Loukachenko: l’analyse géopolitique de Mark Ames
La petite entreprise de Mark Ames, ex-rédacteur-en-chef du défunt magazine eXile, s’appelle aujourd’hui Radio War Nerd. Réservée aux abonnés, elle ne connaît pas la crise ! Il a bien voulu nous autoriser à publier de larges extraits de son dernier article sur un sujet d’actualités : la Biélorussie.
(Mark Ames, traduit de l’Américain par Thierry Marignac)
Les affreux aux crânes dégarnis, ou comment le mouvement de changement de régime soutenu par l’Occident en Biélorussie a influé sur la guerre de Poutine
La Biélorussie est revenue dans les gros titres sur la guerre. D’après certains, la Russie prépare une nouvelle offensive contre l’Ukraine à partir de la Biélorussie, le principal théâtre de son offensive de l’année dernière pour prendre Kiev. Ce qui est passé sous silence dans ces articles, c’est qu’il aurait été impossible il y a peu d’imaginer que la Russie puisse utiliser la Biélorussie comme point de départ de ses offensives. Nous avons déjà oublié qu’il y a à peine quelques années Loukachenko flirtait avec une idée d’association avec l’OTAN, recevant des faucons antirusses comme Mike Pompeo et John Bolton, et refusait l’installation d’une base aérienne russe sur son territoire. Puis vint le grand mouvement pour renverser le régime soutenu par l’Occident et installer sa favorite Svetlana Tikhanovskaïa — et en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, la Biélorussie est devenue le paillasson des Russes.
Lors de notre dernier épisode de Radio War Nerd de 2022, nous avions discuté l’un des facteurs les plus négligés ayant probablement influencé la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine de la façon dont il l’a fait, quand il l’a fait : la Biélorussie.
Récapitulons : à la fin décembre 2022, le New York Times publiait une enquête collective : « La Guerre de Poutine » sur les origines et la conduite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, se servant de plans de bataille ayant soi-disant fuités, d’interceptions, et des techniques « hacker » de ce bon vieux NYT. L’article était un cocktail de ce qu’on est en droit d’attendre du NYT : un mélange visqueux de mensonges, de propagande et de révélations occasionnelles — à charge pour le lecteur de faire le tri.
Le problème étant que pendant qu’on se focalise sur la litanie des dérapages et conneries de la Russie pour se rappeler à quel point on est invincible (ce qui nous aide à oublier nos débâcles), on évite l’un des grands mystères de la guerre : Pourquoi est-ce que Poutine a décidé de lancer la guerre comme il l’a fait — une invasion de grande ampleur destinée à submerger Kiev et décapiter le gouvernement d’Ukraine — et au moment où il l’a fait, en février 2022 ? Il y a aujourd’hui une thèse qui n’avait jamais été envisagée auparavant : la Biélorussie aurait toujours été le paillasson de Poutine. Ce n’était pas le cas jusqu’à très récemment, et ce ne le sera plus à court ou moyen terme.
Une des choses que le pavé du NYT nous rappelait était à quel point il était central de prendre Kiev dans le plan d’invasion initial. Poutine avait calculé à tort et à mon sens, très bêtement, que l’Ukraine serait trop divisée, corrompue et dysfonctionnelle (c’est à dire trop ukrainienne) pour opposer une résistance sérieuse, qu’elle succomberai à l’ampleur choquante de l’invasion et qu’en prenant Kiev, la Russie capturerait ou chasserait le régime soutenu par l’Occident et le remplacerait avec… quoi au juste ?
Le plan était donc de prendre Kiev. Et la façon dont la Russie prévoyait de prendre Kiev était d’envahir par le point le plus proche — la Biélorussie, dont la frontière avec l’Ukraine est en ligne droite au nord de Kiev, plutôt qu’à partir de lignes étirées au nord-est par la Russie, ou en traversant les lignes très fortifiées à l’ouest du Donbass…
C’est la partie de cette histoire qu’on a oublié : la Biélorussie comme point de départ de la stratégie initiale de Poutine pour prendre Kiev.
