Résumé : Ce qui fait des sciences morales des sciences c’est qu’elles reposent comme toute science sur le même socle de certitudes et d’objectivité constituées par les premiers principes de la raison. Cet organon de la raison permet d’étudier les essences et les rapports constants de la nature humaine ainsi que les règles essentielles d’une économie spirituelle régulatrice de la liberté, économie spirituelle dont ne peuvent s’affranchir les sciences humaines et sociales si elles veulent être complètes dans leur démarche explicative et surtout normative et prescriptive.
Introduction
Les sciences morales ont pour objet les manifestations de l’activité psychologique et sociale humaine, individuelle ou collective, telle qu’elle s’exerce ou telle qu’elle devrait s’exercer. Le terme « moral », qui vient du latin « mores » (mœurs), renvoie en effet, soit au fait psychologique ou social, tel qu’il se présente, soit à la norme susceptible de déterminer ce fait. Or, une norme morale véhicule une conception du monde, de l’homme, de la société, conception qui détermine ou infléchit les décisions et les comportements humains, de sorte qu’il y a deux manières de la considérer : on peut la tenir elle aussi pour un simple fait positif générateur d’actions et tenter de bâtir sur les faits moraux une physique sociale objective, comme le voulait Max Weber ou Emile Durkheim ; mais on peut aussi considérer qu’une norme sociale est vraie ou fausse en fonction d’une certaine philosophie au risque de biaiser l’observation des faits sociaux et psychologiques. C’est sur la base de ce dernier constat que l’on dénie le titre de science à ces disciplines en invoquant au moins trois raisons :
– d’une part dans ce domaine l’homme est à la fois l’objet et le sujet de la connaissance et ce facteur de « subjectivité » fait que le savant est toujours en quelque sorte juge et partie ;
– ensuite, quelle que soit la capacité à faire preuve d’objectivité dans ces matières, l’homme se caractérise par sa liberté de choix, ce qui génère une indétermination et une imprévisibilité qui rendent les phénomènes psychologiques ou sociaux incertains.
– enfin, sur la base de ces deux premiers constats, auxquels s’ajoutent le caractère ultra complexe des phénomènes socio-psychologiques en raison du nombre des relations possibles des acteurs en jeu et de sa dimension macroscopique, on ne voit pas comment l’expérimentation, marque de la science moderne, pourrait avoir sa place dans ces domaines ?
Ainsi, soit du fait de la position des observateurs, sujets humains toujours limités et déterminés culturellement, soit par l’indétermination du comportement humain « libre », soit encore en raison de la complexité et de la démesure – à l’instar de l’astronomie -, les sciences humaines seraient peu susceptibles d’expérimentation et ne relèveraient pas de la science à strictement parler.
La plupart des chercheurs en sciences sociales ne partagent pas complètement ce point de vue, ils considèrent au contraire que les sciences sociales et humaines sont tout à fait possibles et même nécessaires, toutefois leur scientificité dépendrait d’un principe ou d’un postulat que les chercheurs ne pourraient rejeter, à savoir un « positivisme de méthode » consistant à écarter les questions philosophiques et morales de l’objet d’investigation lui-même.
Une majorité de chercheurs inclinent, souvent tacitement, pour cette position – sorte de paradigme épistémologique au sens de Kuhn qu’ils adoptent plus ou moins consciemment -, aussi bien dans les sciences sociales que dans les sciences naturelles1.
L’objet des remarques qui suivent est de montrer, d’une part, que la subjectivité, la liberté, ou la difficulté d’expérimenter ne sont pas des difficultés rédhibitoires au titre de science pour les sciences humaines et, d’autre part, qu’il n’y a pas lieu d’adopter un positivisme de méthode pour parer à l’introduction des idées morales, remède qui leur est en réalité préjudiciable. Mieux, nous voulons montrer que l’élément subjectif et moral propre à ces disciplines, s’il est bien compris, est paradoxalement ce qui rend ces disciplines, voire toutes les sciences, réellement scientifiques.
Le but de cette synthèse est donc de réfuter le dualisme ou séparatisme tacite entre les sciences, mais également le positivisme méthodologique dominant, en présentant les fondements des sciences morales.
Nous le ferons en montrant que les sciences morales partagent avec toutes les autres disciplines le socle commun des premiers principes, noyau onto-logique des vérités premières de la raison qu’elles seules sont en mesure d’asseoir en philosophie première (dite aussi ontologie) (I) ; puis en présentant les éléments d’une anthropologie objective (triade ontique et triade psychologique de l’essence humaine) (II), d’où découlent des règles générales qui forment un système, sorte de grammaire de base du fait psychologique et social que les sciences morales ne sauraient ignorer (III).
I. Vérités premières et sciences morales
Dans un précédent article nous avons rappelé les caractéristiques de toute science : la certitude rationnelle, l’établissement de lois causales et la méthode2. En conclusion, nous avions indiqué que ces critères ne sont pas réservés aux sciences exactes ; qu’elles caractérisent également les sciences humaines et la philosophie. Toutefois, les sciences humaines ou morales ont un objet marqué par la place que prend l’intervention humaine et la question se pose dans ce cas de la possibilité d’atteindre une objectivité suffisante pour prétendre au titre de science. Pour mieux comprendre leurs fondements plus spécifiques, il est nécessaire de rappeler en quoi consistent les premiers principes (I.A) et d’en dégager les leçons quant à la nature de la raison qui seule peut nous renseigner sur l’essence de ce facteur humain sujet et objet des sciences morales (I.B).
-
-
Universalité des premiers principes de la raison
-
Lorsque le savant se penche sur la nature de son activité et celle des instruments qu’il emploie pour s’assurer de l’objectivité des vérités qu’il découvre, il est ramené aux premiers concepts et à la logique qu’il utilise dans sa compréhension du réel et sa rationalisation.
Or, que peut-il constater s’il s’adonne à cet exercice réflexif ? Il constatera que son intellect est capable d’idées ou de concept abstraits qui lui permettent apparemment de schématiser et de représenter le réel, de s’en faire un modèle qu’il pourra au besoin reproduire par l’expérience avant de prononcer des jugements3, jugements établissant des rapports entre les faits comme autant de règles ou de lois des phénomènes qu’il étudie.
Cette démarche commune à tous les savoirs, les chercheurs y procèdent en adoptant spontanément les premiers principes4 de la raison : les principes d’identité, de non-contradiction, de tiers exclu, de raison suffisante, de causalité, de rapports constants entres les choses, d’où le principe des lois et l’idée de substance5. Ces vérités sont évidentes par elles-mêmes, nécessaires, absolument premières, d’une portée universelle, et le présupposé de toute affirmation.
