UN  PROJET DE « FORMATION HUMANISTE » « On contribuerait ainsi à donner sens et substance à une formation véritablement humaniste ? »

 Difficile de croire qu’on puisse donner « sens » et « substance » à une formation authentiquement humaniste avec un objectif aussi vague, aussi pompeux, et non élucidé.

Par ailleurs s’il s’agit de diffuser l’humanisme des Lumières qu’on le dise, et qu’on le dise clairement pour que les enseignants puisse se positionner véritablement et que les parents, comme les élèves sachent que la pensée commence au XVIIIe siècle et ignore délibérément les siècles de pensée qui précèdent, qu’ils sachent la nature de la culture qui est donnée à leurs enfants.  Et si c’est cette culture là qu’ils souhaitent.

Et cela doit être élucidé dans l’école publique comme dans les écoles catholiques qui n’ont souvent de catholiques que le nom.

« on contribue bla bla bla… Dans cette perspective, on s’attache à mettre en évidence les liens qui se nouent entre les idées, les formes qui les incarnent et le contexte dans lequel elles naissent. « 

Que signifie ce charabia : mettre en évidence les liens entre les idées, les formes qui les incarnent et le contexte dans lequel elles naissent ?

Il faut réfléchir un peu.

Le présupposé est le suivant : au XVIIIe siècle, se serait produit une mutation des savoirs qui serait une libération des cadres théologiques qui sous-tendent la vision de l’homme véhiculée par la culture (et pas seulement par le système éducatif). Ce qui est vrai. Ce qui ne l’est pas, c’est que l’humanisme serait né à ce moment là. Quant aux liens entre les idées et les formes qui les incarnent, c’est un pur fantasme, de la mythologie. Les formes textuelles n’incarnent pas des idées, elles fournissent un cadre, le moule dans lequel des idées se diffusent. Le conte existe bien avant Voltaire, c’est l’usage que Voltaire en fait qui est différent. Et ses contes n’ont de philosophique que le nom… Il suffit d’avoir fait un peu de philosophie pour le savoir.  Quant au contexte dans lequel ces idées naissent, soit, mais il convient d’abord de chercher ces idées, ces idées sur l’homme, puisque le thème de la séquence est « la question de l’homme ».

Argumenter-convaincre-persuader n’est pas l’apanage des Lumières. Les hommes, dans toutes les sociétés définissent un certain rapport à la parole, et très tôt dans l’histoire ils ont compris qu’elle peut devenir un instrument de domination et de pouvoir. Cela s’appelle la « sophistique », un usage dévoyé de la parole. La dialectique-rhétorique – usage rationnelle de la parole et de la pensée – ne naît sans doute pas en Grèce, mais c’est en Grèce qu’elle est rendue visible par des hommes, des livres, des événements aussi, comme la mort de Socrate.

Rome va relayer et répercuter cet effort de mettre les ressources de la langue – écrite comme parlée – au service des idées. Elle va inventer une grande tradition rhétorique, essentiellement tournée vers la vie politique. Cicéron est le grand nom de ce moment de l’histoire.

Ce qu’on ne dit pas assez aux élèves, c’est que l’argumentation peut aussi être au service de la paix. Et que sans doute, elle devrait être au service de la paix. Dans toute société, les hommes argumentent pour tenter de convaincre, et de résoudre les conflits, donc d’apaiser. Comme toute chose, la technique en particulier, la parole n’est ni bonne ni mauvaise en soi : c’est l’usage qu’on en fait qui détermine sa bonté ou sa nuisibilité.

Les XVII et XVIIIe siècle sont emblématiques d’une crise de la conscience européenne, comme l’a montré le grand livre de Paul Hazard. Quant au siècle des Lumières, il a éteint bien des chandelles… La formation humaniste relève de l’analyse des idées, des contenus, d’une histoire de la pensée, complexe, difficile, non d’un vague lien entre une forme textuelle, supposée incarner une idée par quelque alchimie mystérieuse et des idées révolutionnaires sur la condition humaine.

Comment s’étonner que cette jeunesse déserte nos écoles transformées en mouroirs d’intelligence et d’intelligences, et en lieu de propagande idéologique et de transmission de savoirs faux.

Comment surtout ne pas s’étonner que des enseignants ne se soient pas révoltés contre pareille incarcération et appauvrissement de la pensée.