Depuis le début de cette guerre, on a considéré qu’il est en quelque sorte naturel que Poutine puisse se servir de la Biélorussie pour son invasion, puisqu’après tout elle est dirigée par un autre affreux autoritaire : Alexandre Loukachenko. Comme on nous le répète à l’envi en ce moment, les autoritaires se plaisent bien entre eux et ils se rendent des services d’affreux. Parce que c’est ce que font les méchants dans les b.d. Marvel ou DC : ils jouent les affreux ensemble avec un ricanement diabolique.
Mais avant le mois d’août 2020, la Russie n’aurait jamais pu se servir de la Biélorussie pour son invasion. Un an plus tôt, en 2019, la Biélorussie n’avait même pas autorisé la Russie à installer une base aérienne pour y parquer ses Sukhoi-27. En réalité, jusqu’en août 2020, les Etats-Unis et l’UE faisaient de gros efforts pour détacher la Biélorussie de l’orbite russe, tandis qu’au même moment le dictateur Loukachenko attaquait publiquement le Kremlin pour « ingérence » et « manipulation » de l’opposition à son régime. Il fourrait en prison les politiciens biélorusses soutenus par le Kremlin, arrêtait et torturait des mercenaires russes les accusant de préparer un coup d’État pro-russe. Les relations étaient sur le point d’être rompues.
Et pourtant 18 mois plus tard, la Russie pouvait se servir de la Biélorussie pour lancer la plus grosse opération militaire en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.
. Puis vint le grand mouvement pour renverser le régime soutenu par l’Occident et installer sa favorite Svetlana Tikhanovskaïa. Ce fut ce mouvement pour le renverser se soldant par un échec — et les sanctions euro-américaines pour isoler et faire tomber Loukachenko — qui le forcèrent une fois pour toutes à cesser de jouer double jeu, le livrant à la merci de Poutine pour sauver son régime.
Pour comprendre comment c’est arrivé, il faut retourner en arrière dans les relations Russie-Biélorussie, souvent épineuses, parfois carrément hostiles, mais jamais maître esclave, comme depuis le mouvement de l’automne 2020.
Loukachenko a été élu président de la Biélorussie en 1994 en se présentant contre la politique néo-libérale catastrophique — privatisation, occidentalisation, hyperinflation — qui détruisait l’économie biélorusse, plongeant la plupart des gens dans une pauvreté abjecte comme en Russie et Ukraine voisine. Cette élection est considérée en général comme la seule « libre et juste » de la Biélorussie post-soviet. Loukachenko la gagna avec 80% du vote, en promettant de mettre fin à la thérapie de choc de l’hyperinflation en gelant les prix, en ramenant une économie semi-soviet, en écrasant les mafiosi capitalistes et la corruption, et en rapprochant la Biélorussie de la Russie plutôt que de l’Occident.
À l’époque, la Russie était le modèle du néo-libéralisme soutenu par Washington, et les principaux personnages du régime Eltsine étaient fanatiquement anticommunistes, ils s’inquiétaient de voir les politiques revanchardes de Loukachenko prendre pied en Russie où Eltsine était très impopulaire. Mais les organes de sécurité d’Eltsine étaient favorables à approfondir les liens avec la Biélorussie et du reste avec quiconque désireux d’avoir des liens de sécurité-défense avec la Russie, le nombre des candidats se réduisant de jour en jour en 1994.
Pour Loukachenko, une union des deux États aurait pu lui permettre de mettre la main sur le super-État, vu l’impopularité d’Eltsine. À tout le moins, cela signifiait des produits russes subventionnés, en particulier les énergies fossiles, aidant Loukachenko à stabiliser l’économie biélorusse et l’inflation, lui permettant de créer une sorte d’État semi-socialiste, semi-soviet qui réussit à fonctionner, en dépit de toutes les théories du marché libre de l’époque.
En 2018, le PIB de Biélorussie était de plus de deux fois supérieur à l’Ukraine et tous les États ex-soviets sauf la Russie et les Pays Baltes. Bloomberg notait que la Biélorussie était le plus prospère des États ex-soviets, à l’exception des Pays Baltes et avait un taux moindre d’inégalités que la moitié des États de l’UE et des Etats-Unis.
