine d’État :
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- L’histoire nationale.
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- Le défi existentiel, la raison d’être de la lutte d’émancipation politique.
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- La formation d’élites patriotiques dans tous les domaines, surtout économique, investies dans toutes les institutions civiles et étatiques.
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- Le statut politique de la nation posé sur les assises de l’État français viable.
Ces politiques vont appliquer la doctrine de Groulx pour l’édification d’un État français viable : Maurice Duplessis, Georges-Émile Lapalme, Daniel Johnson.
De Groulx à Duplessis
Dans un texte publié sur Vigile, nous démontrons que c’est bien Duplessis qui a fait de 1944 à 1959, selon le plan de Groulx pour l’édification d’un État, un État de facto en 1960. Un des temps forts de sa lutte pour l’autonomie politique fut la création de la commission Tremblay, visant à contrer la centralisation fiscale par le fédéral.
Les commissaires nommés par Duplessis, membres de l’élite groulxiste, vont ramener ce bras de fer avec le fédéral à l’essentiel, à une vision claire de la politique profonde, soit un conflit existentiel entre deux codes civilisationnels, l’anglo-saxon, qui fonde le bien commun sur les droits individuels, et le français, qui le fonde sur les droits collectifs (l’historique des conflits constitutionnels se résume à cette confrontation entre ces deux codes civilisationnels) :
Rapport Tremblay
Nous touchons ici au problème de la culture et des cultures dans le contexte social et politique du Canada. C’est le problème fondamental du fédéralisme canadien. (vol. 2, p. 3)
Sur le statut politique de nation reposant sur les assises d’un État :
L’État, organe suprême de la société est une réalité politique […]. La nation est une réalité sociologique […], mais à partir du jour où elle a pris conscience de son identité propre et s’est éveillée en elle le vouloir collectif […], elle existe comme unité sociologique vivante et se pose comme telle en face de l’État. Son objet n’est pas de « gouverner » l’homme mais lui fournir un style de vie, une manière de se réaliser lui-même, de parvenir à la plénitude de son être. (vol. 2, p. 14)
La nation, en tant que telle, ne confère pas l’existence juridique aux institutions de la vie commune. Cette prérogative appartient à l’État au nom du corps politique. (vol. 2, p. 23)
Référence – Rapport de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, 1956 (vol. 2)
Le statut politique de nation n’a pas de réalité sans assises d’État. Ce qu’avaient très bien compris les groulxistes qui dirigeaient la commission.
En 2007, un chercheur revient sur ce rapport dans une analyse (Rapport de la commission Tremblay, testament politique de la pensée traditionaliste canadienne-française) pour souligner quel fut le rôle clé de cette élite groulxiste :
Si le rapport Tremblay a une si grande valeur pour l’histoire des idées, cela est principalement dû à l’apport de trois intellectuels de premier plan liés à la commission, soit Esdras Minville, Richard Arès et François-Albert Angers, intellectuels qui sont sans doute les plus brillants (et fidèles) disciples de Lionel Groulx. [Esdras Minville] y formule les raisons les plus profondes des revendications autonomistes québécoises en tentant de définir ce qu’est être canadien-français. Qu’en est-il de la culture canadienne-française ? C’est sans doute ici que l’influence de Lionel Groulx est la plus palpable.
Sur la confrontation des codes civilisationnels :
Les Canadiens français sont héritiers de la vieille culture française prérévolutionnaire que les colons de la Nouvelle-France […] « classique-chrétienne » telle qu’elle est reprise et diffusée par l’Église, explicitée, notamment, par les grandes encycliques politiques du pape Léon XIII (1878-1903), puis par celles de Pie XII (1939-1958), et dont l’élément central est la synthèse aristotélico-thomiste. En somme, c’est tout un projet de civilisation que propose le rapport Tremblay.
Sur le défi existentiel :
La centralisation ne peut selon eux aboutir qu’à l’uniformisation, au laminage de la minorité canadienne-française en la privant de son autonomie politique, autonomie qui lui est nécessaire pour établir un régime social et économique conforme à sa conception du monde et à sa tradition.
Et sur l’État et le statut politique de nation :
Ainsi, l’État, responsable suprême du bien commun, « doit favoriser la conservation et l’épanouissement des valeurs de culture dont la nation apporte à l’homme le bienfait ». C’est par cette logique que la nation, fait en soi culturel, devient objet de la politique.
