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Conduire la guerre : Entretiens sur l’art opératif, pensée russe qui a révolutionné l’art de la guerre

Benoist Bihan a été rédacteur en chef du magazine Défense & Sécurité internationale avant de poursuivre une carrière dans l’industrie et le conseil. Stratégiste, historien militaire, il est l’auteur de nombreux articles et études. Il est aujourd’hui conseiller de la rédaction du magazine Guerres & Histoire et rédacteur en chef du magazine Space International. Jean Lopez est le directeur de la rédaction du magazine Guerres & Histoire et l’auteur de nombreux ouvrages d’histoire militaire. Dans le tout nouveau livre Conduire la guerre, le premier répond aux questions du second afin de cerner ce qu’est l’art opératif. Cette exploration d’une pensée russe qui a révolutionné l’art de la guerre se révèle particulièrement d’actualité.

Il faut d’abord commencer par bien distinguer tactique et stratégie. Clausewitz formalisera cette distinction en écrivant : « Nous divisons l’art de la guerre proprement dit en tactique et en stratégie, et nous répétons que la première enseigne à employer les forces dans les combats, et la seconde à employer les combats favorablement à la guerre. « 

Benoist Bihan rappelle que l’idée qu’il est possible de trancher un conflit par la contrainte, mais sans l’utilisation de la force, est une dangereuse illusion de notre époque. Nos deux compères, tout au long de leur dialogue, passent en revue batailles et guerres, de l’Antiquité à nos jours, pour illustrer les concepts de l’art de la guerre. Ainsi la guerre de Sécession américaine et la guerre franco-prussienne, toutes deux annonciatrices du blocage de 1914, posent le même type de problème : celui de l’impuissance manifeste de l’outil militaire à transformer en effets politiques ses effets matériels et moraux sur l’adversaire. Dans le cas de la guerre de Sécession, puisqu’une issue négociée est rendue impossible par les succès confédérés, le Nord ne cherche plus à discuter, change de logiciel et veut détruire le Sud pour le reconstruire à sa guise. Si l’armée nordiste dispose d’une supériorité de moyens, elle demeure, face à Lee, inférieure tactiquement. C’est par l’usure et finalement l’épuisement de l’adversaire qu’elle finit par s’imposer, au prix toutefois de pertes considérables et de nombreux revers.

La stratégie pose cette question essentielle : comment agir sur la volonté ennemie, alors que c’est in fine le vaincu qui décide de la victoire ? Car c’est là le paradoxe : tant que l’adversaire ne reconnaît pas sa défaite, il ne peut y avoir de victoire. Lors de la guerre franco-prussienne, le général américain Sheridan, observateur militaire auprès de l’armée prussienne, aurait déclaré que les Prussiens ne gagnaient pas parce qu’ils ne brûlaient pas assez de villes et de villages français, sous-entendant que la capitulation française s’obtiendrait par la terreur.

Plusieurs fois, Benoist Bihan avance que l’incapacité de la stratégie à faire rendre du résultat politique à la tactique se traduisait par des conflits interminables et souvent dévastateurs. Il cite la guerre du Péloponnèse, la deuxième guerre punique, la guerre de Cent Ans, la guerre de Trente Ans, la guerre de Sécession, la Première Guerre mondiale.

D’où l’intérêt à porter à l’art opératif qui trouve ses racines dans l’aristocratique corps des officiers du Tsar et se formalise dans l’Armée rouge. Le premier à formuler le concept d’art opératif est Alexandre Sviétchine, officier chargé de faire au Grand Etat-Major impérial le retour d’expérience des combats d’Extrême-Orient.

Fils de général, Sviétchine devient officier d’artillerie puis fréquente l’académie Nicolas qui forme les officiers de l’état-major général. Il fait la guerre contre le Japon auprès du Commandant en chef Kouropatkine. Durant la Première Guerre mondiale, il travaille de nouveau à l’état-major général puis commande une division. En 1917, devenu major-général, il dirige l’état-major du Front du Nord, ce qui fait de lui l’un des dix plus importants chefs de l’armée tsariste à l’agonie. Il se rallie début 1918 au pouvoir bolchévique et devient l’un de ces milliers de voenspetsy – spécialistes militaires surveillés de près par les commissaires politiques – qui vont former l’ossature de l’Armée rouge. Il n’y reste que quelques mois avant d’être nommé enseignant à l’académie militaire et de prendre la direction de la commission historico-militaire chargée d’analyser et transmettre l’expérience de la Première Guerre mondiale. C’est à partir de là qu’il va formaliser le concept d’art opératif.

L’art opératif n’est pas un équivalent de l’art de la guerre russe ou soviétique mais a une portée universelle. Pour comprendre l’art opératif, il faut comprendre ce qu’est une opération, c’est-à-dire un conglomérat d’actions bien différentes : à savoir, l’élaboration du plan de l’opération ; les préparatifs logistiques ; la concentration des forces amies sur leur position initiale ; l’exécution de travaux défensifs ; faire mouvement ; livrer des batailles qui mènent à l’encerclement ou à la destruction d’une portion des forces hostiles, soit comme résultat d’un enveloppement direct, soit comme résultat d’une percée préliminaire, et capturer ou tenir une certaine ligne ou une position géographique donnée. Le succès dans le développement d’une opération dépend à la fois des solutions pour chacun des problèmes tactiques et de la fourniture de tous les moyens nécessaires à la conduite de l’opération sans interruption jusqu’à ce que son but final soit atteint. Sur la base du but d’une opération; l’art opératif fixe toute une série de missions tactiques et un certain nombre de prérequis logistiques.

Sviétchine a mis en garde contre une tentation : L’expérience a montré que des préparatifs excessivement détaillés sont d’ordinaire l’équivalent de lenteurs dans le développement de l’opération. Il faut donc éviter de planifier trop rigoureusement les étapes du développement d’une opération, sous peine de se voir submergé de détails, lesquels viennent ensuite ralentir la conduite effective de l’opération.

Sviétchine enseigne que la stratégie est l’art des chefs militaires mais que les politiciens responsables doivent être familiers avec elle.

En 1937, dans le cadre de la Grande Terreur et des purges, le NKVD accuse Alexandre Sviétchine d’être le chef de file de la conspiration monarchiste des officiers moscovites. Il est exécuté en juillet 1938. Mais son concept d’art opératif est toujours bien d’actualité. Et ce livre est d’une grande utilité pour l’appréhender.

Conduire la guerre ; Entretiens sur l’art opératif, Benoist Bihan et Jean Lopez, éditions Perrin, 395 pages, 22,90 euros

A commander en ligne sur le site de l’éditeur

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