Mais lorsqu’Eltsine passa le pouvoir à Poutine en 2000, il ruina tous les plans de Loukachenko de s’emparer d’un nouveau super-État Russie-Biélorussie. Poutine était jeune, en bonne santé, sobre et populaire. La Russie devint rapidement plus riche et plus puissante. Le danger n’était plus que le populiste Loukachenko s’empare d’une Russie-Biélorussie, mais que la Russie avale la Biélorussie et Loukachenko. Les deux pays avaient besoin l’un de l’autre, et professaient un amour mutuel. La Russie offrait ses énergies fossiles et un grand marché pour les exportations biélorusses. La Biélorussie pouvait fournir un barrage politico-militaire contre l’OTAN qui s’étendait sur sa frontière est. La Russie ne pouvait se permettre de perdre la Biélorussie au profit de l’OTAN.
En pratique, cela signifiait que pour Loukachenko, la meilleure politique était de conserver autant d’indépendance que possible tout en bénéficiant d’autant de profits économiques que possible de la Russie.
Lorsque des marchandises comme le pétrole et le gaz montèrent en flèche dans les années 2000, le jeu de Loukachenko agaça le Kremlin de plus en plus. Le point culminant fut atteint en 2004, lorsque Gazprom tenta d’augmenter le prix du gaz naturel pour la Biélorussie, où il était au-dessous de ceux du marché. La Biélorussie refusa de payer plus, alors Gazprom cessa les fournitures. La Biélorussie décida simplement de siphonner et voler le gaz du pipe-line Yamal, ce qui signifiait aussi voler les clients de la Russie en Allemagne et en Hollande. Gazprom riposta en fermant les vannes du pipe-line en février 2004. Cela fut suffisant pour faire plier Loukachenko, qui accepta des prix du gaz plus élevés.
Ironiquement, cette querelle fut l’origine de Nord-Stream 1, visant à protéger l’Allemagne et la Russie des caprices de Loukachenko.
(…) Puis survinrent les manifestations et le coup d’État en 2014, suivis rapidement par l’annexion illégale de la Crimée par la Russie qui soutenait les républiques séparatistes de Donetsk et Louhansk. On aurait pu penser que Loukachenko s’inquiète de la façon dont des protestataires soutenus par l’Occident renversèrent le gouvernement élu démocratiquement de Viktor Yanoukovitch, un ami de la Russie. Mais le dictateur biélorusse ne voyait pas ça comme ça. Le Batka (petit père) n’aimait sans doute pas le coup du Maïdan, mais il se sentait plus menacé par la Russie enfreignant les tabous et s’emparant de la Crimée. C’était une menace existentielle immédiate à la souveraineté biélorusse. Loukachenko était assez sûr de savoir contenir les opposants soutenus par l’Occident en Biélorussie. L’expansion russe semblait être le véritable danger.
Donc Loukachenko surprit tout le monde en refusant de reconnaître l’annexion de la Crimée. Ce qui fit instantanément de lui le chéri et de l’Europe et de l’Ukraine où des sondages montraient que Loukachenko était devenu un héros de la résistance à l’impérialisme russe. Le chaos qui suivit le Maïdan en Ukraine et l’invasion russe de la Crimée firent grimper sa popularité dans son propre pays.
(…) De 2015 à 2020 les relations entre Loukachenko et Poutine empirèrent à toute vitesse. En 2018, Loukachenko prit un gouvernement bourré de « réformateurs du marché » (traduire amis de l’Occident) dirigé par le Premier Ministre Sergueï Rumas et son nouveau ministre des Finances, Maxime Yermalovitch.
(…) Alors la Russie balança une bombe économique, annonçant ses projets de faire des coupes sombres dans ses ristournes de pétrole et de gaz à la Biélorussie. Il ne s’agissait pas de mesurettes comme dans les années précédentes mais d’un retrait massif qui creusait un trou de milliards de dollars dans le budget de la Biélorussie, et détruirait l’industrie d’exportation des raffineries biélorusses.