Autre compte rendu du rapport Tremblay, publié en 1979 (Fédéralisme et décentralisation, où en sommes-nous ?) :
Le rapport définit le régime fédéral comme un « régime d’association entre États dans lequel l’exercice de la puissance étatique se partage entre deux ordres de gouvernement ». (p. 20 à 22)
Pas de fédéralisme sans autonomie des parties constituantes de l’État, et pas de souveraineté des divers gouvernements sans autonomie fiscale et financière. (p. 20 à 22)
La dualité des cultures est la donnée centrale du problème politique canadien. (p. 20 à 22)
Le rapport définit en effet la culture canadienne-française comme étant « chrétienne d’inspiration » et de « génie français ». Quant à la « culture anglo-protestante », elle est « de même inspiration générale bien que d’interprétation et de génie différents ». Elle se distingue de la culture « franco-catholique » parce qu’ « elle ne conçoit pas de la même manière l’ordre de la vie temporelle et les relations de l’homme avec la société. Elle n’est pas communautaire, mais individualiste et libérale. » (p. 20-22)
Les auteurs concluent sur les effets de cette centralisation fiscale sur la lamination des juridictions du Québec :
Ainsi, le concept d’autonomie dans une fédération moderne ne désigne plus une forme d’indépendance dans des domaines définis par la constitution. Il désigne plutôt une capacité d’agir ou d’influencer le cours des choses. (p. 50)
Référence – https://publications.gc.ca/collections/collection_2016/bcp-pco/CP46-3-8-fra.pdf
Les groulxistes qui siégeaient à la commission Tremblay, formés au classicisme, avaient bien compris que cette lutte contre la centralisation fiscale était un enjeu existentiel. Privée des moyens fiscaux, et donc des moyens d’exprimer sa manière de faire dans tous les domaines de l’activité humaine (ce qu’est la culture), la nation serait « laminée ».
Une posture reprise par Daniel Johnson :
[La nation], il lui faut par conséquent la liberté fiscale, qui est la clé de toutes les autres libertés. » (Égalité ou indépendance, p. 53)
Hélas, les dirigeants successeurs en feront une question comptable, de déséquilibre fiscal.
De Groulx à Lapalme
Le programme du Parti libéral qui déclencha la Révolution tranquille en 1960 (Pour une politique) fut rédigé en 1959 par Georges-Émile Lapalme, lequel, selon ses mémoires (Le vent de l’oubli), prenait directement sa source dans la doctrine politique de Groulx de 1922 :
Je fis se lever des années de nationalisme québécois dont les sources remontaient à NOTRE AVENIR POLITIQUE des années 20. J’intitulai le tout : POUR UNE POLITIQUE. (p. 240)
Avec un objectif, l’État français de Groulx menant à la plénitude culturelle :
Le moment est venu de concevoir politiquement l’État provincial comme un phénomène culturel… La vie nationale. La vie culturelle et le fait français. (p. 241)
De Groulx à Johnson
Daniel Johnson fut le dernier premier ministre du Québec à maîtriser la doctrine d’État de Groulx :
« Dans le passé, j’ai mis le meilleur de moi-même pour devenir un homme d’État. » – Daniel Johnson
Et à poursuivre le cadre stratégique de l’édification de l’État, tel que résumé par son ministre à l’époque :
« Ottawa n’a pas à nous dicter de quelle façon édifier notre État national. » – Marcel Masse
Johnson va pousser cette stratégie de l’édification de l’État jusqu’au point de rupture avec Égalité ou indépendance :
Sa stratégie consistait, entre autres, à provoquer des affrontements systématiques entre Ottawa et Québec afin de faire évoluer les esprits. Comme son maître Duplessis, il savait que les précédents sont parfois plus importants que les lois. Aussi s’appliquait-il, quand le rapport de force l’avantageait, à poser les jalons et à mettre en place des structures qui donneraient plus de pouvoir et de poids au Québec. Devant l’intransigeance d’Ottawa, il lui aurait suffi, le jour venu, de presser [d’appuyer] le bouton pour déclencher le processus de l’indépendance. (Pierre Godin, Daniel Johnson, 1964-1968, p. 385)
Il incarnait la finalité de la doctrine de Groulx :
Politique nationale oblige, « nous aurons déjà créé tous les organismes d’un État viable ». Après quoi l’indépendance sera « sans péril » et bien accueillie. (Lionel Groulx, p. 340)
« L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat. » – Sun Tzu
Il n’y a pas eu de rupture entre Groulx, Duplessis, Lapalme et Johnson sur l’essentiel : l’édification de l’État français, menant à la montée en force du Québec face au fédéral. La rupture sera celle des souverainistes qui vont suivre.
