« Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. »

Ainsi commence le texte consacré par Roland Barthes, dans ses « Mythologies », à la « nouvelle Citroën », deux ans après la présentation de celle-ci au salon de l’auto à Paris le 15 octobre 1955. A bien des égards, cette équivalence, et l’exactitude que lui attribue son auteur, ne sont pas recevables, mais ce qu’il affirmait vouloir dire n’était pas dépourvu de sens.

Qu’il nous soit permis un temps de mélancolie française en ne laissant pas passer l’anniversaire d’un événement qui n’est pas aussi anodin que certains d’entre nous pourraient le croire.

Barthes ajoutait encore que cette voiture « tombe manifestement du ciel dans la mesure où elle se présente d’abord comme un objet superlatif (…) la « Déesse » a tous les caractères (du moins le public commence-t-il par les lui prêter unanimement) d’un de ces objets descendus d’un autre univers, qui ont alimenté la néomanie du XVIIIe siècle et celle de notre science-fiction : la Déesse est d’abord un nouveau Nautilus.»

Texte brillant et excessif, mais qui reflète bien l’esprit d’une époque, et l’impression que fit alors l’apparition d’un engin que l’on comparerait de nos jours à un « ovni ».

Attendue dans une curiosité générale excitée par une révélation de « l’Auto-journal », tout, en elle, apparaissait fluide, dynamique, souple et futuriste : ses formes extérieures d’abord, courbes mais étirées, d’un aérodynamisme longtemps inégalé (du moins sur une « voiture de  tourisme ») où les surfaces vitrées semblaient dominer. Le plastique s’infiltrait partout et avait notamment conquis un tableau de bord où toute rigidité donnait l’impression d’être abolie, dans un habitacle d’apparence immense. Son incroyable suspension hydropneumatique enfin, si douce qu’elle était ressentie par certains comme de la mollesse, mais dont les effets sur la tenue de route, joints aux roues motrices-avant (quasi exclusivité Citroën à l’époque, depuis la légendaire « Traction » que la DS mettait à la retraite) et l’étonnante possibilité de réglage, ne pouvaient être contestés … Elle rendait désuètes toutes les productions en série d’alors, et allait, pendant de nombreuses années être considérée comme la reine de la route. Gagnant de grands rallyes, voiture de De Gaulle au Petit Clamart, métamorphosée en avion pour Fantômas, elle régnera 20 ans.

Dans un marché automobile français, alors protégé, quatre grands se partageaient le marché avec des images bien distinctes : Renault, devenu Régie nationale, se concentrait sur la voiture du peuple à la française, Peugeot dans une austérité luthérienne, s’identifiait à la limousine moyenne, sérieuse et robuste, destinée à une bourgeoisie tout aussi moyenne, et Simca, après avoir avalé Ford-Vedette, s’inspirait de l’Amérique. C’est Citroën, aux deux extrêmes de la 2CV et désormais de la DS, qui incarnait le mieux le génie que se reconnaissaient les français, notamment dans le domaine technologique : créativité, astuce, audace, culot et panache, dont la version rugby était le « french flair » que nous reconnaissaient les britanniques. Avec tant d’atouts, que pouvait-il nous arriver ?

Des qualités plus prosaïques manquaient cependant à cette merveille : celles de  la finition et de la maintenance, et plus globalement d’une bonne commercialisation : rapidement des ennuis, notamment liés à son liquide de suspension, ont beaucoup terni sa réputation. Tous les français, même suffisamment argentés, n’assumaient pas cette incarnation de leur génie, dont, par ailleurs , le succès demeura étroitement national.

Le texte de Roland Barthes se termine ainsi : « Dans les halls d’exposition, la voiture-témoin est visitée avec une application intense, amoureuse : c’est la grande phase tactile de la découverte, le moment où le merveilleux visuel va subir l’assaut raisonnant du toucher (car le toucher est le plus démystificateur de tous les sens, au contraire de la vue, qui est le plus magique) (…) Partie du ciel de Metropolis, la Déesse est en un quart d’heure médiatisée, accomplissant dans cet exorcisme, le mouvement même de la promotion petite-bourgeoise. »

Dans notre pays, elle fut un symbole majeur du mirage des  « trente glorieuses » : celui d’un bonheur matérialiste pour tous, bâti sur le développement économique par la production et la consommation de masse, associées au progrès technologique et à une inébranlable excellence de l’innovation française. Notre présente époque s’accroche encore à ce rêve trompeur, mais le coeur n’y est plus.

Aujourd’hui, pour plusieurs générations du moins, quand une DS apparaît sur une route, elle provoque toujours un effet magique analogue celui de la madeleine de Proust : le retour nostalgique de souvenirs oubliés, avec les illusions perdues qui s’y rattachent.

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