 « Le fait d’aborder les œuvres et les textes étudiés en s’interrogeant sur la question de l’homme ouvre à leur étude des entrées concrètes et permet de prendre en compte des aspects divers, d’ordre politique, social, éthique, religieux, scientifique par exemple, mais aussi de les examiner dans leur dimension proprement littéraire, associant expression, représentation et création. »

Si un texte ne s’intéresse pas à la question de l’homme dans son contenu même, comment-il pourrait fournir une quelconque entrée concrète sur la question.

Quiconque a affronté la difficile question d’écrire clairement sur un problème un peu sérieux, avec pour objectif d’éclairer les esprits et de ne pas dire de sottises sait qu’il doit oublier l’expression et la création et que les figures de rhétorique ne lui servent de rien. Ce que les latins appelaient l’ « ornatus », peut même représenter un obstacle à la claire exposition d’un problème.

La question de l’homme demande par ailleurs plus que tout autre, à être soumise à une analyse des présupposés, et des paradigmes dans lequel elle est posée… Il s’agit d’une affaire sérieuse, pas d’un vague thème, le plus vague possible, pour professeurs fatigués. Il ne s’agit pas d’une vague causerie sur l’homme, au coin du feu, mais d’une réflexion dont peut dépendre le choix  que va faire une intelligence jeune et vigoureuse et qui peut déterminer son existence.

« On agit selon ce qu’on pense. Et selon ce qu’on nous a donné à penser. 

Le professeur a soin de donner aux élèves une idée de la diversité des genres de l’argumentation et de leur évolution du XVIème au XXème siècle ; il leur propose à cet effet d’autres textes que ceux qu’ils ont pu étudier en seconde. »

 

On peut tout de même espérer que d’une classe à l’autre on étudie autre chose que Candide ou l’Etranger. Pour montrer l’évolution d’un genre, il faut une culture très grande, du temps, et des élèves attentifs dans des classes concentrées. De quoi parle-t-on quand on parle des genres de l’argumentation. Personne ne le sait vraiment. Surtout, cette évolution n’a que peu d’importance au fond, parce qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil dans ce domaine là, ni du côté des thèmes, ni du côté des rhétoriques.

Après le XVIIème siècle où elle connaît une sorte de renouveau, la  fable n’évolue plus et même elle disparaît. Pour une raison simple, la fable comme le conte participent de l’oralité. Les hommes de Lumières redécouvrent cette culture populaire lui évitant ainsi de disparaître. Mais ils vont l’exploiter au profit de leurs idées. La fable est la fable, elle a une visée morale, et elle raconte une histoire, c’est tout ce qu’il y a à en dire. Contraindre de jeunes esprits à remplir du papier sur une chose aussi évidente, c’est faire perdre du temps et décourager de l’écriture.

Les hommes débattent depuis des temps immémoriaux. Mais avant de débattre, les hommes étaient surtout conscients de la fragilité de la culture, ils étaient conscients qu’elle demandait une reprogrammation d’une génération à l’autre. Quand ils croyaient en les valeurs de leur civilisation, ils s’employaient à mettre en place des structures de transmission. Avant de débattre, on transmet. Sinon, on débat pour débattre, et c’est un monde de bavardage, pas un monde de parole.

On débattait déjà dans l’Antiquité, et au Moyen âge, on ne faisait que cela, comme en témoigne ceux qu’on appelle les hommes de l’Ecole, les Scolastiques, on le faisait dans les cadres rhétoriques et selon les modes d’exposition propres à chacune de ces mentalités.

Les IO de cette séquence prétendent imposer l’idée de la « valeur en soi » du genre argumentatif. Et que de soi, il entraîne un esprit critique.

C’est une idée fausse.

Pour comprendre les questions de l’anthropologie, il faut poser les quelques données de base à partir desquelles se décline toute la réflexion qui découle de ces données irréductibles qu’on appelle des présupposés. Ce sont les axiomes, ils sont indémontrables, mais si on ne les pose pas, on ne peut rien démontrer.

Les concepts ont une histoire, la connaître est indispensable pour pouvoir former les esprits. Et en particulier dans le travail qui consiste à les guider dans la compréhension des textes qui s’inscrivent dans cette histoire de la pensée de l’homme.

