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La Cour des Comptes dénonce « une gestion dispendieuse » de l’Ordre des Médecins

Le 3 décembre 2019, la Cour des Comptes a publié un rapport intitulé L’Ordre des Médecins.

En voici un extrait significatif.

Une gestion dispendieuse
L’ordre des médecins dispose de ressources abondantes, supérieures
à ses besoins. L’analyse des encaissements de cotisations, des réserves et des disponibilités montre que l’institution est prospère. Combinée à de grandes faiblesses managériales, organisationnelles et comptables ainsi qu’aux insuffisances du contrôle interne, cette situation a favorisé des pratiques contestables. Celles-ci se matérialisent par des avantages indus accordés à des conseillers ou des salariés, par une entraide parfois détournée de son objet social, voire abusive, et par une politique d’achat peu rigoureuse.

A – Des dépenses mal contrôlées, parfois irrégulières
1 – Des dépenses déraisonnables, parfois étrangères
aux missions de l’ordre
Nombreux sont les conseils dont les comptes retracent des dépenses
sans rapport avec leurs missions de service public.
a) Des dépenses de communication pas toujours effectuées à bon escient
Les dépenses de communication du Conseil national ont été multipliées par 2,6 sur la période, passant de près de 1,5 M€ en 2011 à près de 4,1 M€ en 2017. Un tiers de ces dépenses est consacré au congrès annuel de l’ordre, qui rassemble près de 1 000 personnes.
(…)

b) D’autres dépenses contestables
Il n’est pas rare que les conseils territoriaux de l’ordre prennent en charge directement, sur leurs ressources, des achats de cadeaux au personnel ou aux élus ordinaux, à l’occasion de naissances, mariages, départs en retraite ou anniversaires. En conséquence, toutes sortes de dépenses, se situant hors du champ des missions ordinales, sont réglées grâce aux cotisations des médecins. Il s’agit de cadeaux destinés aux élus ordinaux ou à leur famille, allant de places d’opéra à des coffrets-voyage en passant par des stylos de marque mais aussi de cadeaux divers offerts aux salariés, comme un vélo d’une valeur de 2 000 €, financé à 80 % par le conseil de Loire-Atlantique à une salariée pour son départ en retraite.

DE SÉRIEUSES DÉFAILLANCES DE GESTION
Même si les montants ne sont pas très élevés, ces dépenses témoignent d’une insuffisante rigueur dans la gestion des deniers de l’ordre. Il n’est pas dans ses missions de prendre en charge des dépenses qui incomberaient, partout ailleurs, aux personnes physiques concernées et non à la personne morale qui les emploie.

2 – Une entraide généreuse, très hétérogène et parfois versée à tort L’ordre des médecins a, comme les autres ordres des professions de santé, la faculté d’organiser toutes oeuvres d’entraide et de retraite au bénéfice de ses membres et de leurs ayants droits.
Le Conseil national s’est doté à cet effet d’une commission d’entraide composée de sept membres, qui examine les demandes d’entraide émanant des médecins ou de leurs ayants droit ainsi que des conseils départementaux. Les montants versés par cette commission ne retracent cependant pas l’entraide totale allouée par l’ordre. Tous les conseils départementaux en effet consacrent une partie de leur budget à l’entraide, dans des proportions très variables.
Le montant annuel total consacré à l’entraide n’est pas connu. Sur la période 2015-2017, il est en tout état de cause supérieur à 1 M€ (dont un quart versé par le Conseil national) selon les estimations auxquelles a procédé la Cour.
a) Des pratiques d’entraide hétérogènes et sans justificatifs
Aucune règle n’était fixée jusqu’en 2019 quant aux conditions à remplir pour bénéficier de l’entraide, aux montants maximum qui pouvaient être alloués ou aux types de pièces justificatives qui devaient être jointes à la demande. Par conséquent il existait jusqu’à cette date une grande hétérogénéité, voire une grande iniquité, dans la manière dont les dossiers étaient instruits selon les départements.
Elle peut s’adjoindre jusqu’à cinq membres ayant voix consultative. Siègent ainsi actuellement l’Aide aux familles et entraide médicale (AFEM), le groupe Pasteur Mutualité (GPM), le fonds d’action sociale de la caisse autonome de retraite des médecins de France (CARMF) et le Conseil national de gestion des praticiens hospitaliers et des personnels de direction de la fonction publique hospitalière (CNG).