Ils sont nécessaires car il est impossible de faire œuvre de connaissance et de science sans supposer une identité, une cause, un agent de cette cause, une loi (la nature des choses et leur capacité à être cause). Mieux, les principes de raison sont indépendants de la nature des choses, et la volonté de Dieu elle-même ne pourrait, sans se contredire, faire qu’une chose soi et ne soit pas à strictement parler, c’est-à-dire dans le même temps et sous le même rapport.
Ils sont aussi universels, ce que l’on reconnaît en particulier au fait que tout être intelligent les applique comme par instinct et parce qu’ils sont applicables à tout phénomène existant ou possible.
Une objection assez radicale a été faite à ces premiers principes. Stuart Mill, à la suite de Hume et de Locke, a affirmé que le principe d’identité lui-même n’est pas universel car certaines cultures n’en ont pas connaissance, outre le fait que rien dans le réel n’est fixe, ce qui rendrait toute science conjecturale6.
Une réponse à cette objection est de dire que l’on peut admettre que tous les faits et tous les phénomènes sont contingents et mêmes éphémères – et ils le sont de facto – sans que cela n’enlève quoi que ce soit à la qualité essentielle et à l’utilité de ces principes élaborés à partir du réel car c’est l’idéalisation conceptuelle qui rend possible la connaissance du réel, la science, et c’est justement cette propension de la raison à l’idéalisation qui est la caractéristique intéressante des concepts et des vérités premières, comme nous allons le voir maintenant.
B. Transcendance des concepts, « fait premier », hylémorphisme
La raison commence par appliquer spontanément les premiers principes qui font corps avec elle et c’est seulement dans un second temps qu’elle s’interroge sur leur validité fondamentale et entreprend de connaître leur origine : quelle est la source et la nature de ces vérités premières et de cette idéalisation qui rend possible la découverte des lois objectives de la nature et des êtres ?
Quand elle procède à cet examen des conditions de l’objectivité pour en chercher le critérium ultime, la raison fait l’expérience de l’acte de la connaissance qui se présente sous trois facettes indissociables : les concepts se révèlent transcendants à l’expérience sensible ; un « fait premier » de l’objectivité s’impose à la connaissance ; enfin cet acte implique deux substances l’une matérielle l’autre immatérielle, à l’origine de la théorie dite « hylémorphique » ou « hylémorphisme ». Il faut dire quelques mots de ces trois expériences entrelacées dans l’acte de connaître sans lesquelles on ne peut bien comprendre la vraie nature des fondements dans les sciences humaines.
Transcendance des concepts : la pensée s’effectue par concepts ; or que sont les concepts sinon des abstractions par lesquelles on saisit l’essence des choses et des êtres, ceux qu’un concepteur aurait retenus s’il avait dû penser et concevoir les choses avant de les réaliser et de les matérialiser. Ainsi, loin d’être une schématisation artificielle ou réductrice de la réalité, l’abstraction prouve au contraire que l’esprit est acte et révèle par-là la substance immatérielle de l’esprit. La plupart des philosophes admettent d’une manière ou d’une autre ce fait de la transcendance des concepts y compris, à leur manière certes, les panthéistes ou les matérialistes7. En revanche, c’est au génie d’Aristote – ou à ceux qui l’ont précédé et qui lui ont transmis cette vérité – que l’on doit l’affirmation de l’immatérialité de l’intellect8 autant que le sont les concepts abstraits qu’il est capable de former par sa « réflexion » du réel.
Fait premier de l’objectivité : dans la recherche des conditions de l’objectivité et du critérium ultime de nos démonstrations, l’intelligence conceptuelle est ramenée à une première évidence9, le « fait premier » de l’objectivité qui est le « corrélat » et l’opposition fondamentale entre sujet et objet de la connaissance, avec leur note respective de certitude (du sujet) et d’évidence (de l’objet), évidence et certitude sans lesquelles la science ne peut n’y débuter n’y poursuivre ses constructions. C’est pourquoi on peut dire que « le fait premier de l’objectivité, c’est l’objectivité du fait lui-même » manifestée dans le corrélat sujet-objet, fait qui est en quelque sorte l’axiome ontologique de tout savoir. Ce « fait » est remarquable car en même temps que l’axiome de l’évidence et de la certitude, il manifeste également la dualité qui caractérise l’acte de la connaissance et fournit les termes ou les éléments de la théorie hylémorphique.
Hylémorphisme : la dualité du sujet et de l’objet, l’esprit l’appréhende à travers l’abstraction conceptuelle et dans l’expérience sensible externe de l’objectivité. Il peut aussi l’expérimenter par introspection dans l’effort, celui du travail ou de l’acte intellectuel, qui lui révèle l’opposition de deux substances pour ainsi dire hétérogènes et intimement unies : l’une composée et passive, la matière (hylé), l’autre simple et active la forme (morphè) qui résulte d’un acte immatériel venant de l’esprit, lequel est comme la forme des formes, en ce qu’il reflète (réflexion) tout le réel à partir d’expériences internes et externes. C’est ce que présente dans une étude minutieuse introspective le philosophe Maine de Biran (1766-1824) (Mémoire sur la décomposition de la pensée), reprenant sur le terrain psychologique, l’expérience aristotélicienne et thomiste de l’hylémorphisme. Il écrit : « Nous retrouverons que toutes ces notions reconnues par les métaphysiciens comme premières et directrices, telles l’unité, l’identité, la substance, ne sont qu’autant d’expressions des faits primitifs du sens intime, ou des déductions immédiates du même fait reproduit sous différents titres abstraits. D’où il suit que toute la science des principes viendra se résoudre dans celle de ces faits, et que la principale fonction de la psychologie sera de les constater dans leur source, d’en déduire toutes les notions qui y prennent leur origine. Or je dis que si la nature et les caractères du véritable fait primitif étaient constatés d’une manière claire et certaine, il n’y aurait plus lieu à aucune opposition ou de divergences des systèmes de philosophie. »10
C’est de ces trois manières susdites que la raison se révèle être intelligence apte à recevoir l’intelligible, l’instrument transcendantal du transcendantal et qu’il est possible de dire sans tautologie que l’âme est le scalpel de l’âme. Il n’y a là aucune pétition de principe, c’est le point d’aboutissement de la pensée lorsqu’elle s’efforce de remonter aux vérités premières de la raison.
Or, ces faits, comme on va le voir, doivent mettre une différence entière dans les sciences humaines, tout comme bien sûr la réalité de l’âme « met une différence entière dans la morale » (Blaise Pascal) !
