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Discours intégral de Sergeï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de Russie à l’ONU, le 27 septembre 2014

Discours du ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie Sergueï Lavrov à la 69ième session de l’Assemblée générale des Nations Unies, à New York, le 27 septembre 2014

 

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

Aujourd’hui apparaît de plus en plus clairement la contradiction entre d’une part, la nécessité d’actions collectives de partenariat dans l’intérêt de l’élaboration de réponses appropriées aux défis communs et, d’autre part, le désir pour un certain nombre de pays de dominer, de restaurer la mentalité archaïque de la confrontation des blocs s’appuyant sur une discipline de caserne et sur une logique préjudiciable : « nous — les autres ». L’alliance occidentale avec, en tête, les États-Unis, qui se posent comme défenseurs de la démocratie, de la primauté de la loi et des droits de l’homme dans des pays tiers, agit directement à l’inverse sur la scène internationale, en rejetant le principe démocratique de l’égalité souveraine des États, tel que fixé par la Charte des Nations Unies, et en essayant de décider pour tout le monde ce qui est bien et ce qui est mal.

Washington a proclamé ouvertement son droit d’utiliser la force militaire de façon unilatérale et n’importe où pour la défense de ses propres intérêts. L’intervention militaire est devenue la norme, même en dépit du fait que toutes les opérations de force menées par les États-Unis au cours de ces dernières années se sont terminées de façon piteuse.

De rudes coups ont été portés à la stabilité internationale : bombardement de la Yougoslavie par l’OTAN, intervention en Irak, attaque de la Libye, échec en Afghanistan. Ce n’est que grâce à des efforts diplomatiques intenses que l’agression contre la Syrie en 2013 n’a pas eu lieu. On ne peut s’empêcher de penser que les diverses « révolutions de couleur » et autres projets visant le remplacement des régimes indésirables n’ont pour but que de provoquer le chaos et l’instabilité.

Aujourd’hui, l’Ukraine est devenue la victime de cette politique. La situation révèle la persistance de défauts profonds, systémiques dans l’architecture existante de la zone euro-atlantique. L’Occident a mis le cap vers une « structuration verticale de l’Humanité » en fonction de ses propres standards, qui sont loin d’être inoffensifs. En proclamant leur victoire dans la « guerre froide » et l’avènement de la prétendue « fin de l’Histoire », les États-Unis et l’Union européenne ont entrepris d’élargir leur espace géopolitique sans prendre en compte l’équilibre des intérêts légitimes de tous les peuples d’Europe. Nos partenaires occidentaux n’ont pas entendu nos avertissements répétés sur l’inacceptabilité de la violation des principes de la Charte des Nations Unies et de l’Acte final d’Helsinki, ils se sont dérobés à chaque occasion de faire en commun un travail sérieux en vue de créer un espace unique de sécurité égal et indivisible et de coopération de l’Atlantique au Pacifique. La proposition russe d’étudier un traité de sécurité européenne a été rejetée. On nous a carrément déclaré que des garanties juridiquement contraignantes en matière de sécurité ne peuvent être obtenues que par les membres de l’Alliance atlantique, qui entre-temps a continué à se déplacer vers l’Est malgré les promesses du contraire données précédemment. Le passage instantané de l’OTAN à une rhétorique hostile, à la réduction de la coopération avec la Russie même au détriment des intérêts propres des pays occidentaux, à l’intensification supplémentaire de l’infrastructure militaire aux frontières russes a mis en évidence l’incapacité de l’alliance à changer son code génétique mis en place à l’époque de la « guerre froide ».

Les États-Unis et l’Union européenne ont soutenu le coup d’État en Ukraine, ils se sont mis à justifier sans discernement toutes les actions des autorités autoproclamées de Kiev, qui avaient choisi comme cap politique d’écraser par la force la partie du peuple ukrainien qui avait rejeté les tentatives d’imposer à l’ensemble du pays un ordre anticonstitutionnel et voulait défendre ses droits à sa langue maternelle, à sa culture et à son histoire. C’est justement cette offensive agressive contre ces droits qui a contraint les habitants de Crimée à prendre leur destin en main et à faire leur choix en faveur de l’autodétermination. Cela a été un choix totalement libre, quoi que puissent inventer ceux qui sont les premiers responsables du conflit interne en Ukraine.