Non seulement les montants alloués variaient du simple au décuple pour un même type de dossier selon les départements (400 à 500 € en Loire-Atlantique contre 4 000 à 5 000 € dans l’Hérault), mais les règles d’attribution de l’aide étaient très diverses entre conseils voire au sein d’un même conseil. De nombreux dossiers ont fait l’objet d’une instruction sommaire et ne comportaient aucune pièce justificative95, ce qui conduit à s’interroger sur le bien-fondé des versements effectués.

b) Des aides injustifiées
Dans de nombreux des cas, l’aide a été versée à des médecins qui n’avaient pas réglé leurs cotisations à la caisse autonome de retraite des médecins de France (CARMF) et devaient faire face – en raison de maladie ou d’accident – à de graves difficultés financières, la caisse refusant de leur verser des indemnités journalières ou une pension d’invalidité.
Le conseil départemental se substitue alors au praticien défaillant en
lui permettant de régler ses arriérés de cotisations. C’est le cas pour deux médecins de La Réunion, dont l’un a reçu 8 000 € du conseil départemental, alors même que le Conseil national lui avait refusé le
bénéfice de l’entraide en raison de ses arriérés auprès de la CARMF.
Autre exemple de justification incertaine, à La Réunion également, un médecin, qui purgeait une peine de prison à la suite de sa condamnation à 12 ans de réclusion criminelle pour viol sur mineur, a bénéficié en décembre 2013 d’une aide de 3 000 € « pour ses enfants », versée par le conseil départemental.

c) Des prêts irréguliers accordés à des médecins
Ignorant les dispositions du code de la santé publique qui réservent aux seuls médecins inscrits au tableau et à leur famille le bénéfice de l’entraide, plusieurs conseils ont accordé des aides financières à des médecins radiés ou non-inscrits. C’est le cas dans le Rhône en 2016, pour un médecin radié en 2010, en Mayenne en 2016 pour un médecin radié la même année, et au Conseil national en 2017 pour un médecin ayant reçu notification d’un refus d’inscription.
L’examen d’une trentaine de dossiers traités, entre 2011 et 2017, par sept conseils départementaux montre qu’une majorité de dossiers sont acceptés malgré le caractère très incomplet, la rareté ou l’incohérence des pièces justificatives. Certains conseils, comme celui de l’Hérault, ne demandent jamais l’avis d’imposition. Le montant de l’aide n’est, de ce fait, pas fonction de la situation financière du demandeur ou de ses ayants droit.

DE SÉRIEUSES DÉFAILLANCES DE GESTION
Par ailleurs, des prêts ont été consentis, dans quatre au moins des départements contrôlés, à des médecins, parfois même à des élus ordinaux, dans des conditions irrégulières.
S’il ne semble pas interdit à l’ordre, en principe, de consentir des prêts, au titre de l’entraide, à des médecins en difficulté, encore faut-il que ces prêts revêtent un caractère social. À défaut, ils sont irréguliers et l’ordre en avait conscience. C’est ce qui ressort d’un courrier adressé en 2018 par le conseil de l’Hérault à un médecin tardant à rembourser un prêt de 8 500 € accordé en septembre 2017 : « Je me permets de vous rappeler que ce prêt est totalement illégal […]. C’est pourquoi je vous prie de bien vouloir procéder à son remboursement dans les meilleurs délais ».
Dans les faits, les conseils départementaux n’adoptent pas toujours les mesures de suivi nécessaires à une gestion rigoureuse des encours : les motifs des prêts sont rarement précisés, les échéanciers ne sont pas toujours respectés ni même établis. Ainsi dans l’Hérault, sur quinze prêts consentis entre 2011 et 2017, douze ne comportent pas de motif, trois ne comportent pas d’échéancier, un comporte un échéancier établi un an après l’octroi du prêt, et au moins quatre n’ont pas été remboursés dans les délais.
Enfin, plusieurs conseils départementaux ont accordé des prêts à des élus ordinaux pour des motifs qui relevaient, à l’évidence, davantage du service amical rendu à un pair que de l’aide sociale octroyée à un confrère dans le besoin.
Le conseil de l’Hérault a ainsi octroyé en 2013 à une élue ordinale, suite au cambriolage de son domicile, un prêt d’un montant de 10 000 €, versé en août. Le contrat de prêt a été établi postérieurement à la date de remise du chèque. Le dernier remboursement a eu lieu en octobre 2017, soit trois ans après la date prévue à l’échéancier initial et deux ans après la date prévue à l’échéancier renégocié.
Le même conseil a décidé, en mai 2015, d’accorder à son ancien président, en fonction de 2009 à 2015, un prêt de 3 500 €, destiné à financer ses frais d’avocat, dans une affaire de manquement à la déontologie l’opposant au CNOM. Pour plus de discrétion, la décision d’accorder ce prêt a été prise par un « bureau restreint » de trois personnes. Le prêt a ensuite été transformé en don par décision du conseil départemental en juin 2016.