Notons toutefois avant de poursuivre que c’est par des sciences humaines et morales, en l’occurrence la psychologie rationnelle et la logique critique (épistémologie), que l’on parvient à mettre à jour les conditions de la connaissance objective, ce qui déjà fait des sciences humaines des sciences à part entière, outre le fait qu’elle se servent des principes universels précités.
Cependant, nous ne sommes encore qu’aux premiers principes et il nous faut voir comment l’organon de la raison nous conduit aux éléments de l’anthropologie et aux règles premières des sciences morales.
II. L’essence triadique
S’il est vrai que les sciences morales ont une base scientifique dans l’universalité des premiers principes, il n’en est pas moins vrai que leur objet est particulier puisqu’elle traite de l’homme dans ses comportements, sa pensée, ses relations. Est-il possible de dégager un socle sûr propre aux sciences humaines au-delà des premiers principes ?
Peut-on énoncer des vérités universelles à propos des actions de l’homme ou de ses normes, sans être confronté à ce facteur subjectif qui apporte avec lui jugements moraux, prises de positions déterminées et imprévisibilité, imprévisibilité que l’on attribue à la liberté humaine ou à des déterminismes si complexes qu’ils en donnent l’illusion11 ?
Ce problème c’est au fond la question de savoir s’il est possible de dégager les vérités essentielles de l’anthropologie. Or, ce qui précède (la théorie de la connaissance) nous garantit que nous pouvons avancer de manière assurée sur ce terrain, par l’observation et l’expérience, voire l’expérimentation. Celles-ci montrent qu’il y a au moins trois principes substantiels dans l’essence humaine : le corps, l’âme et l’esprit, ce que nous pouvons qualifier de triade ontologique ou ontique (II. A.) ; de son côté l’exercice des facultés de l’âme présente une seconde triade : sensibilité, intelligence, volonté, que pouvons nommer psychologique (II. B.). C’est de leur combinatoire sous l’action du désir et de la volonté que se dégagent les lois premières des sciences morales (IIIe partie).
A. La triade ontologique
L’examen de l’organon de la raison a dégagé une vérité de l’essence humaine : son âme n’est pas purement sensitive et perceptive, elle est intellection dégagée de la matérialité et des images dont elle est l’origine. En effet, elle les compose, les suscite par la puissance de sa faculté d’abstraction et de symbolisation. L’esprit est tout à la fois réceptif (miroir ou « forme ou des formes » selon l’expression de Platon ou d’Aristote) et actif, élaborant son matériau. Cette puissance de réflexion transcende la réceptivité et l’activité de la connaissance animale qui se satisfait des formes sensibles et s’arrête au sentiment..
L’animal a peut-être des représentations générales tirées des associations de l’expérience (un loup reconnaît parfaitement une brebis et réciproquement), mais il n’y a rien dans l’intelligence animale qui l’amène à former un concept abstrait afin de satisfaire un besoin qui dépasserait ses appétits immédiats. Comme le disait déjà Platon : « si penser n’est que sentir pourquoi les animaux ne pensent-ils pas ? ».
Au contraire, en tout homme l’acte de connaître se manifeste indépendamment de ses besoins corporels, révélant le besoin qu’il a d’un aliment supérieur.
S’il en est ainsi, il faut alors admettre une triple distinction : l’homme n’est pas simplement corporel et physique, ni simplement un être biologique doté d’une physiologie et capable de vie sensitive, de reproduction et de connaissance sensible, via le cerveau et les nerfs ; il est de plus doté d’une intelligence capable d’abstraction et de jugement.
La structure triadique de l’essence humaine, corps, âme et esprit, premier fait anthropologique, a été enseignée par les philosophes grecs, mais aussi par la tradition chrétienne, sans doute sur la base de l’héritage de la science des hébreux, car nous trouvons cette trinité substantielle expressément mentionnée chez saint Paul12.
La considération de nos besoins humains à l’origine des classifications des sociologues ou des économistes vient confirmer en retour ici l’expérience externe et interne (l’introspection) : à côté des besoins primaires du corps (vêtement, nourriture, logement,…), nous trouvons des besoins psychologiques dont la satisfaction assure notre existence sociale, les besoins du sentiment et de la reconnaissance ; enfin, les besoins de réalisation de soi révèlent une nécessité d’un ordre supérieur13, puisque l’esprit recherche les formes pures comme seules capables de combler son appétit spirituel (beauté, vérité, bonté).
Ceci nous conduit à une deuxième vérité de l’anthropologie méconnue à moins qu’elle ne soit trop connue.
B. La triade psychologique
Si nous portons l’attention sur le deuxième cercle de la triplicité organique et ontique de l’âme (figurée ci-contre par le deuxième cercle), nous remarquerons que celle-ci présente trois secteurs qui correspondent aux trois facultés essentielles de la nature psychique : la sensibilité, l’intelligence et la volonté.
Ces trois facultés, que dans une certaine mesure nous partageons avec les animaux, sont parfaitement distinctes, quoique formant l’unité d’une seule individualité qui sent, veut et pense d’un seul et même mouvement, ce qu’attestent la conscience et la mémoire, en dépit de l’importance considérable que peut prendre l’inconscient dans ces processus.
Comment savons-nous que ces trois facultés sont distinctes ?14 Nous reconnaissons d’abord leurs différences du simple fait de la diversité des talents exprimés qui toujours se distribuent selon ces trois ordres.
En témoigne également l’attrait des transcendantaux qui dirige les inclinations (faim) de nos facultés vers leur bien propre (fin) : l’intelligence est aimantée par la découverte du vrai, la volonté par le bien quelle que soit la compréhension15 qu’on en a ; enfin, la sensibilité recherche le plaisir ou la beauté pure, selon le degré d’élévation ou, si l’on peut dire, de matérialisation de l’âme, autrement dit suivant ses désirs et sa position le long de l’axe vertical ontologique de la première triade.
Nous pouvons aussi en faire l’expérience négative : l’intelligence ne sert de rien si elle n’est pas capable de réaliser ses desseins par une ferme une volonté ; la volonté peut produire des désastres sans réflexion intelligente ; les succès intellectuels ou pratiques ne sont rien sans la jouissance un jour d’un bien moral et esthétique.
En fait, l’expérience montre que l’esprit humain aspire à posséder son bien et en jouir de manière complète non seulement dans un ordre donné, mais dans tous les ordres au plus haut degré permis.