Les tentatives de déformer la vérité, de masquer les faits par des accusations sans fondement ont été entreprises à tous les stades de la crise ukrainienne. Rien n’est fait pour identifier et sanctionner les responsables des événements sanglants de février sur le Maïdan, des massacres de masse à Odessa, Marioupol et dans d’autres régions de l’Ukraine. L’épouvantable catastrophe humanitaire causée par les actions des forces de sécurité ukrainiennes dans le sud-est du pays a été délibérément minimisée. Ces derniers jours ont été révélés de nouveaux faits horribles, quand des charniers ont été découverts près de Donetsk. En contradiction avec la résolution 2166 du Conseil de sécurité des Nations Unies, on tarde à mener une enquête approfondie et indépendante sur le crash de l’avion de ligne de la Malaisie sur le territoire ukrainien. Les coupables de tous ces crimes doivent être identifiés et traduits en justice. Sinon, il sera difficile d’espérer une réconciliation nationale en Ukraine.

La Russie est sincèrement intéressée à la restauration de la paix dans le pays voisin, quiconque connait un peu l’histoire des relations profondes et fraternelles entre les deux pays doit en être conscient. La voie menant à un règlement politique est connue : en avril dernier déjà, Kiev a pris l’engagement dans la déclaration de Genève signée par la Russie, l’Ukraine, les États-Unis et l’Union européenne, d’entamer sans attendre un dialogue national avec toutes les régions et les forces politiques en Ukraine afin de mettre en œuvre la réforme constitutionnelle. La réalisation de cet engagement permettrait à tous les Ukrainiens de se mettre d’accord sur la façon de vivre ensemble en accord avec leurs traditions et leur culture, elle permettrait à l’Ukraine de revenir à son rôle organique de maillon, entre les différentes parties de l’espace européen, ce qui suppose sans conteste la préservation et le respect de son statut de pays non-aligné, neutre. Nous sommes convaincus qu’avec de la bonne volonté, en arrêtant de soutenir le « parti de la guerre » à Kiev, qui essaie de pousser les Ukrainiens dans l’abîme de la catastrophe nationale, la sortie de la crise est à portée de main.

Une voie pour la surmonter a été ouverte avec la conclusion de l’accord de cessez-le-feu dans le sud-est de l’Ukraine sur la base des initiatives des Présidents Petro Porochenko et Vladimir Poutine. Avec la participation de représentants de Kiev, de Donetsk, de Lougansk, de l’OSCE et de la Russie, sont en train d’être décidées les modalités pratiques de la mise en œuvre cohérente de ces accords, y compris la séparation des parties, le retrait des armes lourdes des forces militaires ukrainiennes et de l’organisation de la surveillance par l’OSCE. La Russie est prête à continuer d’aider activement à faire avancer le règlement politique dans le cadre du processus de Minsk, qui a fait ses preuves, et dans le cadre d’autres formats. Mais il doit être clair que nous le faisons au nom de la paix, de la tranquillité et du bien-être du peuple ukrainien, et non pour satisfaire les ambitions de quiconque. Les tentatives de faire pression sur la Russie, de l’obliger à renoncer à ses valeurs, à la vérité et à la justice, n’ont aucune chance d’aboutir.

Je vais me permettre un rappel de faits historiques pas tellement éloignés. Comme condition à l’établissement des relations diplomatiques avec l’Union soviétique en 1933, le gouvernement des États-Unis a exigé de Moscou des garanties de non-ingérence dans les affaires intérieures des États-Unis et l’engagement d’éviter toute action visant à modifier la structure politique et sociale de l’Amérique. À l’époque, Washington redoutait le virus révolutionnaire, et ces garanties ont été mises en place dans les relations entre l’Amérique et l’Union soviétique sur la base de la réciprocité. Il serait peut-être bon de revenir à cette question et de reproduire l’exigence du gouvernement américain de l’époque à l’échelle universelle. Pourquoi ne pas adopter une déclaration de l’Assemblée générale sur l’inadmissibilité de l’ingérence dans les affaires intérieures des États souverains, sur la non-reconnaissance des coups d’État comme méthode de changement de pouvoir ? Il est temps d’exclure complètement des relations internationales les tentatives de pression illégales de certains pays sur d’autres. L’exemple de l’embargo américain contre Cuba démontre de façon évidente l’absurdité et la contre-productivité des sanctions unilatérales.