B – Des politiques d’achat et de gestion immobilière peu rigoureuses
1 – Une politique d’achat non maîtrisée, sans supervision ni suivi
À compter du 1er janvier 2020, les ordres devront respecter les principes de liberté d’accès à la commande, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures définis par l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics.
L’examen des achats effectués par le CNOM montre l’ampleur des réformes à mener à bien d’ici là pour définir une politique d’achats et en fixer les procédures. Le Conseil national ne connaît ni le nombre ni le montant de ses engagements vis-à-vis de ses fournisseurs et de ses prestataires. Les contrats, conventions, marchés, ne sont ni recensés, ni centralisés. Les conditions d’achats au sein de l’ordre suscitent de nombreuses questions.
2 – Des consultations d’entreprises plus formelles que réelles
Quoique n’y étant pas astreint formellement par les textes, le CNOM
a consulté plusieurs entreprises pour la fourniture de certaines prestations.
L’exemple ci-après montre néanmoins que cette consultation n’a été
organisée que dans le but de confirmer le choix du prestataire déjà pressenti, associé qui plus est à la définition des besoins.

Choix du fournisseur de logiciel des chambres disciplinaires
de première instance (CDPI)
Lors de la réunion du bureau du 24 novembre 2011 examinant les
offres des différents prestataires, le secrétaire général du CNOM indique que « la Direction du système d’information (DSI) du Conseil national a lancé une consultation pour la réalisation d’une application permettant la gestion des plaintes auprès des CDPI. (…) À la clôture de la procédure le Conseil national a reçu cinq offres. La DSI préconise de retenir la société X qui en outre dispose d’un avantage concurrentiel puisque c’est elle qui a réalisé les études initiales et qui a participé à la rédaction du cahier des charges support de l’appel d’offres. Le Bureau donne son accord. »
Sur la période 2011-2017, cette société a perçu 1 806 000 € du CNOM.

Les marchés passés à l’occasion de l’aménagement dans les locaux du nouveau siège (rue Léon Jost dans le 17ème arrondissement de Paris) illustrent eux aussi, avec un degré de gravité supplémentaire, les défaillances dans ces procédures d’achat et les conséquences financières qu’elles ont eues pour l’ordre.

3 – Les marchés passés pour l’aménagement du siège du CNOM
L’aménagement du nouveau siège a en effet donné lieu à des travaux
importants. Leur coût total n’a pas été maîtrisé, ni même arrêté de façon précise jusqu’au contrôle de la Cour. Le dossier de l’aménagement et de l’équipement audio-vidéo de la salle du conseil illustre en particulier la faiblesse de l’analyse des besoins, l’absence de mise en concurrence, les lacunes de la contractualisation et du suivi de l’exécution, le désengagement des élus du bureau.
L’entreprise chargée de cette prestation a perçu, entre 2016 et 2018,
2,1 M€ sans qu’aucune décision du bureau ou de l’assemblée du Conseil national ait été prise de lui confier ce chantier. Ni le choix de la société, ni le type d’équipement souhaité, ni le coût du projet n’ont été discutés au sein du bureau.
Un cahier des charges a été co-rédigé avec le futur prestataire début 2017. Ce document, qui n’a pas été publié ni diffusé, ne donne à la procédure que l’apparence d’une consultation en bonne et due forme. Les développements relatifs à la cotation des offres et aux critères de pondération des candidats qu’il contient visent seulement à créer une illusion de mise en concurrence et de transparence.
La contractualisation avec la société prestataire n’a pas davantage été formalisée. Le CNOM n’a pu fournir ni contrat, ni pièce valant acte d’engagement sur une offre précise et détaillée de fournitures et de pose de matériels et d’équipements. 2,1 M€ ont été réglés à cette société sur la base de 72 devis établis entre novembre 2016 et mai 2018, dont six seulement ne présentent pas d’anomalies.
Au surplus, l’inventaire ne permet pas l’identification des matériels achetés et leur positionnement physique au siège de l’ordre. Les équipements de la salle du conseil ont été portés globalement en immobilisations dans les comptes.
Dans 68 % des opérations, la facture a été émise avant ou en l’absence de « bon pour accord ». Dans 21 dossiers, toutes les opérations sont datées du même jour : le devis, la demande d’autorisation de dépense, le bon pour accord et la facture.