LE CORPUS DE TEXTES PROPOSE

Les instructions officielles concernant le corpus sont particulièrement détaillées. Elles font l’objet de trois paragraphes successifs. Voici le premier. Il faut noter qu’on doit choisir d’étudier chaque texte dans sa composition et son développement, pas dans ses contenus… Soit !

 

« Un texte long ou un ensemble de textes ayant une forte unité, du XVIème siècle à nos jours, au choix du professeur, étudié dans sa composition et son développement aussi bien que dans sa rédaction : essai, discours, pamphlet, recueil de maximes ou de pensées, de fables ou de satires, extraits de correspondances d’écrivains, texte narratif à visée persuasive, etc »

En bref, Candide… ou un conte philosophique !

 

« Un ou deux groupements de textes permettant d’élargir et de structurer la culture littéraire des élèves et de problématiser leur réflexion en relation avec l’objet d’étude concerné. Le professeur veille ainsi, en fonction du projet, à proposer dans ces groupements des textes ou des documents appartenant à d’autres époques que celle à laquelle appartient le texte long étudié par ailleurs, pour mieux faire ressortir les spécificités de telle ou telle période et dessiner des évolutions en matière d’histoire des idées et des formes »

 

La question de la problématique

La plupart des enseignants sont parfaitement conscients que s’ils parviennent à enseigner une œuvre intégrale et quelques textes, dans le volume horaire imparti et compte tenu des contraintes des épreuves du bac, ils auront déjà beaucoup de chance.

Aucun élève même en première n’est capable de problématiser seul une réflexion sur la question de l’homme. C’est déjà un exercice difficile pour un enseignant. C’est à lui de déterminer une problématique et de choisir les textes qui sont le plus à même de l’illustrer ou de la mettre en perspective, faute de quoi, prétendre « dessiner des évolutions en matière d’histoire des idées et des formes » n’est que poudre aux yeux.

Si j’avais à entreprendre pareille tâche, la première question que je me poserais, bien ardue, ce serait celle qui consisterait à vérifier si l’histoire des idées est conjointe à celle des formes. J’arriverais rapidement à une conclusion négative.

Une histoire conjointe dans laquelle les idées entreraient dans des catégories littéraires particulières, naissant miraculeusement pour permettre aux écrivains de poser les questions anthropologiques décisives rivées à leur personne est un  pur fantasme. On a vu déjà que Les Fables de la Fontaine illustrent une foule de choses, depuis la question anthropologique de l’alliance de l’agneau et du loup en nous jusqu’aux pleurs de Perrette ayant perdu son pot au lait, qui n’a pas une grande profondeur métaphysique, mais qui illustre joliment qu’il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, ou faire attention où on marche…

On peut regarder du côté de la tragédie. L’univers mythologique d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide est le même. Mais les problèmes qu’ils posent à partir de ce matériau mythique ne le sont pas…

 

Histoire des formes et des idées

L’histoire des formes impliquerait pour commencer une histoire de l’oralité et de ce passage progressif, décisif, et fort peu étudié, d’une civilisation encore orale à une civilisation de l’écrit. Celle-là destructrice de celle-ci à travers une succession d’opérations qu’il conviendrait de repérer, et dont l’un des avatars observables est la culture bourgeoise tant décriée par Bourdieu comme culture de la distinction et donc de l’exclusion.

Culture dont assez clairement toute l’idéologie qui inspire notre Education nationale veut la destruction depuis une cinquantaine d’années, destruction que nos Diafoirus de l’éducation ont entreprise avec un incontestable succès.

Lorsqu’il s’agit par ailleurs de préparer des élèves aux épreuves du bac, comment ne pas être frappé de l’incroyable difficulté de l’exercice. Pour ne pas parler de son impossibilité de fait.

Pour une histoire des idées, il faut une vraie formation… Il faut donc la donner aux enseignants avant de modifier les programmes et de faire peser sur eux un travail dont ils n’ont pour la plupart, ni le temps, ni l’énergie. Les plus jeunes frais émoulus d’un concours difficile qu’on envoie dans les cités des banlieues dont nous connaissons tous la dramatique situation n’en ont pas la possibilité. Quant aux plus âgés, ils se sont souvent mariés, ils ont eu des enfants, et ils ont le droit eux aussi de leur consacrer le temps nécessaire pour les éduquer correctement. Ce qu’un enseignant en situation de déréliction – et ils sont nombreux dans cette situation – est dans l’impossibilité de faire. Sans parler de tous ceux qu’on harasse de corvées administratives stériles, de travaux d’évaluations inutiles, de réunions sans fruit, et de rencontres avec des parents qui n’ont pour la fonction que l’enseignant représente qu’un mépris non déguisé.