Triade des facultés de l’âme |
Le moi aspire naturellement à sa pleine satisfaction et l’âme humaine aspire spontanément à la plus grande capacité dans l’ordre des sens, de l’intelligence ou de la volonté – individuellement et collectivement – car elles procurent jouissance, prestige et domination.
Cette tendance générale est a priori légitime – elle est l’aveu d’une attraction spirituelle du moi vers l’absolu -. En revanche sa quête peut être fausse, détournée, invertie et pathologique, du fait d’un attrait, d’une tendance contraire, tout aussi constatable.
C’est sans doute ici que l’on relèvera et objectera le plus facilement que le propre du comportement humain est la liberté, la capacité à se déterminer subjectivement selon ces trois ordres et, par suite, qu’une axiologie, une science objective des valeurs, qui s’articulerait à une axiomatique des tendances psychologiques et anthropologiques, n’est guère possible ; le constat d’une objectivité de principe, celui-là même d’une essence connaissable, venant buter sur le fait de la volonté libre, rendant l’objet de ces sciences incertain, au mieux probable, et limitant les possibilités d’expérimentation.
Pour le dire autrement, l’homme (individus ou sociétés entières) appelle bien, vrai, beau, ce qui lui plaît et il s’y dirige comme il l’entend, raison pour laquelle nous trouvons les éthiques les plus contraires dans l’histoire des peuples et des mœurs et, par conséquent, de l’impossibilité d’une science morale et d’une axiologie.
Effectivement, il faut tenir compte de cette indétermination radicale qui est le propre de la liberté métaphysique (libre arbitre). Néanmoins, la liberté n’est pas sans limites et elle n’est pas sans règles, celles d’une économie spirituelle révélatrice de la loi naturelle. C’est en vertu de cette économie que l’axiologie est possible.
III. L’économie spirituelle
La question qui se pose au chercheur en sciences sociales et en sciences humaines – et dont la réponse conditionne la possibilité et l’intérêt de sa recherche – est celle de savoir si la liberté est en quelque manière régulée et les actions humaines rendues par-là assez prévisibles à l’analyste.
En général, le problème n’est pas explicitement posé et l’on admet que cette régulation existe de facto, tout en présupposant qu’elle est conventionnelle et relative aux normes d’une société donnée ; d’où la considération des mœurs et de la morale ou du droit lui-même comme constitutifs de faits positifs.
Quant à la valeur de ces normes et à l’idée d’une possible science de ces normes elle est laissée aux croyances ou, un peu dédaigneusement, à la « philosophie ».
Ce que les chercheurs d’inspiration ou de philosophie réaliste affirment au contraire c’est que derrière la relativité des conventions régulatrices il y a une anthropologie16 qui repose sur les triades précédentes.
Hélas c’est seulement dans les livres de métaphysique ou de théologie que l’on trouve une présentation de ces lois de fonctionnement génétiques qui résultent des deux triplicités organiques précédentes. Ces règles constituent en effet une économie spirituelle ou métaéconomie – qui répond à l’économie divine du salut17 – immanente à la loi naturelle et que cette métaéconomie expérimentale révèle in fine par le sens commun et par la réflexion (premiers principes et raison droite, voir supra et notre article « Qu’est-ce qu’une science ? ».
C’est d’abord une loi des désirs contraires, désirs qui obéissent ou excèdent la loi naturelle (III. A), puis une loi du sacrifice qui est un principe de levier (III. B), enfin une loi d’inversion, ou principe d’antagonisme, qui génère un chiasme qui donne la figure fondamentale de l’éthique et des sciences morales (III. C).
A. Loi des désirs, axes et tropes
La première loi remarquable que tire l’observation rationnelle et objective du comportement humain est l’existence du besoin et du désir en tant que moteurs de toute la vie active et morale. Le besoin est le terme que nous employons en général pour désigner les appétits de la nature physique et biologique, tandis que le désir prolonge en quelque sorte le besoin sur le plan de la vie psychologique et sociale, se révélant même infini, attestant par là le triptyque ontologique et symbiotique dont nous avons parlé.
Les hommes, mais aussi les personnes morales (familles, organisations, sociétés), sont constamment poussés à satisfaire leurs besoins et leurs désirs sur tous les plans de la vie ontique (physique, psychologique, spirituel) à travers lesquels se manifestent les trois libidos naturelles de l’homme : le désir de connaître, de puissance et de jouissance (libido sciendi, libido dominandi, libido sentiendi) correspondant aux trois facultés de l’âme attirées en vertu de leur origine et de leur essence par les transcendantaux.
Les modalités dont on use pour satisfaire besoins et désirs le long de l’axe ontique, et la manière d’employer ces facultés sur l’axe psychique, tous deux susceptibles d’une gradation très fine, déterminent les caractères individuels et collectifs des personnes morales, ces dernières résultant d’un agrégat complexe qui est toutefois aussi marqué par des inclinations prédominantes.
Ces deux structures ternaires contiennent donc en elles le spectre des possibles ontiques et socio-psychologiques qui seront à la base d’une psychologie, d’une anthropologie et par suite d’une sociologie qui se veulent complètes.
Le tableau des tropes des besoins et des désirs n’est pas sans montrer cependant que des orientations contraires sont possibles, elles viennent d’un principe contraire aux exigences des appétits naturels ; en d’autres termes, c’est une loi du sacrifice, libre et inhérent à la volonté, et qui est aussi un levier de la vie morale.
B. Loi du sacrifice
La recherche de la satisfaction tout comme les aspirations vers les fins les plus hautes sont constamment entravées par des obstacles ou contrecarrées par des volontés contraires.
Ainsi, au besoin des satisfactions matérielles du corps fait face une loi de gravité et un principe d’entropie et d’inertie qui barrent la route des biens supérieurs socio-psychologiques et moraux et qui ne sont surmontés que par la volonté et le travail.
Aux désirs psychologiques et sociaux du stade social et éthique s’oppose une aliénation ou le risque d’une aliénation psychologique qui se traduit par la perte de l’indépendance et de la liberté, laquelle interdit l’accès aux biens spirituels supérieurs de la réalisation de soi.
Enfin, sur le plan spirituel, le plus haut, et qui comporte sans doute un grand nombre de degrés, il y a également possibilité d’un conflit radical entre l’exaltation ou la négation du moi.
C’est que, fondamentalement, la loi du désir qui traverse la structure ternaire de l’essence humaine est soumise à la loi du travail et du sacrifice et présente par là même une double orientation métaphysique cruciale.
L’expérience commune de nos besoins et de nos désirs d’élévation est qu’ils ne sont pas accessibles et réalisables sans un prix physique, psychique ou psychologique et spirituel.
