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Guerre à la Russie, guerre à la vérité : l’écrivain Thierry Marignac dézingue une « experte » de Libération

Sur son blog Antifixion, l’auteur Thierry Marignac remet les pendules à l’heure après la publication par le journal Libération d’un énième article grotesque au sujet de l’Ukraine et de la Russie.

Guerre à la Russie, guerre à la vérité

 Nous vivons les temps dégradants de l’expertocratie, pour être plus précis : des experts en expertise, ils ne connaissent rien, mais ils savent tout. Une certaine Nadia, sortie du chapeau certainement parce que son prénom fait couleur locale, nous expose dans un article intitulé « Guerre à l’Ukraine, guerre à la drogue » l’étendue de son ignorance dans la feuille de chou post-gauchiste, citée plus haut. Rien, dans son C.V. axé sur les empires coloniaux du Portugal et de l’Italie, n’indique qu’elle ait la moindre connaissance du monde russo-ukrainien, de la culture ou de la langue. A fortiori, dans un parcours balisé de normalienne devenue universitaire, qu’elle ait la moindre connaissance de la came. Un détail qui peut sembler véniel : elle annonce que l’Ukraine applique la politique de Réduction des Risques depuis une dizaine d’années. En 2004  lorsque j’arrivai à Kiev quelques jours après le début de la Révolution Orange pour un long reportage sur la toxicomanie paru chez Payot deux ans plus tard, la politique de Réduction des Risques était déjà appliquée depuis plusieurs années. Il y a donc au moins vingt ans que cette politique est menée en Ukraine. Mais il s’agit d’un article fait à la hâte, structuré sur des principes idéologiques biaisés, typique des confortables croisés de la lutte contre le régime russe dans son fauteuil, où l’information est secondaire. De même que les sources de la signataire de l’article sont toutes indirectes : un ouvrage d’une Américaine elle aussi universitaire, intitulé Narkomania. On voit immédiatement que l’emploi du mot russe est destiné à frapper par son sensationnalisme et son exotisme, c’est une technique publicitaire. Il signifie en russe toxicomanie, un terme neutre qui désigne un état de fait. Il s’agit ici du dispositif à la mode dans la politcorrectitude universitaire des deux côtés de l’Atlantique, de son poststructuralisme réduit à sa plus simple expression, rapide mélange de psychanalyse de bazar et de linguistique pour les attardés. Si l’on extirpe du langage un terme stigmatisant, on a déniché son opprimé, la victime qu’on prétendra défendre. Nul doute qu’en écriture inclusive on écrira bientôt Toxico avec un grand T ; et, de même que les SAS qui pullulent en Ukraine et en Transnistrie défendent les droits LGBT, que les bérets verts américains au Congo défendent Black Lives Matter, les commandos de marine français en Estonie défendront bientôt les droits du camé. Dans ma jeunesse, quand on passait son temps à chercher de la poudre pour en consommer le plus possible, il ne nous serait jamais venu à l’idée d’employer les termes toxico ou camé avec une connotation positive. Lorsque le gouvernement russe traite le gouvernement ukrainien de toxicos, il est exactement dans le même exercice que la signataire de cet article bâclé à tout vibure avec un dossier de presse : de la propagande de guerre. Par ailleurs, qu’on me cite une langue où toxico est un compliment, je suis preneur. Enfin, quand on voit la tête de Zelenski ces derniers temps, on peut trouver à la formule de VVP une certaine justesse, voire un certain humour éculé à la Loukachenko. De même quand on verra la tête des candidats à la présidentielle française en fin de campagne dans quelques semaines.

Le reste de cet article sous-informé, dans un format de concentré d’infos tronquées à la 20 minutes, est consacré à la diabolisation du régime russe utilisant des actualités éculées et des déclarations gouvernementales. Qu’on me cite une déclaration d’un gouvernement occidental où le trafic de drogue et les usagers sont présentés sous un jour positif. En 1979, entre junkies, ça nous aurait beaucoup plu.

La réalité est plus complexe. La mort, il y a quelques mois en Oural du fils du poète Boris Rijy après deux cures de désintoxication du Spice dans des centres locaux prouve, que s’il n’est pas question ici de défendre le rigorisme moral du régime russe, sur le terrain la réalité est différente. En Russie, les initiatives locales s’inspirant de la Réduction des Risques existent pour des raisons de nécessité, un peu partout. En Russie, au début des années 2000, les ONG Réduction des Risques avaient du reste pignon sur rue. S’il est exact qu’un certain puritanisme ait présidé à leur expulsion — qui provoque la colère de notre héroïque normalienne — c’est loin d’être le seul élément déterminant. En effet, dans une tactique bien connue de l’Occident, elles étaient truffées d’agents d’influence. En 2004, à Kiev, l’un des directeurs les plus en vue de l’Open Society ne s’en cachait pas, non plus que son frère cadet apprenti-politicien d’orientation libérale, qui avait fait ses études au Canada. L’échelon supérieur de ces ONG était composé presque exclusivement des fils de l’ancienne nomenklatura soviétique. Mes camarades des Narkomany Anonymny de Kiev, volontaires et travailleurs de rue détestaient ouvertement les apparatchiks d’ONG qui les dirigeaient. Au XXIe siècle, les entreprises impérialistes de l’Occident ont pour fer de lance les « objectifs sociétaux » hérités du gauchisme, la cuistrerie victimaire se conjuguant à l’absolutisme du marché. Agent double dont le reportage en profondeur — Kiev, Odessa, Crimée — était financé à moitié par l’organisation Soros, j’en fus le témoin au premier chef.