La politique des ultimatums, la philosophie de la supériorité et de la domination ne répondent pas aux exigences du XXIe siècle : ils entrent en conflit avec les processus objectifs de formation d’un ordre mondial démocratique multipolaire.

La Russie propose un ordre du jour fédérateur et positif. Nous avons toujours été et serons ouverts au dialogue sur les questions les plus difficiles, aussi insolubles qu’elles puissent paraître au premier abord. Nous serons prêts à chercher des compromis et l’équilibre des intérêts, à accepter un échange de concessions, mais seulement si le dialogue est honnête, respectueux et équitable.

Les accords de Minsk en date du 5 et du 19 septembre sur les voies de sortie de la crise ukrainienne, le compromis sur les délais d’entrée en vigueur de l’accord d’association entre Kiev et l’UE sont de bons exemples à suivre, tout comme la volonté enfin déclarée de Bruxelles d’entamer des négociations sur une zone de libre-échange entre l’UE et l’Union Douanière de la Russie, de la Biélorussie et du Kazakhstan, comme proposé par le président Vladimir Poutine en janvier de cette année.

La Russie a toujours préconisé l’harmonisation des projets d’intégration en Europe et en Eurasie. L’harmonisation des orientations politiques et des délais d’une telle « convergence des intégrations » serait une véritable contribution au travail de l’OSCE sur le thème « Helsinki plus 40 » [Référence aux Accords d’Helsinki, signés en 1975, ndt]. Un autre axe important de ce travail devrait être l’instauration d’un dialogue pragmatique et désidéologisé sur l’architecture militaro-politique dans la zone euro-atlantique, afin que non seulement les membres de l’OTAN et l’OTSC [Organisation du Traité de la Sécurité collective, rassemblant la Russie, 5 républiques ex-soviétiques + les observateurs], mais également tous les pays de la région, y compris l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, se sentent dans un état de sécurité égal et indivisible et ne soient pas placés devant un faux dilemme: « soit avec nous, soit contre nous. »

Nous ne pouvons pas admettre de nouvelles lignes de démarcation en Europe, d’autant plus que dans le contexte de la mondialisation, ces lignes peuvent devenir une ligne de partage entre l’Occident et le reste du monde.

Il faut le dire honnêtement : personne n’a le monopole de la Vérité, personne n’est plus en mesure d’ajuster les processus mondiaux et régionaux à ses besoins propres.

Aujourd’hui, il n’existe pas d’alternative à un consensus sur les règles d’une gouvernance mondiale durable dans les nouvelles conditions historiques, dans le plein respect de la diversité culturelle et civilisationnelle du monde et de la multiplicité des modèles de développement. Parvenir à un tel consensus sur chaque point sera difficile, probablement éprouvant. Mais la reconnaissance de ce que, dans chaque État, la démocratie est « le pire des régimes — à l’exception de tous les autres » a mis également beaucoup de temps à se frayer un chemin jusqu’à ce que Winston Churchill n’émette son jugement. Il est temps de réaliser que cet axiome est incontournable également dans les affaires internationales, aujourd’hui caractérisées par un énorme déficit démocratique.

Bien sûr, certains devront briser des stéréotypes multiséculaires, abandonner leurs prétentions à l’« « exceptionnalisme » éternel ». Mais il n’y a pas d’autre solution. Les efforts solidaires ne peuvent être construits que sur les principes du respect mutuel et de la considération des intérêts réciproques, comme cela se fait, par exemple, dans le cadre du Conseil de sécurité de l’ONU, du « G 20 » , des BRICS et de l’OCS [Organisation de Coopération de Shanghaï, ndt].

La théorie sur les avantages du travail d’équipe est confirmée dans la pratique : c’est le progrès dans le règlement de la situation autour du PNI [programme nucléaire iranien, ndt], la réussite de la démilitarisation chimique de la Syrie. D’ailleurs, en parlant des armes chimiques, je voudrais obtenir une information honnête sur l’état des arsenaux chimiques en Libye. Nous comprenons que nos collègues de l’OTAN, après avoir bombardé ce pays en violation de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, ne voudraient pas « remuer » le chaos qu’ils ont eux-mêmes créé. Cependant, le problème des arsenaux chimiques libyens hors contrôle est trop grave pour fermer les yeux. Je pense que le Secrétaire général des Nations Unies doit faire preuve de responsabilité dans cette affaire aussi.