Il y a là une loi naturelle qui s’inscrit dans la théodicée ou l’économie divine. L’homme est marqué par la finitude et le besoin dans toutes les parties de son être et toutes ses capacités, n’accédant aux biens qu’il désire que par le travail et la peine. On parle plutôt de travail en ce qui concerne les deux premiers niveaux de la triade ontique, mais on parlera de sacrifice ou de travail spirituel lorsque la vie intime du moi est concernée.
Ce travail et ce sacrifice est ce qu’a prescrit l’auteur de la vie dans sa science infinie pour la réalisation des aspirations humaines supérieures. Gagner sa vie sur la plan matériel, avoir de la reconnaissance, conquérir un caractère est le fruit d’actes difficiles, cela oblige à reprendre chaque jour le fardeau du travail. C’est « le lent et douloureux travail du négatif » pour reprendre le mot de Hegel, tout à fait juste en l’occurrence.
L’acquisition des vertus (forces morales) est le fruit d’une conquête qui exige une forme de négation de soi volontaire que tous les individus ou les peuples, mêmes les païens ou infidèles, reconnaissent et admirent volens nolens.
L’obéissance à la simple loi naturelle, qui est le respect de Dieu, d’autrui et de soi-même dans les biens physiques et moraux (le Décalogue), est plus ou moins facile selon l’héritage physique et moral que l’on a reçu, mais il est toujours marqué par la loi du travail et du sacrifice en raison de la lourdeur propre à la nature de l’homme et de ses inclinations, pour des biens ou des actes contraires à la loi naturelle.
L’homme ne peut répondre pleinement à ses désirs s’il n’obéit pas librement à la loi naturelle inscrite en lui, reconnaissable dans la gangue même de ses appétits. Et cependant, la simple contenance de ces trois libidos naturelles – soif de connaissances, de pouvoirs, de plaisirs – sont pour lui un sacrifice auquel il se résout toujours très difficilement.
Dans ces trois ordres ontiques comme dans les trois orientations de la vie psychologique, il n’est pas possible de combler les désirs sans l’exercice de la volonté et sans travail ; plus encore, il n’est pas possible à l’homme de s’élever sans descendre, c’est la leçon de l’expérience de la vie morale que résume la maxime évangélique : « qui s’abaisse sera élevé » (Luc, 14, 11), ce que la philosophie Simone Weil avait nommé « la loi du levier ».
Une des conséquences de la finitude et de la loi du sacrifice est qu’à tous les niveaux de la vie ontique et dans toutes les directions de la vie psychologique et sociale, il y a possibilité de retournement ou de révolte de l’esprit, de stagnation, de rétrogradation ou encore d’une orientation inverse qui équivaut à renoncer à la loi du travail ou à ne la faire valoir que pour soi, ou pour une idole que l’on s’est fabriquée de toutes pièces et qui est encore un « pour-soi » égoïste.
L’homme est marqué par une loi antinaturelle (« loi de la chair » ou « loi des membres » comme l’écrit saint Paul) – révélatrice sûre du péché des origines -, celle-ci le conduit à abdiquer sa volonté droite ou à vouloir exprimer son désir au-delà de ce qui est permis par son corps, sa relation à autrui ou sa relation à l’auteur de la vie. C’est par là que s’explique les désirs biaisés, déviés, désaxés ou encore inversés ou, pour le dire avec une connotation morale, invertis.
C. Inversion, chiasme, illusion
Les hommes peuvent vouloir monter ou ne pas vouloir monter le long de l’échelle ontique : réussite matérielle, sociale, spirituelle ; dans tous les cas ils ne peuvent le faire qu’au nom de deux principes radicalement contraires et irréconciliables : sacrifier sur l’autel du moi, ou sacrifier sur l’autel de l’Auteur de la vie.
Il y a certes de nombreux degrés sur l’échelle du travail et du sacrifice suivant la générosité de chacun, de sorte que le plus souvent le respect des obligations est toujours plus ou moins mêlé d’intérêt ou d’amour propre. Il n’en est pas moins vrai que la foi reste une ligne de partage absolue. Tout travail ou tout sacrifice est toujours porté, soit sur l’autel du moi, soit sur l’autel divin. De plus, quelle que soit la force ou le travail accompli, quelle que soit l’impeccabilité au moins extérieure de nos actions morales, leur valeur intime reste suspendue au principe de charité.
Ce chassé-croisé de la loi du désir et de la loi du sacrifice est le ressort crucial de toute la mécanique psychologique et sociale, et c’est aussi le lieu des hallucinations, de la mauvaise foi et des sophismes, car il y a une illusion séductrice autant qu’il y a un clair-obscur de la foi, que résume le symbole de la croix et la figure appelée chiasme18.
Chiasme des types humains au point du vue mondain et eschatologique |
La partie visible de la vie morale humaine n’est pas la plus consistante ou substantielle, cependant elle est visible (pyramide en pointillée sur la figure). La partie invisible est souvent substantielle véridique et ne se révèle qu’à terme ou qu’à la fin des temps (eschatologie).
Dans le visible « beaucoup [pas tous] de premiers » apparaissent comme les derniers et « beaucoup [non pas tous] de derniers comme les premiers », pour reprendre la parole évangélique, et ceci à tous les stades intermédiaires ou degrés de la sphère onto-psychologique.
A la racine ou par destination, nous sommes donc en présence de deux éthiques ou deux sagesses (celle de la chair ou du monde, et celle de l’Esprit) : elles se mêlent, coexistent mais sont inversées et sont destinées à se séparer de manière irrémissible.
La loi du désir et de la loi du sacrifice expliquent l’antagonisme métaphysique et le caractère chiasmatique de la vie morale et de la loi morale dont le respect est le passage d’une « porte étroite », dans sa pratique et dans son intellection.
« Il y a deux sortes d’hommes, écrivait Blaise Pascal, les uns justes qui se croient pécheurs, les autres pécheurs, qui se croient justes. ».
Il dit encore : « il y a deux sortes d’hommes, ceux qui cherchent Dieu [on pourrait aussi dire la Vérité] et craignent de ne pas le trouver, ceux qui ne le cherchent pas et qui craignent de le trouver ».
Ces chiasmes ne sont pas de simples figures de style du génie pascalien, elles expriment une vérité de l’économie spirituelle qui est à la base de la vie morale et sans laquelle on ne peut pas vraiment décrypter les processus complexes des phénomènes sociaux. C’est le triptyque ontique notamment qui explique que toutes les sociétés, et pas seulement les sociétés féodales, se constituent ou reconstituent spontanément en trois grandes classes ou castes que l’on retrouve dans tous les régimes politiques ou sociaux.