4 – L’immobilier du Conseil national : des cessions engendrant des plus-values en trompe l’oeil
Le Conseil national était installé, jusqu’à son départ pour le quartier du parc Monceau en 2017, dans différents locaux du boulevard Haussmann.
Afin de mener à bien et de financer, pour partie, son projet de déménagement et de regroupement de ses services dans son nouveau siège, le Conseil national a vendu les actifs qu’il possédait boulevard Haussmann.
Malgré la présentation flatteuse qui en est faite dans les comptes rendus des instances de l’ordre en raison d’une plus-value de près de 100 % sur l’actif le plus important (soit 14,5 M€), ces ventes n’ont pas toutes permis de dégager des plus-values. La vente d’un de ces locaux, situé au n° 178 de ce boulevard s’est même soldée par une perte importante.
L’assemblée plénière de l’ordre a en effet entériné en décembre 2011 le projet d’achat d’un local commercial en rez-de-chaussée du 178, boulevard Haussmann.
Ce local et ses annexes (cave, garage et parking) ont coûté 1 607 500 €. Le CNOM a acquitté pour le seul local commercial, d’une surface de 62,7 m²100, un prix de 18 899 € le m².
Ce local a été revendu en 2017. Contrairement à la présentation qui en est faite devant le bureau en janvier 2017, il ne s’agit pas d’« une excellente opération immobilière qui sera concrétisée lorsque le Conseil national aura déménagé rue Léon Jost ». La plus-value réalisée sur la vente des locaux adjacents du n° 180101 masque en réalité la perte importante réalisée sur celle du n° 178. L’ordre a en effet cédé pour 800 000 € le bien acheté cinq ans plus tôt 1,6 M€.
Par ailleurs, en mai 2008, le CNOM avait acquis un appartement au
2ème étage du 170 boulevard Haussmann pour un prix 3 287 700 €, dont il s’est également dessaisi à l’occasion du transfert rue Léon Jost.
Locataire de deux appartements au n° 178 ; propriétaire depuis 2003 d’un immeuble au n° 180 ; propriétaire au n° 170 d’un appartement acheté en 2008 et transformé en bureaux ; propriétaire depuis 2012, en rez de chaussée du n° 178, d’un local commercial transformé en bureaux.
Selon le métrage réalisé le 3 février 2015.
Acheté en 2003 à 15,5 M€, il a été revendu en 2017 pour 31 M€.

Bien qu’ayant reçu une proposition d’achat pour 3 450 000 €, le président a obtenu une autorisation pour signer un compromis de vente pour 3 340 000 €, soit 110 000 € de moins que l’offre d’achat initiale. La plus-value sur ce bien acquis en 2008 ne s’est par conséquent élevée qu’à 52 300 €.
L’appréciation portée par le Conseil national sur l’ensemble des opérations : « Nous réalisons une plus-value immobilière significative grâce à nos prédécesseurs que nous devons remercier d’avoir acheté les différents espaces qui se sont accumulés (180, 178 et 170) » doit donc être nuancée. Si grâce à la vente du n° 180 la plus-value globale est proche de 15 M€, le n° 170 n’a permis qu’une faible plus-value et le n° 178 a correspondu à une moins-value de 800 000 €.