 

« En relation avec les langues et cultures de l’Antiquité, et dans une perspective humaniste de connaissance des sources, un choix de textes et de documents permettant de retrouver dans les œuvres antiques les racines de questions et de représentations touchant à la condition de l’homme. Le professeur choisit des œuvres ou extraits d’œuvres qui ont fait l’objet de reprises et de variations et constituent un héritage vivant à travers les siècles. Les récits de création ou fondation, les tragédies, les poèmes, mais aussi les tableaux, fresques et sculptures pourront ainsi nourrir une réflexion anthropologique que l’étude des genres de l’argumentation aura permis d’aborder selon des angles différents mais complémentaires. »

 

 

Les « racines de questions et de représentations touchant à la condition de l’homme »

Voilà sans doute aucun le point culminant de cet éblouissant texte mythologique.

Les « racines » des questions liées à l’homme nous viennent de loin, des confins de la Méditerranée, de cette culture dite classique contre laquelle on s’est acharné. Rares sont désormais les élèves qui ont fait du latin ou du grec, sans parler de l’hébreu. Plus rares encore les professeurs de lettres modernes qui en ont fait de manière suffisante. Certains n’ont plus aucune culture classique.  Parler dans ces conditions d’un héritage encore vivant relève de la plaisanterie.

L’homme se pense, se dit, se raconte. Il le fait à travers les mythes avant de le faire à travers la pensée rationnelle, qu’elle soit de type philosophique ou anthropologique. Les mythes constituent un discours de l’homme sur lui-même, à ce titre, ils constituent une information décisive pour cette « question de l’homme »: à la condition qu’ils soient justement interprétés, justement mis en perspective. Et donc connus dés lors qu’ils font partie de notre patrimoine culturel et religieux.

La Bible, ancien et nouveau testament, constitue un héritage vivant pour bien des hommes et des femmes de France,  tous ceux qui ne sont pas encore agnostiques, athées, bouddhistes ou musulmans. Mais cet héritage est méprisé, renié, et sous peu, il sera déclaré tabou et interdit pour ne pas froisser nos frères d’islam.

Telles qu’il est formulé, le texte des IO prétend retrouver dans des textes de l’Antiquité les racines de questions et de représentations liées à la condition de l’homme telles qu’elles sont exprimées dans les textes du XVIe à nos jours  Cela revient à dire que les textes argumentatifs, (lesquels) contiendraient une dimension universelle dont on pourrait trouver la racine dans les cultures de l’Antiquité ? Et que l’ancien s’explique à l’aune de nos idées d’aujourd’hui.

Mais quel historien un peu sérieux admettrait cette idée ?

Par ailleurs, de quelles cultures de l’Antiquité parle-t-on ? On pourrait s’attendre à ce qu’elles soient nommées dans un texte de ce statut.

On en connaît trois : la grecque, la latine, et la racine sémitique, qui plonge ses racines dans une histoire plus ancienne encore que celle de Grèce, épiphanie du logos.

La Grèce invente la Muse, l’inspiration poétique, une cosmogonie fascinante, des mythes d’une richesse incomparable, elle a multiplié les chefs-d’œuvre, des épopées, des poésies hymniques, le théâtre et elle a inventé la philosophie. Son anthropologie vient des confins de l’Himalaya. Commençons par elle, de qui nous tenons tant, à commencer par la conception de la condition « tragique » de l’homme. Cette conception tragique n’est plus la nôtre. Le « fatum », cette nécessité, cette « ananké » qui pèse inexorablement sur le destin de l’homme, ce n’est pas le destin de l’homme chrétien, dont la vie reste une aventure à haut risque, mais ce risque, Dieu le partage avec lui.