L’essentiel aujourd’hui est de considérer les priorités globales et de ne pas les rendre otages d’un ordre du jour unilatéral. La gestion des conflits nécessite urgemment l’abandon du deux poids, deux mesures. En général, tous s’accordent à dire que la tâche principale consiste en une opposition ferme aux terroristes qui tentent de prendre le contrôle de zones de plus en plus vastes en Irak, Syrie, Libye, Afghanistan, dans le Sahara et au Sahel. S’il en est ainsi, alors ce problème ne peut pas être sacrifié à des schémas idéologiques ou à des règlements de compte personnels. Les terroristes, quels que soient les slogans derrière lesquels ils s’abritent, doivent rester hors la loi.

Dans le même temps, bien sûr, la lutte contre le terrorisme doit s’appuyer sur la base solide du droit international. Une étape importante dans cette lutte a été l’adoption unanime d’une série de résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, y compris récemment sur la question des combattants-terroristes étrangers. Au contraire, les tentatives d’agir en contradiction avec la Charte des Nations Unies n’aident pas au succès des efforts conjoints. La lutte contre les terroristes sur le territoire de la Syrie doit être menée en coopération avec le gouvernement syrien, qui a clairement affirmé qu’il était prêt à le faire. Damas a déjà prouvé par son action sa capacité à agir avec la communauté internationale et à respecter ses engagements dans le cadre du programme de l’élimination des armes chimiques.

La Russie a demandé dès le début du « printemps arabe » de ne pas laisser ce dernier à la merci d’extrémistes et de créer un front uni pour lutter contre la menace croissante du terrorisme. Nous avons mis en garde contre la tentation de prendre comme alliés presque tous ceux qui se déclaraient adversaires d’Assad, fussent-ils « Al-Qaïda », « Djebhat an-Nousra » ou autres « compagnons de route » du changement de régime, y compris l’État islamique, qui est maintenant au centre de l’attention générale. Comme on dit, mieux vaut tard que jamais. La Russie n’en est pas à sa première contribution réelle à la lutte contre l’État islamique, ainsi que d’autres formations terroristes de la région. Nous effectuons des livraisons à grande échelle d’armes et de matériel militaire à l’Irak, à la Syrie et à d’autres pays de la région MENA et nous continuerons à soutenir leurs efforts visant à éliminer les terroristes.

La menace du terrorisme nécessite une approche globale, si nous voulons éradiquer ses causes et ne pas être condamnés à réagir uniquement aux symptômes. L’État islamique est seulement une partie du problème. Nous proposons d’organiser, sous les auspices du Conseil de sécurité des Nations Unies, une étude en profondeur des menaces extrémistes et terroristes dans l’espace MENA et dans leur intégralité. Une approche complète implique la prise en compte des conflits de longue date, principalement le conflit arabo-israélien. Le problème palestinien en suspens depuis de nombreuses décennies reste largement reconnu comme l’un des principaux facteurs d’instabilité dans la région, du fait qu’il permet aux extrémistes de recruter de plus en plus de djihadistes.

La mise en commun des efforts pour l’application des décisions de l’AG et du Conseil de Sécurité de l’ONU en ce qui concerne la lutte contre le virus Ebola est une autre nécessité criante. Nos médecins travaillent déjà en Afrique. Nous prévoyons une livraison supplémentaire d’aide humanitaire, d’équipement, de matériel médical, de médicaments, d’équipes d’experts pour aider le programme des Nations Unies en Guinée, au Libéria, en Sierra Leone.

L’Organisation des Nations Unies, créée sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, entre dans l’année de son soixante-dixième anniversaire. Nous avons tous le devoir de célébrer l’anniversaire de la Grande Victoire, et de rendre hommage à tous ceux qui sont morts au nom de la liberté et du droit de chaque peuple à déterminer son propre destin.

Les leçons de cette terrible guerre, tout comme le cours général des événements dans le monde actuel, exigent d’unir nos efforts, d’oublier les intérêts unilatéraux, les cycles électoraux nationaux quand il s’agit de faire face à des menaces globales pesant sur l’humanité tout entière, il ne faut pas permettre que l’égoïsme national l’emporte sur la responsabilité collective.

Source : Sergueï Lavrov, Ministère russe des Affaires étrangères, 27/09/2014 – Traduction collective par les lecteurs du site www.les-crises.fr

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