5 – Dans les conseils locaux, des achats immobiliers permis par des réserves confortables, sans stratégie d’ensemble
La Cour a constaté que de nombreux conseils locaux avaient, avec l’appui du Conseil national, procédé à des acquisitions immobilières
coûteuses, choisissant d’utiliser ainsi des réserves abondantes.
a) Des achats parfois coûteux, doublés d’aménagements dispendieux
Si certains des conseils contrôlés sont installés dans des locaux standards et conformes à ce qu’on peut attendre d’un bâtiment accueillant du public, comme dans l’Indre, l’Yonne ou la Seine-Saint-Denis, d’autres sièges apparaissent somptuaires. Outre le conseil départemental des Bouches-du-Rhône, qui exerce ses missions 555 avenue du Prado dans la villa « Nadar »104, le conseil régional de l’ordre de PACA (trois salariées) a acheté en 2012, sur les hauteurs de Marseille, une villa avec vue dégagée de 318 m² avec un jardin et une piscine pour 1 700 000 € et y a engagé des travaux d’aménagements pour près de 1 150 000 €.
La restauration de cette villa a été particulièrement coûteuse en raison du classement d’une partie du bâtiment comme « monument remarquable ». Le coût des travaux a aussi été majoré par l’utilisation de marbre, de mobilier de prix (pour plus de 120 000 €) et par le comblement de la piscine de la villa. De plus, au fond du jardin, des locaux sont laissés à l’abandon.

Le conseil départemental des Alpes-Maritimes a de son côté acheté des locaux qu’il laisse inutilisés : en 2014 un deux-pièces de 46 m² pour 220 000 €, puis en 2015, un studio de 35 m² pour 130 000 €.
L’abondante trésorerie disponible au sein de certains conseils locaux
permet la réalisation d’opérations immobilières sans recourir à l’emprunt ou de façon accessoire. Cette facilité à mobiliser des ressources propres fait perdre de vue à certains conseils la recherche de l’investissement le plus efficient pour l’ordre.

b) Des achats subventionnés par le Conseil national et fréquemment réalisés auprès de professionnels de santé
L’importance des subventions accordées par le CNOM pour compléter les financements propres ou bancaires contribuent à déresponsabiliser certains conseils locaux qui sur-dimensionnent leurs projets immobiliers.
Les critères d’attribution de ces aides nationales, en théorie fondés sur la règle des trois tiers106, sont en réalité à géométrie variable.
L’acquisition, au prix fort, de biens de prestige, engage durablement les ressources de l’ordre sans garantie de plus-value à la revente comme l’ont montré notamment certaines opérations immobilières du Conseil national.
La fréquence des achats réalisés auprès ou en faveur de professionnels de santé – et non de professionnels de l’immobilier – pose en outre un problème de fond quant au juste prix, payé ou reçu. Un conseil départemental du sud de la France, représenté par son président, a ainsi conclu l’achat, en 2006, d’un appartement de 74 m² pour le prix de 170 000 €. Or, le vendeur était une SCI détenue par le président lui-même et son épouse.
Sur les 46 opérations dont les actes notariés ont pu être consultés, le
contrôle a en effet permis d’identifier 13 opérations d’achat ou vente par autant de conseils locaux à des professionnels de santé. L’achat et l’aménagement des locaux de l’ordre à La Réunion en sont l’illustration.
La politique immobilière de l’ordre à La Réunion
À La Réunion, le conseil départemental et le conseil interrégional de
l’ordre partagent des locaux en copropriété, via une SCI.
Les erreurs relevées dans les baux conclus entre cette SCI et les deux
conseils pour une durée de 15 ans (surfaces erronées, montant des loyers mentionnés ne correspondant pas aux montants acquittés) ont conduit la Cour à analyser l’ensemble de l’opération d’acquisition et d’aménagement de ces locaux.
« Elles sont basées sur la « règle » du : un tiers, un tiers, un tiers. C’est-à-dire que le Fonds d’harmonisation accorde un tiers du montant du financement, un tiers est basé sur les fonds propres qu’apporte le [conseil départemental] et un tiers est basé sur de l’emprunt » (source : procès-verbal de la session du CNOM des 10-11 octobre 2013).