« Anthropologique » vient du grec anthropos qui signifie « homme », mais la Grèce dispose de trois mots pour parler de l’homme… Brotos signifie l’homme en tant que mortel (on dit aussi thnetos, à partir d’une autre racine qui signifie mourir) ; aner signifie l’homme viril, et anthropos, que nous avons retenu, signifie l’homme dans son humanité d’être social, et donc la tragédie de ses rapports avec les autres hommes. Les grands tragiques vont penser l’homme dans une tension entre l’humain et le surhumain.  Rome conquiert la Grèce et la domine militairement. Solidaire des options grecques comme de sa mythologie, le monde romain en adopte tous les grands modèles culturels, empruntés à la langue d’Homère et de Pindare, mais qui repose sur trois noms : Virgile, Horace, Ovide…Virgile va reconduire Homère et retransmettre les modèles culturels littéraires de la Grèce à tout le Moyen âge latin. Tous les théoriciens futurs de la littérature seront redevables de ce que Horace a élaboré, et se revendiqueront de lui, Boileau le premier. Le classicisme s’inspire directement de l’art poétique élaboré dans le monde romain. Quant à Cicéron, il va léguer à toute l’antiquité et au Moyen âge cet art oratoire, cette « rhétorique » qui reste  largement encore la norme contraignante du bien écrire. Il va répercuter la culture philosophique grecque et l’héritage stoïcien

Racine et Corneille vont puiser dans l’héritage grec et romain. Mais leurs schèmes ne sont pas les mêmes. La parole tragique même, comme l’action tragique ne procèdent pas des mêmes principes, du même moteur. Le paradigme anthropologique a changé… On a d’un côté l’histoire romaine de la souveraineté, de l’autre, « en creux, l’histoire biblique de la servitude et des exils. Les tragédies historiques de Racine sont des tragédies du droit et du roi, essentiellement centrées sur le problème de l’usurpateur et de la déchéance, de l’assassinat du roi, et de cette naissance d’un être nouveau que constitue le couronnement d’un roi. Comment un individu peut-il recevoir par la violence, l’intrigue, le meurtre et la guerre une puissance publique qui doit faire régner la paix, la justice, l’ordre et le bonheur ? Comment l’illégitimité peut-elle produire la loi ? La tragédie de Shakespeare s’acharne sur cette plaie, sur cette espèce de blessure répétée que porte au corps la royauté, dés lors qu’il y a mort violente des rois et avènement des souverains illégitimes. La tragédie racinienne, par un de ses axes au moins, est une sorte de cérémonie, de rituel de re-mémorisation des problèmes du droit public. Il y a une sorte d’appartenance essentielle entre la tragédie et le droit.

Où voit-on qu’on en parle aux élèves ?

Le monde sémite véhicule l’idée d’une nature humaine solidaire de la Création, solidaire d’une succession d’opérations divines (les jours) qui parlent de l’Homme.  Ce n’est pas seulement une anthropologie mais une épistémologie[1].

L’humanisme occidental c’est la fusion dans le même creuset de la philosophie grecque, de l’esprit juridique latin et de la théologie judéo-chrétienne. L’avenir de l’Europe a été inséparable de trois idées : celle de la vérité objective, universellement valable, résultat d’une contemplation pure ou d’un effort strictement

rationnel ; l’idée de la personne humaine, chaque personne ayant une valeur, personne irremplaçable, libre pour une existence unique.

La première idée est d’origine grecque, la deuxième d’origine chrétienne, mais elle a été véhiculée par la culture romaine, la dernière seule, plus récente, l’idée de la technique maîtresse de la nature, multipliant les pouvoirs de l’homme et ses possibilités de richesse est proprement européenne. Elle gouverne l’ivresse prométhéenne de l’homme moderne, affolée de puissance technique.

Les récits de Création

De quoi parle-t-on quand on parle des récits de création ? Des Dogons du Mali et de la création du monde à partir des omoplates du dieu Amma ou du grand récit révélé de la Genèse[2] ?

Ils ne sont pas de même nature. Si on veut exploiter un matériau culturel, il faut l’exploiter pour ce qu’il se prétend être. Cela suppose une claire idée de la différence entre un mythe, une légende, un récit de fondation, une cosmogonie, ou un texte révélé. Tous les anthropologues ont clairement opéré ces distinctions.

La mythologie relativiste des angles différents mais complémentaires offrant une merveilleuse mosaïque à l’esprit de nos chers adolescents n’est qu’une vue de l’esprit ou un mensonge de plus.