Prenons un exemple a contrario dans le domaine de l’économie, citons « l’axiomatique de l’intérêt », un des aspects de l’individualisme méthodologique des économistes et des sociologues d’inspiration libérale. Cette axiomatique tend, par principe et pour des raisons soi-disant de méthode, à occulter la nature peccamineuse de l’homme ou, quand elle ne l’occulte pas, elle raisonne comme si « les creux allaient combler les bosses », les excès les défauts, par le seul jeu du fonctionnement social. On dira par exemple avec Mandeville dans sa Fable des abeilles que les vices privés font les vertus publiques ; ou avec Adam Smith que la main invisible du marché réalise à terme l’équilibre économique en vertu du jeu des intérêts qui nous poussent à baisser ou à élever les offres et les demandes ou les prix par simple égoïsme ou intérêt privé ; ou encore, avec J. M. Keynes et les catholiques libéraux, qu’il vaut « mieux vaut tyranniser son compte en banque que son prochain« , pour dire que l’usure ou la spéculation auraient leur utilité pour le fonctionnement de l’économie, au mépris de l’interdit formel de l’usure et de la spéculation qui découle de la loi naturelle et des rigueurs, qui s’avèrent quasiment – la tolérance nécessaire pour éviter un plus grand mal – sans concession, de l’économie spirituelle.
Ces approches libérales de l’économie, admettent donc systématiquement, au nom d’un pseudo-principe de méthode, une séparation qu’interdit l’économie spirituelle ce qui explique la persistance de problème sociaux et économiques que les doctrines libérales ou socialistes s’efforcent alternativement et vainement de résoudre, faute de s’attaquer aux racines psycho-sociales et normatives (loi naturelle) qui les conditionnent.
Mais il est vrai qu’on ne peut bien comprendre ce qu’est la loi naturelle si l’on n’admet pas et n’intériorise pas suffisamment le système de l’économie spirituelle ; et l’on ne peut bien admettre et intérioriser l’une et l’autre si l’on n’est pas prêt à accepter de se décentrer moralement, l’objectivité dans la vie intellectuelle et morale étant un des fruits de la loi du sacrifice, qui n’a de valeur qu’en vertu d’une humilité authentique19.
Remarques terminales
Les règles et les combinaisons que nous avons esquissées (cf. illustrations) montrent combien d’écueils se présentent dans l’apprentissage, la connaissance et la pratique de la loi morale, mais aussi dans la compréhension des articulations de l’économie spirituelle aux sciences humaines.
Il nous fallait montrer cette clé d’interprétation des phénomènes humains qui s’inscrit autant dans l’individualité psychosomatique que dans le macroscope social (III).
Pour y parvenir il convenait d’abord de montrer qu’il y a bien un étagement des instances ontiques, un spectre des facultés et une axiologie, au sens propre et au sens figuré, le long de laquelle s’ordonnent ou s’inversent les diverses inclinations, la volonté et les désirs humains (II et III).
Pour arriver à cette même structuration et à ces lois génériques du comportement et régulatrices de la liberté, il était nécessaire de montrer au préalable l’existence d’une dimension spirituelle pure qui est en symbiose avec la vie psychique, biologique et matérielle et pour cela bien comprendre l’acte humain de connaissance qui est le révélateur de la transcendance de l’esprit (I).
Cette vue panoramique et synthétique que l’on pourrait juger un peu trop ambitieuse, en raison du spectre qu’elle embrasse, est délibérée car elle vise précisément à répondre au défaut moderne des sciences morales qui consiste dans le séparatisme et le relativisme moral, raison pour laquelle on préfère parler de « sciences humaines » plutôt que de sciences morales comme on le faisait autrefois.
Il était donc indispensable pour bien saisir les vrais fondements de l’objectivité dans les sciences humaines, sociales et morales, de donner une vue de ce qui relie ces sciences à leur fondement métaphysique et psychologique. Le reproche d’éclectisme ne serait ici que la marque d’un séparatisme et d’un positivisme inconscient ou inavoué que nous avons justement rejeté et voulu réfuter.
Quand nous disons que les sciences humaines ou morales sont subjectives, facteur « subjectif » qui semble interdire la scientificité à ces disciplines, il faut prendre garde au sens que nous donner à ce terme : est-ce du caractère limité de tout sujet qui vient du caractère fini de l’observateur et de l’analyste humain dont nous parlons, ou bien de ses déterminismes sociaux et de l’inévitable prise de position éthique qui découle de l’histoire personnelle et sociale du sujet connaissant ?
Si nous parlons de la finitude ontologique de tout individu ou de tout groupe d’individus, alors les sciences humaines ou morales sont logées à la même enseigne que les autres sciences puisque là aussi le sujet y est limité, fini et considère les objets à partir d’une observation finie aux moyens d’instruments finis.
Si c’est du déterminisme sociologique dont nous parlons, alors nous avons vu que le propre de la raison et de la liberté humaine est justement un pouvoir de le surmonter par le dévoilement de l’économie spirituelle et l’acceptation des obligations de la loi naturelle qui en découlent.
En ce qui concerne l’indéterminisme et les « sauts quantiques » de la liberté, si l’on ose dire, les sciences dites exactes ont justement tiré de la théorie quantique20, à tort ou à raison, une épistémologie indéterministe mais qui finalement rejoint le probabilisme des sciences humaines. Pourquoi pas ?
Mais notons que c’est surtout parce que la liberté n’est pas sans limites et obéit aux lois de la métaéconomie que les sciences humaines n’ont pas à s’inquiéter du caractère imprévisible des comportements psychologiques et sociaux. C’est la notion même de liberté qui dévoilent les contraintes normatives en ce domaine et qui justifie l’expérimentation. Celle-ci entendue de manière élargie intervient déjà au niveau de la psychologie rationnelle et introspective comme l’admettent diverses écoles (Stuart Mill, le Sociologue Dilthey, le réalisme catholique).
En ce qui concerne la psychè, l’histoire et la société, des lois rigoureuses réduisent fortement le champ des probabilités et les mêmes causes produisent les mêmes effets. C’est un peu comme en astronomie où l’impossibilité de faire des expériences de laboratoire ou à échelle humaine est compensée par la possibilité de prévoir certains événements historiques par la périodicité qu’engendrent les lois de l’attraction des astres et les cycles des orbes célestes.