Il en ressort que les locaux occupés par l’ordre ont été acquis en 2008 à la société LDI détenue par un médecin, le Dr L., pour un montant total de 822 250 €. Ni le projet immobilier lui-même, ni le choix d’un montage via une SCI n’ont été votés par les assemblées plénières des deux conseils.
Les locaux ont été achetés « bruts de décoffrage », les travaux d’aménagement intérieur étant laissés à l’initiative de l’acquéreur. Le CDOM a fait réaliser ces travaux par la société du Dr L.. Aux 660 000 € versés pour l’achat des locaux se sont donc ajoutés 162 250 € pour les aménagements, le tout au bénéfice du seul Dr L..
Depuis le contrôle de la Cour, le CDOM et le conseil interrégional ont confié la gestion de la SCI à un cabinet comptable, de façon à ce que soient revues les superficies et la répartition des frais de loyers, de charges et de remboursements de prêts.
Ces opérations font peser des interrogations sur les diligences faites par ces conseils pour trouver le bien répondant à leurs besoins au meilleur prix, ou l’acheteur le plus offrant dans le cas d’une revente. Lorsqu’au surplus les locaux achetés s’avèrent peu ou pas adaptés aux missions qui leur sont confiées (ne permettant pas notamment de disposer d’un espace suffisant pour recevoir les médecins en toute confidentialité), lorsque leur coût d’entretien est élevé ou la valeur à la revente potentiellement défavorable, l’ensemble de l’opération n’est pas justifiable.
L’opération de rachat par l’ordre, dans le département de la Seine-Saint-Denis, des parts de la SCI détenues par un syndicat en situation financière délicate relève d’un cas de figure similaire.

Le financement déguisé d’un syndicat en Seine-Saint-Denis
En 1984, le conseil départemental et le syndicat Union 93 ont acquis
conjointement pour 1,5 MF (aujourd’hui estimée à 1,2 M€) une maison de 660 m² située à Villemomble (93) via une SCI commune.
Le syndicat détenait 25 % des parts de cette SCI (3 800 parts d’une valeur de 15,24 € sur un total de 15 000 parts). En 2015, pour aider l’Union 93 à faire face à des difficultés financières, le conseil de l’ordre a accepté de lui acheter 3 000 de ses parts au prix de 80 € l’unité, soit un total 240 000 €. Cette décision a été non seulement validée par le Conseil national mais également financée par lui, à hauteur de 80 000 €.
Extrait du PV du conseil du 24-25 septembre 2015 : « Le conseil accueille une union syndicale dans sa domus medica. Cette union ayant des difficultés financières est prête à vendre ses parts de la SCI pour 240 000 €. Le conseil demande le tiers de cette somme.
Ce rachat ne répondait à aucun besoin d’agrandissement des locaux
du conseil de l’ordre.

C – Une gestion des ressources humaines peu encadrée
La gestion des ressources humaines est placée sous la responsabilité du secrétaire général du Conseil national, qui, assurant également l’ordonnancement des dépenses, jouit d’une très grande liberté d’action.
1 – Une forte croissance des effectifs
L’ordre des médecins comptait en août 2018, 583 salariés (en progression de 10 % en 7 ans) qui représentent 520 équivalents temps plein (ETP) : 128 travaillent au Conseil national, 346 dans les conseils départementaux et 46 dans les conseils régionaux.
L’augmentation de 26 % des frais de personnel entre 2011 et 2017 est largement tirée par la masse salariale du Conseil national qui a augmenté de 58 % en lien avec une hausse de 40 % de ses effectifs, passés de 90 à 128 ETP, hausse justifiée selon le Conseil national par l’extension de ses missions. En outre, l’utilisation des contrats à durée déterminée est fréquente.

2 – Une politique salariale hétérogène avec des niveaux de rémunération particulièrement élevés
a) Au Conseil national
La politique salariale du Conseil national est particulièrement avantageuse : les salaires sont élevés, les augmentations et les primes généreuses.
Le salaire brut annuel moyen au Conseil national est de 56 000 € et la moyenne des dix rémunérations les plus élevées est de 100 000 € bruts en 2017, c’est-à-dire proche de celle d’un PU-PH110 en milieu de carrière et supérieure de 50 % à celle d’un cadre. Le salarié le mieux rémunéré du Conseil national a perçu en moyenne 8 900 € nets par mois en 2017, ce qui le place 7 % au-dessus du seuil des 1 % de salariés les mieux rémunérés du secteur privé (8 280 € en 2015).
À la rémunération de base s’ajoutent, en particulier pour les salariés de la direction informatique, des astreintes et des heures supplémentaires qui représentent un complément de salaire annuel de l’ordre de 8 000 € pour les intéressés. Le total des primes versées a beaucoup augmenté, passant de 10 900 € en 2011 à 54 200 € en 2018.
Soit 50 % de plus que le salaire moyen en France (35 976 € en 2015 selon l’INSEE), ce qui s’explique en partie par une part élevée de cadres et d’agents de maîtrise, un âge moyen de près de 44 ans et une ancienneté moyenne de 11 ans.
Le niveau exceptionnel des primes 2018 étant expliqué par le déménagement du siège du CNOM. Trois des cadres les mieux rémunérés ont perçu une prime exceptionnelle de 7 000 € début 2018.