Il y a des options intellectuelles, décisives, majeures, qui relèvent du choix de chacun. Soit l’homme est un animal, et il se comporte comme tel, éthique sexuelle comprise, soit il est un homme, avec la dignité éminente que confère une nature humaine faite dans l’ombre et la consanguinité de l’Eternel. Soit il n’est qu’un corps voué au néant, soit il a la liberté, don précieux, élégant, généreux, et donc une part de responsabilité dans son destin. Soit il est le pur produit de son siècle, soit il est le pur produit de l’intelligence et de l’amour divin. Soit il est homme, dans un corps d’homme, acceptant librement et de façon plénière le corps qui lui est donné, – soit homme, soit femme – et d’y inscrire son destin, dans une sexualité humaine responsable, soit il est un animal livré à ses pulsions les plus primitives.

Cette « condition humaine » présente la caractéristique d’une  indétermination constitutive, garante de notre liberté. Si nous naissions totalement déterminés comme le prétendent certaines philosophies modernes, nous n’aurions aucune liberté. Cette indétermination existe à l’intérieur de déterminations, de « bornes anthropologiques » et elle est la condition de ce que l’on appelle depuis Augustin : le libre arbitre, qui est la liberté initiale. Celle de choisir, à commencer par choisir ce que l’homme veut être. Il doit choisir d’espérer ou de désespérer, d’aimer ou de haïr, de penser ou de suivre l’esprit du temps, il doit opter pour la vérité ou pour le mensonge. Si la vérité existe, alors la question est comment la transmettre et la communiquer. Si elle n’est qu’une chimère, ou si tout est écrit,  à quoi bon argumenter.  Mais si l’homme décide de penser, il y a des options intellectuelles incompatibles, et il faut alors aussi courir le risque de se tromper.

Conclusion

Soit la nature humaine n’existe pas mais alors que sommes nous et qui sommes nous, et notre condition humaine devient radicalement inintelligible. Soit l’homme a une « nature », qui lui confère dignité et statut dans l’univers et face aux autres hommes et il lui appartient d’essayer de la connaître et de construire avec les autres hommes, avec lesquels il partage cette « donnée » des relations dignes de l’idée qu’il a de lui-même et des conditions de vie qui sont le corollaire de cette nature humaine.

Et il nous appartient à nous enseignants de leur donner les clés pour ce choix et cette compréhension d’eux-mêmes. La réponse du christianisme était cohérente, c’est celle du texte révélé formulé sous le concept de «  chute », autrement dit d’une catastrophe métaphysique qui aurait endommagé gravement la « nature humaine », et en aurait altéré la « condition ». La souffrance, la maladie et la mort, ne faisaient pas partie du programme initial (devenu inimaginable) mais elles sont entrées dans le monde, c’est-à-dire dans la condition humaine. Toute l’histoire biblique est ainsi une anthropologie impliquée (au sens de à révéler), et l’histoire d’une succession d’opérations particulières à travers lesquelles un Dieu se fait entendre et réintroduit dans l’homme les conditions de possibilité d’une relation à Lui, relation rendue impossible.  La nature humaine se comprend alors comme celle d’un organisme équipé (une entéléchie dans la langue des

Scolastiques) pour communiquer avec Dieu, mais dont le système relationnel, abîmé, doit faire l’objet d’une lente et progressive restauration, qu’on appelle les alliances et qui restituent l’homme dans son humanité.

On ne transmet pas seulement ce qu’on connaît, on transmet ce qu’on est.  De l’enseignant dépend aussi la qualité du message qu’il pourra transmettre. Si on admet que l’homme cherche une réponse à ce qu’il est, à sa conduite aussi, alors, il faut chercher une « origine » aux principes de la raison, et il faut chercher une « raison » à la dégradation honteuse de ses comportements. Sauf si on choisit comme dans la société qui est la nôtre, de justifier ses conduites les plus indignes et les plus infâmantes.

La réponse du christianisme, résumée en termes de « chute » et de « relèvement » prend alors tout son sens. Non par pour y adhérer, mais pour la comprendre et réaliser le programme : un état nouveau, achevé.   Mieux, la Raison-même peut alors consentir à sa propre histoire révélée: elle vient de Dieu, sa nature est donc divine.

Mais en s’éloignant de sa source, elle se dégrade au service des passions qu’elle devait réguler. Montrer cela, c’est montrer tout autre chose que l’évolution d’un genre. C’est enseigner véritablement.