L’histoire à l’endroit : la doctrine d’État du Québec, le produit de l’Église
En conséquence de la défaite des républicains, du rapport Durham menant à l’Acte d’Union de 1840 — lequel posait clairement un défi existentiel à notre nation —, l’Église catholique va prendre la suite pour devenir une institution nationaliste et patriotique. Bref, une institution POLITIQUE !
Une légion de soutanes comme autant d’armures vont se mobiliser pour mener une croisade contre les forces anglo-saxonnes protestantes voulant notre assimilation. Dans un premier temps, au 19e siècle, pour assumer les deux premières missions de l’État, soit peupler (la revanche des berceaux) et mettre en valeur le territoire (les missions colonisatrices). Durant ce parcours, les assises de l’Église serviront d’armature d’État portant la trame nationale et assureront sa cohésion. Ce long processus va préciser, petit à petit, les contours de notre État français.
Lionel Groulx sera celui qui va produire une doctrine, mise en action durant des décennies, pour imposer cet État français comme une réalité politique indéniable. La Révolution tranquille se caractérise essentiellement par le fait que le pouvoir politique a cessé de penser le Québec comme une province, pour le penser comme un ÉTAT.
Les souverainistes en rupture avec la doctrine Groulx
Tant et aussi longtemps que l’action politique fut menée dans le cadre de la doctrine Groulx, le Québec est monté en force face au fédéral. Daniel Johnson fut le dernier premier ministre à penser le Québec comme un État.
La rupture d’avec la doctrine Groulx a été celle des souverainistes des 50 dernières années. Cela nous a amenés au déclin actuel de notre nation. Cette rupture coïncide avec le passage du conservatisme, ancré dans la politique profonde, donc sur le réalisme politique, au libéralisme (le code civilisationnel anglo-saxon), porteur d’un idéalisme entraînant une perte de repères sur l’essentiel : la souveraineté est d’abord et avant tout une affaire d’État !
L’idéalisme, une fatalité en politique
Le Parti québécois a abandonné le cadre stratégique de l’édification de l’État visant la rupture pour un autre, celui-là reposant sur un référendum d’initiative comme mode d’accès à la souveraineté. Une stratégie suggérée par les fédéraux à Claude Morin et reposant sur le postulat que le fédéral allait respecter le choix démocratique du Québec. Bref, un cadre stratégique qui n’avait jamais passé le test de la réalité la plus élémentaire. La réalité étant que pour le fédéral, la force avait toujours primé le droit. C’est d’après cette lecture naïve de la realpolitik que les stratèges souverainistes ont parié sur le destin de la nation.
C’était là ignorer la nécessité d’une doctrine d’État :
En face d’une telle situation, qui pourrait bien ne pas comprendre la nécessité d’une doctrine, à tout le moins de quelques directives, pour guider l’effort de notre peuple, pour décider la manœuvre libératrice.
[…]
L’action collective, abandonnée si longtemps à de faux guides, s’est dépensée sans but défini, en des directions anarchiques, faute d’une doctrine qui, de haut, eût tout coordonné. (Anthologie politique, p. 27)
Faute de doctrine d’État, le Parti québécois s’est enfermé dans un souverainisme de province :
Tant que la politique provinciale imposera ses catégories conceptuelles, la confusion des esprits et le marasme politique prévaudront. » (L’Action nationale, « Le marasme et la confusion », éditorial de Robert Laplante, janvier 2022)
Ce souverainisme de province va entraîner le délitement des principes structurants de la doctrine d’État de Groulx :
1- L’histoire nationale – Nous sommes passés de la représentation glorieuse de notre histoire nationale, à une représentation honteuse.
2- La nation – Nous sommes passés d’une nation française en Amérique, « organique et synthétique », à une société distincte ou à une nation civique, un concept creux (Aristote disait de Platon, c’est mon ami, mais il parle creux.)
3- La raison d’être de la lutte d’émancipation politique – Nous sommes passées de la nécessité de relever le défi existentiel posé à notre nation par la domination fédérale, à un… projet de société… le plus vertueux possible.