Les fiches de poste sont rares et les salariés ne sont pas évalués de manière formalisée chaque année. De ce fait, les augmentations peuvent être décorrélées des résultats ou de l’attitude au travail des salariés. Ainsi, un salarié, mis à pied pendant trois jours en raison de manquements, a reçu l’année suivante une prime exceptionnelle de 1 500 €.
b) Dans les conseils départementaux et régionaux
En l’absence de convention collective applicable à tous, les niveaux
de rémunération sont disparates et globalement moins attractifs qu’au Conseil national. Certains salariés sont ainsi moins bien rémunérés que leurs homologues d’autres conseils, voire moins que ce que préconise le Conseil national. Dans un département de taille importante, le salarié en charge des relations médecins-industrie a été embauché au salaire de 1 600 € alors que la rémunération minimum recommandée par le CNOM pour un niveau brevet de technicien supérieur (BTS) était de 1 825 € en 2015.
À l’inverse, nombreux sont les conseils qui servent à leurs salariés des rémunérations excessives compte tenu de leurs responsabilités et de leur niveau de diplôme ou d’expérience. Dans un conseil régional du sud de la France, la greffière perçoit 85 277 € bruts, contre environ 25 000 € pour ses collègues. Elle bénéficie en outre, comme les autres salariés de ce conseil, d’une prime d’ancienneté qui majore de 18 % son salaire, d’un 13ème mois, d’une prime de « vacances » versée en juin pour 2/3 du salaire brut mensuel avec ancienneté et d’une prime de novembre pour 3/4 du salaire brut sans ancienneté.

Enfin, en matière de revalorisation salariale, il existe autant de cas de figure que de conseils. Dans le département du Bas-Rhin, les salaires augmentent depuis 1999 de 1 % au 1er janvier et de 1,5 % au 1er juillet ; le conseil départemental de l’Aveyron a fait preuve de plus d’inventivité, en indexant certains salaires sur la cotisation ordinale, avec toutefois un plancher d’augmentation garantie de 3 %.
En dépit de rémunérations attractives servies dans les plus gros conseils départementaux, le niveau des personnels est souvent insuffisant pour faire face correctement aux missions de service public, qui requièrent de réelles compétences juridiques. Ainsi, le conseil de l’ordre de Paris a-t-il versé, en 2017, 181 468 € d’honoraires à une avocate chargée d’assurer une permanence juridique et déontologique, de le représenter devant les juridictions disciplinaires, de rédiger des articles dans le bulletin du conseil départemental et d’assister à diverses réunions.
3 – Un manque de professionnalisme de la gestion
des ressources humaines
a) Des ruptures conventionnelles coûteuses
Le Conseil national assortit les licenciements, quel qu’en soit le motif, du versement d’indemnités de rupture conventionnelle généreuses.
Au total, sur la période contrôlée, plus de 540 000 € d’indemnités de départ ont été versées, allant de 27 000 € à 135 000 € par salarié.
Ainsi une salariée licenciée en 2018 pour son « incapacité à travailler en équipe », a perçu, outre ses indemnités de licenciement, un « complément d’indemnité » et des « dommages-intérêts » à hauteur de 81 000 €, portant le total des indemnités versées à 110 000 € nets, soit près de 18 mois de salaire.
b) Des licenciements abusifs
À l’inverse, certains conseils départementaux ont pu, dans de rares cas, procéder à des licenciements injustifiés, sans les assortir du versement de dommages-intérêts, sauf en y étant contraints par décision de justice.
Au cours des trois dernières années, la clause de progression des salaires quoiqu’inscrite dans les contrats des salariés n’a, selon le conseil, pas été appliquée et la progression s’est limitée à 2,8 % en 2016, 2,5 % en 2017 et 1 % en 2018.