Si l’urgence est aujourd’hui manifestement d’angéliser les Ukrainiens pour diaboliser les Russes, on ne peut pas dire que l’attitude, tant de la population que des institutions ukrainiennes ait été si différente à l’égard de ces pauvres toxicos. Je vis en 2004 — époque où notre maître de conférence  finissait Normale — la police racketter les camés dans les allées de l’hôpital n°5 de Kiev, à la sortie de la consultation VIH. Je le revis en 2009 et en 2015. Fin juillet 2009, dans une gare routière où j’attendais l’autocar pour la Lituanie, je m’inquiétais de voir deux flics en maraude remonter lentement la rangée de tables du buffet à la recherche d’une proie. S’ils tombaient sur un Français, ça allait me coûter bonbon. Heureusement pour moi, un junkie évident était assis trois tables devant la mienne. Les deux flics lui tombèrent dessus aussitôt, le dépouillant du peu qu’il avait pour le laisser filer. En 2004, dans un labo de métamphétamine de la banlieue de Kiev où m’avait entraîné mon reportage, je vis la police passer chercher son enveloppe. Je le revis quelques mois plus tard en Crimée, dans un labo où on transformait la paille d’opium en morphine de mauvaise qualité. Enfin, si l’Ukraine appliquait — dans une certaine mesure — la Réduction des Risques, c’est parce que sur le premier cinquième de la subvention de l’OMS en 2002 — 20 millions de dollars — moins de 2% avait servi à la protection des camés, lutte antisida, hépatite C, etc. Tout était parti dans les poches de divers establishments, notamment celui de la médecine. L’organisation mondiale avait donc par la suite exigé le contrôle des ONG. L’État compradore ukrainien, friand de ces subventions, avait donc cédé du terrain, certainement pas par libéralisme bienveillant. Les questions sont donc posées : lorsque qu’en Crimée en 2014, les autorités détruisirent les stocks de méthadone, c’est parce qu’elles y voyaient, en partie à raison, les techniques d’espionnage et de déstabilisation « sociétales », si chères à notre normalienne. Mais elle ne sait rien : ce qu’est une montée de speed, un flash d’héro, une bulle d’air dans l’aiguille. Ça ne s’apprend pas à la fac.

Il n’est bien entendu pas question d’excuser les agissements du pouvoir russe sur la question des drogues, mais alors il faut tout dire.

En 2015, à Kiev, mes contacts au siège de l’Open Society me racontèrent comment ils effectuaient des missions au Donbass, distribution de seringues neuves, de préservatifs, de médicaments, passant la frontière sans rencontrer d’obstacles. Lors d’une de ces missions, ils avaient emmené une journaliste de la BBC qui avait publié un reportage, certainement trouvable jusqu’à maintenant. Les autorités locales « séparatistes », incapables de gérer la situation, laissaient faire, ce qui suggère une certaine lucidité, loin des déclarations officielles.

La redresseuse de torts de la feuille de chou post-gauchiste passe sous silence, à mon avis par pure ignorance, qu’en Ukraine, le fléau du Vint — une forme de méthamphétamine distribuée au tankistes de l’opération Barbarossa, dont des camés calés en chimie ont retrouvé la recette — est d’une importance majeure, comparable sinon supérieure au fléau des opiacés. Il est vrai que, tout à coup, le problème est plus délicat. Quel substitut donne-t-on à la méthamphétamine ? Des antidépresseurs ? Un speed light ?  Rue d’Ulm, il n’y avait pas de séminaire à ce sujet.

On atteint le point culminant de l’absurdité propagandiste avec la conclusion de l’article : pour lutter contre Poutine, il faut ouvrir des salles de shoot et distribuer de la méthadone. À Reims où exerce notre normalienne, entre le siège de Drapier et celui de Roederer, on ne doit avoir qu’une vague idée de ce que ça signifie, une salle de shoot et des camés plein les rues. Dans les trous du XVIIIe où j’ai passé une notable quantité de mon existence, il m’est arrivé, aux côtés de pères de famille algériens de chasser les camés du rez-de-chaussée de l’immeuble, moi-même ancien toxico. Les pères de famille ne souhaitaient pas que leurs petites filles marchent sur des seringues. Personnellement, instruit par mon expérience, je savais que si on laissait faire, quelques semaines plus tard, le rez-de-chaussée devenait un supermarché de défonce, avec ses règlements de compte au couteau et ses overdoses. D’autre part, si l’on peut considérer que la régulation de consommation d’opiacés est plutôt une bonne idée, créer ces salles pour les consommateurs d’amphétamines ou de crack équivaut à créer des mouroirs, leur espérance de vie étant des plus brèves. Il s’agit donc de considérer tout cela, qui exige un réel savoir journalistique concret, avant de jouer les pasionarias du dernier opprimé venu. Ou encore, de parler de ce qu’on connaît, pour perdre moins d’occasions de se taire.

Je conclurai en précisant que mon reportage paru en 2006 ne suscita pas le moindre intérêt chez les redresseurs de tort post-gauchistes, qu’il est toujours trouvable d’occasion et que si notre normalienne souhaite se renseigner en profondeur, c’est possible. En 2006, il est vrai, les justiciers ne savaient pas où était l’Ukraine, n’ayant pas encore reçu les instructions à l’ordre du jour au Département d’État américain. Je dus me contenter d’une lettre de l’ex-ambassadeur de France en Ukraine Philippe de Suremain, qui me déclara : « J’avais les statistiques, c’est en lisant votre livre, que j’ai compris ce que ça signifiait ». L’année suivante, une travailleuse de la Croix-Rouge française décrocha après lecture de mon reportage, un budget de cinq ans pour mes amis des Narcotiques Anonymes de Kiev. Les redresseurs de torts passaient leurs examens.

Thierry Marignac, mars 2022.

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