4- La formation d’élites patriotiques dans tous les domaines de la vie nationale – Nous sommes passés d’élites formées et liées à la loyauté aux intérêts du Québec, à des réseaux affairistes qui contrôlent notre État au profit d’intérêts contraires aux nôtres. Au détournement de notre État, le seul levier qui nous assurait une prise sur notre destin :
Aucun motif, aucune doctrine ne nous justifierait d’abandonner à ces capitaux une puissance à ce point prépondérante qu’elle les mît en état de dicter la loi à notre vie économique et politique. (Anthologie politique, p. 23)
L’émancipation politique, une affaire d’État
Nous avons régressé du penser le Québec comme un État à le penser comme une province qui veut se séparer avec la permission du fédéral. Une perte de contact avec la dure réalité que suppose le vrai projet souverainiste. L’erreur historique des idéalistes au quartier général du camp souverainiste. Une fatalité pour la nation.
« Celui qui tient pour réel et pour vrai ce qui devrait l’être sans doute, mais qui malheureusement ne l’est pas, court à une ruine inévitable. » – Machiavel
Plus de 50 ans plus tard…
Le parti porteur du projet souverainiste a perdu 50 ans faute d’une doctrine d’État sans laquelle il n’y a pas de doctrine souverainiste en prise avec la réalité des véritables règles du jeu qui prévalent en matière de changement de statut d’un État.
« En former le dessein sans pouvoir l’exécuter, c’est encourir le blâme et commettre une erreur. » – Machiavel
Il devient de plus en plus urgent de sortir les idéalistes du quartier qénéral du camp souverainiste pour recadrer le projet dans la dure réalité qu’il suppose. En finir avec la mystique du Grand Soir référendaire. Et dégager une stratégie visant immédiatement le redressement national ; c’est un préalable pour garder le possible possible.
Dans ce contexte, la doctrine d’État du chanoine Lionel Groulx est plus que jamais actuelle :
« On devient actuel à force d’avoir dépassé la contingence de l’actualité. » – Lionel Groulx
Le constat que faisait Groulx à l’époque demeure pertinent :
« Nous ne possédons point non plus, l’équipe de vrais politiques qui pourraient assumer les fonctions d’un État adulte, tenant bien en mains les ressorts de sa destinée. » – Lionel Groulx
Référence – https://crc-canada.net/nationalisme-canadien-francais/chanoine-groulx.html
Dans une entrevue à Radio-Canada en 1964 à propos de son livre Chemins de l’avenir, Lionel Groulx nous livre la finalité de sa doctrine (verbatim) :
Nous avons toutes les peines du monde […] si la province de Québec veut réaliser son destin, à ne pas viser jusqu’à l’indépendance. Je vais jusque-là… il faudra du temps, il faudra y mettre la manière, il faudra des hommes.
Référence – https://www.youtube.com/watch?v=kZCw7GEMAlA
Il faudra commencer par penser le Québec comme un État plutôt qu’une province. La doctrine d’État, fondement de la doctrine souverainiste, dort dans les archives de la Fondation Lionel-Groulx. Il y a urgence de revenir à Groulx :
Le père de notre doctrine d’État…
Ce qui en fait le penseur le plus influent de l’histoire du Québec.
* * *
Sources
[1] Fondation Lionel-Groulx.
[2] Charles-Philippe Courtois, Lionel Groulx, Éditions de l’Homme.
[3] Lionel Groulx, Anthologie politique, Éditions Tardivel. Pour se le procurer : editionstardivel@gmail.com.
[4] Sun Tzu. L’art de la guerre. La doctrine, le temps, l’espace, le commandement, la discipline. La doctrine fait naître l’unité de penser. https://www.lelibrepenseur.org/wp-content/uploads/2011/11/sun_tzu_art_de_la_guerre_.pdf
[5] Lionel Groulx, 1894-1967, Correspondance, vol. 2 : Un étudiant à l’école de l’Europe, 1906-1909.
« Ce choc culturel, le grand événement de son voyage, marque une étape essentielle dans l’éducation politique de Lionel Groulx… Ainsi, paradoxalement, le voyage entrepris afin d’assurer son éducation intellectuelle aura surtout servi à son éducation politique. Ses horizons se seront tout de même ouverts sur un continent. De 1906 à 1909, le spectacle de l’Italie, de la France et de la Suisse aura été son université. »
https://www.fondationlionelgroulx.org/IMG/pdf/lionel-groulx-correspondance-1894-1967-tome-2.pdf
[6] La guerre civile dans le Québec (à 47 min 51 s).
https://www.onf.ca/film/chanoine_lionel_groulx_historien/
[7] Le chanoine Groulx triomphe (à 47 min 41 s).
https://www.onf.ca/film/chanoine_lionel_groulx_historien/
[8] Lionel Groulx, premier ministre (à 47 min 47 s).
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