Ainsi une secrétaire administrative du Pas-de-Calais, licenciée en 2014 du fait de son absence prolongée pour raison de santé, a contesté son licenciement devant les prud’hommes et obtenu gain de cause, le conseil de l’ordre ayant été condamné en appel à lui verser 15 000 € de dommages et intérêts. Le conseil départemental de l’ordre, lié pourtant par contrat avec un avocat, s’est donc risqué, sans plus d’analyse juridique, à prononcer un licenciement manifestement entaché d’irrégularité, qui l’exposait à un contentieux dont il pouvait facilement s’apercevoir qu’il serait perdu.
c) Dans le sud de la France, l’absence de contrôle sur des salariées présentes pendant plus de 35 ans
Dans une région du sud de la France, les relations de confiance qui se sont nouées avec des salariées restées en fonction 48 ans pour l’une et 38 ans pour l’autre ont conduit les élus ordinaux à leur abandonner, sans contrôle, la gestion des conseils.
Ainsi, au conseil régional, Mme X se voyait confier des chèques en blanc par le président. Dans les deux conseils départementaux, Mmes X et Y, réfractaires à l’informatique, ont été dispensées de tenir une comptabilité informatisée et de saisir dans le logiciel ad hoc les cotisations versées par les médecins.
La secrétaire de l’un des conseils départementaux, qui a fait valoir ses droits à la retraite en 2003, a été autorisée, à sa demande, à continuer de gérer le secrétariat et la trésorerie du conseil de l’ordre, sous le statut de vacataire. Entre 2003 et le 31 décembre 2015, Mme X a donc reçu chaque année, comme secrétaire vacataire, plus de 25 000 € du conseil départemental et 6 000 € du conseil régional, soit un total cumulé sur 13 ans dépassant 300 000 €.
S’il s’agit de prestations, ces « vacations » auraient dû faire l’objet d’une facturation à l’ordre ; s’il s’agit de rémunérations, elles auraient dû. Le courrier du président du CDOM en date du 14 octobre 2014 indiquait en effet : « nous vous informons que nous avons décidé de vous licencier en raison de votre absence prolongée qui rend nécessaire votre remplacement définitif pour assurer un fonctionnement normal du service. Depuis le 16 janvier 2014, vous avez été absente de votre poste de secrétaire pour raison de santé une première fois jusqu’au 4 avril 2014 puis de nouveau du 14 avril jusqu’au 30 octobre 2014 […] ».
Lettre du trésorier du Conseil national du 27 janvier 2003: « après avoir pris l’avis de notre président, il a été décidé que désormais vous percevrez une rémunération payable en vacations ».

4 – Des recrutements qui favorisent les liens familiaux
Plusieurs salariés ont été recrutés en raison de leur lien de parenté avec les élus ordinaux sans que figure dans leur dossier, à quelques exceptions près, un CV ou une lettre de motivation.
Au sein du Conseil national, l’élu qui fixe les salaires et les primes des salariés a recruté sa fille et un vice-président sa nièce.
Dans les conseils départementaux, de telles situations ont été plusieurs fois rencontrées. Ainsi, dans un département, le trésorier a
embauché un proche tandis que le président ne s’est pas opposé au recrutement d’un de ses enfants par le conseil régional où il siégeait.
Dans un autre, le président a recruté sa femme comme secrétaire. Ailleurs, le salarié du conseil départemental est le fils d’un conseiller, élu jusqu’en 2018 et dans un quatrième département, le président emploie sa soeur.
Ainsi que le soulignait la Cour en 2011, un renforcement de l’encadrement et une clarification des rôles respectifs des élus et des
salariés apparaît nécessaire. Au CNOM, le besoin d’un directeur général des services, pour organiser et contrôler le travail des directions, fonctionnant en silos, se fait particulièrement sentir.
Quant aux importantes disparités relatives au temps de travail et aux avantages accordés aux salariés, elles appellent, comme l’a déjà recommandé la Cour, le rattachement à une convention collective ainsi qu’une grille commune de rémunération.

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