De même, et aussi curieux que cela puisse sembler, la science sociale et historique est capable de prédire dans le passé ou le futur des événements à partir de la connaissance des déterminants et motifs fondamentaux du comportement humain. La force du déterminisme social a même quelque chose d’assez surprenant quand on en ignore les ressorts cachés que nous nous sommes efforcés de dévoiler.
Mais que les sciences sociales soit articulées à une méta-économie est-ce dire qu’elles sont du même coup transformées en théories morales ?
Aucunement, elles doivent continuer à être positives et descriptives. Cependant, dès lors qu’elles veulent être explicatives et surtout prescriptives – comme elles ne manquent pas de le faire puisque les sciences humaines et sociales sont confrontées à des pathologies, tel par exemple le chômage, et visent aussi à être des thérapeutiques ou des médecines -, tout en ignorant la portée de ces règles, elles se muent en métaphysiques de contrebande21, comme il arrive le plus souvent lorsqu’on prétend adopter le positivisme ou le naturalisme de méthode.
Ce dernier n’est rien d’autre qu’une métaphysique cachée, celle qui nie l’existence de l’économie spirituelle, grammaire générique pourtant pressentie22 et que les savants tendent à employer spontanément quand ils reviennent au sens commun, raison pour laquelle leurs explications ont souvent une pertinence, quoique limitée, la méconnaissance de ces fondements expliquant les malentendus, les sophismes et les inévitables et perpétuels désaccords dans ces sciences.
Pour finir, disons que nous n’avons pas prétendu dire des choses vraiment nouvelles, tout cela a été enseigné en philosophie morale et nous rappelons simplement que les sciences humaines ne peuvent pas méconnaître ces règles. En outre, il faut avouer qu’il n’est pas si facile de voir l’architecture et la figure symbolique de ce système et il n’est pas impossible que cette présentation offre quelque nouveauté. Consolons-nous avec Pascal : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. »
1 Selon E. Voegelin (La nouvelle science du politique), M. Weber voulait faire une science sociologique axiologiquement neutre, une science de la structure sociale dotée d’une rationalité qui ne s’étend pas jusqu’aux principes, mais seulement à la causalité de l’action. H. Kelsen a cherché à faire la même chose dans sa Théorie pure du droit. En économie, Joan Robinson en s’inspirant de K. Popper, ou M. Friedman, ont également tenté cette approche en adoptant le séparatisme libéral. Le chimiste et prix Nobel Christian de Duve parle quant à lui d’un postulat de « naturalisme méthodologique » à propos de la biologie et des questions relatives à l’évolution humaine.
2 « Qu’est-ce qu’une science ? », Science et foi, n° 130 ; MPI 14 octobre 2019
3 L’idée est la simple représentation intellectuelle d’un objet, alors qu’un jugement établit un rapport entre deux idées.
4 Un principe est « ce par quoi une chose est ou se connaît », a écrit Aristote. Au sens large l’idée de principe est la notion qui désigne, soit les éléments constitutifs premiers d’une réalité (sens logique), soit ses causes (quatre selon Aristote et le réalisme : cause matérielle, cause efficiente, cause formelle et cause finale) ou ses raisons suffisantes essentielles (origine, essence, cause première ou Dieu).
5 Pour un exposé détaillé des premiers principes, de l’origine des idées et de la théorie hylémorphique, voir Ch. Lahr, Manuel de philosophie, Beauchesne, ou H. Collin, Manuel de philosophie thomiste, Téqui.
6 Stuart Mill n’en fait pas moins œuvre de science au moyen des principes qu’il conteste. C’est en particulier le cas de la méthode dite des « variations concomitantes » qu’il a explicitée et dont l’usage est général en science. Il en est de même dans les théories et les épistémologies indéterministes tirées de certaines interprétations de la physique quantique ou relativiste qui ne contestent les premiers principes qu’après les avoir employés pour aboutir à leur conclusion.
7 Hegel par exemple rappelle que dire « ici et maintenant » c’est employer des notions qui réfutent déjà tout l’empirisme, car il n’y a nulle part dans la nature de « l’ici et du maintenant ». Sartre parle de la transcendance de l’ego ou de la conscience – laquelle saisit les idées – qui rendent l’homme étranger au monde.
8 Ce terme désigne dans le langage la seule faculté de raisonnement, mais raisonner ne se réduit pas à l’activité cérébrale qui n’est que le support nerveux de la pensée. Chez Saint-Thomas et dans le réalisme l’intellect est la partie supérieure de l’âme, capable d’intuition, d’une volonté et d’une sensibilité dégagées des sens. On fera remarquer à la suite des empiristes et des positivistes que la pensée d’un objet est toujours associée à une image visuelle, auditive, sensorielle. Cette objection est comparable à celle que l’on oppose à l’existence de la liberté : elle n’existerait pas, parce qu’il est toujours possible de trouver des motifs ou des déterminants aux actes. En effet, après coup l’action libre a toujours eu des causes matérielles identifiables ; de même, dans le cas de la pensée intelligente, nous trouvons des images sensibles. Toutefois, ces images sont des résultats d’un acte de pensée et non une cause première, tout comme les actes libres une fois accomplis sont matériellement réalisés et donc déterminés. Il ne faut donc pas inverser la relation causale. La liberté ne saurait être démontrée par le déterminisme, mais par elle-même, par sa propre et libre détermination. De même pour les concepts, c’est par l’activité conceptuelle immatérielle que nous parvenons à schématiser, comparer, faire des analogies et faire apparaître des images symboliques qui nous conduisent à de nouvelles idées ou à des hypothèses qui serviront à la science.