VERS DE NOUVEAUX OBJECTIFS

Plutôt qu’une succession de séquences liées aux trois grands genres traditionnels auxquels on a ajouté de manière très arbitraire les « genres argumentatifs »,, la question de l’homme pourrait constituer le cadre général, organisé sur l’année, d’un enseignement qui intégrerait ainsi le théâtre, la poésie, le roman. Il reviendrait au professeur de proposer aux élèves des ouvrages couvrant tous les genres, y compris des ouvrages d’anthropologie.

Voici les objectifs que l’on pourrait proposer dans le cadre d’une séquence sur la question de l’homme. Ils sont ambitieux, c’est vrai. Et ils ne seront possibles que lorsque les élèves seront libérés de l’obsession du baccalauréat.

                   – Ouvrir aux élèves l’accès à la réflexion anthropologique à partir de textes de nature diverses et d’une problématique clairement définies.

                  – Les faire réfléchir sur la question de la nature et de la condition humaine à travers ses grands thèmes et ses paradigmes.

                  – Les aider à constituer une culture littéraire/anthropologique et philosophique organisée qui leur permette de s’orienter dans leur patrimoine culturel

                  – Leur permettre de comprendre les paradigmes anthropologiques parfois contradictoires dans lesquels se construit et se sont construit les représentations de l’homme dont ils sont héritiers.

En s’appuyant sur la culture du collège et de la classe de seconde, le professeur présentera et élucidera le triple héritage à partir duquel se sont constitués les paradigmes anthropologiques qui sont les nôtres. La Grèce, Rome et le monde sémite à partir des thèmes suivants (par exemple) :

–       La question de l’immortalité de l’âme, le statut du corps (en Grèce, à Rome, dans le monde chrétien)

–       L’homme dans sa relation avec les autres : l’homme est un loup pour l’homme/ l’homme est un ami pour l’homme.

–       L’opposition ou l’alliance liberté/nécessité : la liberté humaine comme affranchissement…

L’entrée « politique » est évidemment une entrée clé à la condition de poser les questions correctement.

 

Corpus de textes

 

 Trois œuvres intégrales choisies en lien avec une problématique clairement et préalablement définie et intégrant un roman, une pièce de théâtre et de la poésie ainsi que des textes d’anthropologie, sur le mythe. Comment se pose la question de l’homme dans ce texte : en quels termes, dans quel paradigme, dans quelles contradictions ?  Et accessoirement, dans quelle forme textuelle (mythe, légende, prose…)

 Un ou deux groupements de textes élargis appartenant à d’autres époques que celle de l’œuvre intégrale : Antiquité et Moyen âge (la littérature arthurienne offre un bon exemple). On s’emploierait à faire ressortir les paradigmes différentiels dans lesquels la question de l’homme se pose, en veillant à ne pas chercher à expliquer l’ancien par le nouveau. Ou à projeter sur des textes anciens les mentalités modernes.

 Une œuvre intégrale d’anthropologues : J. P. Vernant, Détienne, Dodds, ou des passages d’ouvrages de Georges Dumézil. Ou Pierre Manent. Claude Lévi-Strauss (Le Graal en anthropologie).

Ce serait abandonner l’obsession de la forme. Rien n’empêche de montrer aussi la construction des textes et la beauté de la langue. Mais comme par surcroit…

Le programme de terminale pourrait également se structurer autour de cette question de l’homme, en s’appuyant sur les paradigmes philosophiques, mais en intégrant tout l’apport de l’anthropologie, voire de la sociologie.



[1] Voir sur le site « la communion des éducateurs chrétiens », les enseignements de Jean-François Froger, les Alliances. Une approche d’anthropologie biblique qui décrit et interprète chacune des 5 grandes figures de l’Ancien testament (Noé, Abraham, Jacob, Moïse, David) et le sens de chacune des alliances.

[2] Un de mes amis, professeur émérite aujourd’hui à l’université de Nantes, m’a raconté le fait suivant. Encore en poste, avec des étudiants de ce qui s’appelait alors le DEUG, il leur a proposé Une fille d’Eve, de Balzac. Il a dû expliquer ce que signifiait le titre, l’allusion n’était pas comprise faute de l’horizon référentiel.

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