9 Voir « Qu’est-ce qu’une science ? », Science et foi, n° 130.
10 Cf. Ch. Lahr, Manuel de philosophie, p. 151. Le fait primitif est un acte et non un fait extérieur et spatial explique Maine de Biran dans son Mémoire sur la décomposition de la pensée, cf. éditions Félix Alcan ou éditions PUF. A ces trois aspects de la connaissance réaliste, on objecte souvent avec les sceptiques, Kant et les idéalistes, que l’esprit ne peut jamais sortir de lui-même pour saisir le fond du réel et que par suite l’objectivité est toujours au fond un fait subjectif ; que cette universalité c’est au mieux la structure universelle de la pensée qui ne connaîtrait qu’elle-même. En fait, chacun de ces trois principes dit à sa manière la différence de substance entre l’esprit et la matière et la possibilité de connaître l’altérité et le fait de cette altérité. Le caractère abstrait des concepts nous donne déjà l’idée d’une réalité intelligible immatérielle qui ne sera saisie que par une substance intellectuelle. Le fait premier de l’objectivité qui unit et oppose le sujet et l’objet dans la saisie certaine de l’évidence est comme le présupposé de nos connaissances et le parangon de nos autres certitudes (c’est un peu comme la question de savoir quel critère permet de distinguer le rêve (vécu dans le sommeil) et la réalité ? Et la réponse est en fait dans la question posée : comment savons-nous qu’il y a une différence ?!). Enfin lorsqu’on recherche l’origine des idées, nous découvrons que l’expérience et la pensée concourent toujours ensemble au dévoilement des premiers principes : ils ne sont ni une simple impression des réalités sensibles sur notre esprit qui serait comme une table rase, ni une généralisation d’expérience sensibles car ce sont ces principes qui la dirigent (contre l’empirisme), ni encore à l’état inné dans la pensée (idéalisme, rationalisme), ils sont saisis dans le réel par cette aptitude innée à les dégager par réflexion et saisie de l’essence idéale dans la nature des choses (réalisme). C’est une conception pérenne qui remonte à Platon, Aristote, saint Thomas d’Aquin, les scolastiques, Maine de Biran, Kleutgen, Mgr Farges et bien d’autres.
11 Position de Spinoza, des déterministes et de tous ceux qui nient le libre arbitre.
12 « Que le Dieu de paix vous sanctifie lui-même tout entiers, et que tout votre être, l’esprit, l’âme et le corps, soit conservé irrépréhensible, lors de l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ ! », 1 Thessaloniciens, 5, 23.
13 La pyramide de Maslow à cinq niveaux de besoins peut aisément être ramenée à ce triptyque, comme l’a fait le père Louis-Joseph Lebret dans l’un de ses articles de la revue Economie et humanisme (dont il fut le fondateur en 1941). Par ailleurs, la réalisation de soi est comprise uniquement dans un sens psychologique par Maslow et les sociologues, ce qui est incomplet ou réducteur comme cherche justement à le montrer cet article.
14 Rappelons que cette doctrine des trois parties de l’âme est présentée sous forme figurée dans le Phèdre de Platon : les deux coursiers dirigés par un cochet, et que la conception triadique a été examinée et reprise par Aristote en particulier dans le De anima.
15 « Tous les hommes cherchent à être heureux, jusqu’à ceux qui se brûlent la cervelle » écrit B. Pascal.
16 Selon E. Voegelin, Aristote fût le premier penseur à reconnaître que la science de l’éthique est l’étude de l’homme de bien qui développe ses vertus et ses capacités (Spoudaïos). Ce progrès vers la connaissance anthropologique, E. Voegelin l’assimile à une « différenciation » dans la psyché que l’on peut interpréter comme une conversion spirituelle. Les Grecs auraient ainsi découvert que « l’ordre véritable de l’homme est une constitution de l’âme, qui doit être définie en fonction de certaines expériences qui sont devenues prédominantes…», cf. La nouvelle science du politique, traduction de Sylvie Courtine-Denamy, Seuil, 2000, p.108-109.
17 L’économie divine c’est l’expulsion (exitus) de l’humanité du sein divin – après qu’elle ait succombé à son désir de se diviniser – et son retour (redditus) dans la maison du Père à la faveur de la volonté divine de la racheter et par la participation humaine à la loi du sacrifice et du travail dans l’histoire.
18 Le chiasme est une figure de rhétorique consistant à inverser deux groupes de mots, par exemple : il est pauvre en qualités, mais riche en défauts. Toutes les vertus morales sont l’objet d’un chiasme par exemple la prudence n’est pas l’opposé du courage mais de la lâcheté, tandis que le courage s’oppose à la témérité. Les opposés se rejoignent à la cime.
19 E. Voegelin a exprimé ce point avec une terminologie intéressante. Selon lui, la Révélation s’accompagne de cette expérience que « l’homme dans son humanité brute n’est qu’un néant démonique », c’est pourquoi tout éloignement de cet horizon « de la différenciation maximale » (changement dans la psychè qui équivaut à une conversion spirituelle) accomplie par la vérité sotériologique (vérités de la morale chrétienne) équivaut à une régression de la théorie vers « la doxa » (opinion au sens péjoratif) et à la réapparition des surhommes des philosophies gnostiques qui préparent les sociétés totalitaires : « Chaque fois qu’au cours de l’histoire intellectuelle moderne on a entrepris de se révolter de façon systématique contre cette différenciation maximale, on est tombé dans le nihilisme antichrétien, et on a eu recours à l’idée du surhomme », progressiste (Condorcet), positiviste (Comte), matérialiste (Marx), dionysiaque (Nietzsche), autant de « déraillements anti-théoriques » ., cf. : E. Voegelin, La nouvelle science du politique, traduction de Sylvie Courtine-Denamy, Seuil, 2000.
20 Les relations d’incertitudes d’Heisenberg (La nature dans la physique contemporaine, Nrf, 1962) : l’impossibilité de saisir la nature des particules constitutives de la matière (l’observateur modifie ce qu’il observe). Cette théorie révèle les limites de nos capacités naturelles ou instrumentales à cette échelle, non pas que la matière est de part en part inconnaissable dans sa structure et ses propriétés.
21 Comme l’écrit H. Collin, « le problème de la science moderne est qu’elle veut tantôt donner une portée ontologique à ces hypothèses tantôt ne pas leur en donner », cf. Manuel de philosophie thomiste.
22 C’est le cas de la solution universaliste, apparemment de bon sens, mais inversée et factice de Lévi-Strauss dans Race et histoire à propos de l’unité du genre humain dans la différence des races et des cultures, «… vieux problème philosophique dont il n’est pas sûr que l’induction et l’observation puissent donner la clé ». La solution de l’ethnologue consiste à admettre une unité de nature (naturalisme et évolutionnisme) auquel s’ajoute un saut culturel dont témoignerait l’interdit de l’inceste interprété en un sens culturaliste, les deux événements étant situés « dans l’obscurité indéfinissable des commencements », ce qui permettrait d’éviter le racisme de l’évolutionnisme social tout en conservant la relativité des cultures. Cette solution repose en fait sur trois hypothèses sans preuves qui vont à l’encontre de notre expérience de l’esprit, de l’unité d’essence de l’espèce humaine et du péché, que l’inceste révèle particulièrement. Cf. Ph. Lauria, Structure et barbarie, universalisme et catholicité, Cep éditeur, 2019.
Cet article vous a plu ? MPI est une association à but non lucratif qui offre un service de réinformation gratuit et qui ne subsiste que par la générosité de ses lecteurs. Merci de votre soutien !