Loukachenko et Poutine hurlaient en s’adressant l’un à l’autre en direct à la télévision en décembre 2018. Quelques mois plus tard, Loukachenko réclamait publiquement des relations plus proches entre la Biélorussie et l’OTAN.
Cela ne passa pas inaperçu à Washington, à Bruxelles, ni au laboratoire d’idées de l’industrie de l’armement connu sous le nom de Atlantic Council, où un certain A.Wess Mitchell, le principal officiel pour les affaires européennes et eurasiatiques fit un discours plaçant la Biélorussie sur le même plan que l’Ukraine et la Géorgie, « des États-frontières » dont « la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale sont le plus sûr rempart contre le néo-impérialisme russe ».
Comme nous le verrons, ce n’étaient pas que des paroles en l’air. Dans l’année, le cinglé néo-con de Trump, John Bolton, fit une visite à Minsk très relayée pour préparer la grande séparation avec la Russie.
Comme on peut voir, ce n’est pas exactement une description d’une Biélorussie accueillant une invasion russe de l’Ukraine.
En décembre 2019, Loukachenko prévint même les Russes dans une interview à une radio russe d’opposants à Poutine L’Écho de Moscou :
« Si la Russie essaie de violer notre souveraineté, vous savez comment répondra la communauté mondiale : elle sera entraînée dans la guerre. L’Occident et l’OTAN ne le toléreront pas parce qu’ils le considéreront comme une menace pour eux-mêmes et ils n’auront pas tort. »
La Russie observait tout ça de près. Loukachenko n’aurait plus le beurre et l’argent du beurre.
Au début 2020, Loukachenko cherchait à augmenter sa marge de manœuvre aussi vite que possible. En janvier, son Ministre de la Défense réclamait des liens plus proches avec l’OTAN. Et en février, le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo se rendit en Biélorussie, à tu et à toi avec le dictateur, et s’engageant à la première livraison de pétrole brut américain à la Biélorussie pour la séparer de la Russie, qui eut lieu au mois de mai.
(…) Et s’il semble absurde aujourd’hui d’imaginer qu’il aurait pu être sauvé par l’OTAN, tout ce qu’il avait à faire en réalité était de suivre l’exemple du célèbre chef mafieux et dictateur à vie du Monténégro, Milo Djukanovic. Celui-ci avait dirigé le Monténégro depuis 1991. Il avait un casier judiciaire avec l’Occident et avait même été baptisé « L’homme de l’année du crime organisé et de la corruption » par l’OCCCRP. Dans les années 1990, il avait encouru le tribunal de La Haye pour avoir soutenu Milosevic. Mais il avait retourné sa veste. Et aussitôt que Djukanovic s’était arrangé avec l’OTAN tous ses péchés avaient été magiquement effacés, récompense pour avoir lâché les ennemis de l’Amérique, la Russie et la Serbie.
Donc Loukachenko pouvait observer l’autocrate corrompu monténégrin et y voir un exemple lumineux des récompenses qui l’attendaient s’il retournait sa veste et offrait la Biélorussie à l’OTAN.
Mais tout d’abord Loukachenko aurait à traverser de nouvelles élections, prévues en août 2020. Sa popularité était en baisse depuis qu’il avait volé les élections de 2015, la Biélorussie stagnait et végétait avec l’économie de son client la Russie. Et les gens, surtout les jeunes, en avaient marre de lui. C’est le problème des autocrates quand ils s’attardent. Les gens n’aiment pas voir la même tête sans arrêt, c’est trop facile de lui attribuer tous leurs malheurs. C’est une des forces insidieuses de la soi-disant démocratie — changez la tronche des hominidés, et le reste des chimpanzés n’aura pas le temps de les haïr, ils se couperont la gorge les uns les autres.
Pendant ce temps-là, les pays de l’OTAN et Washington avaient financé et entraîné des activistes biélorusses pro-démocratie comme alternative si Loukachenko ne changeait pas de camp. Ils se mirent à l’ouvrage, tandis que la diplomatie occidentale tentait encore d’arracher le dictateur biélorusse à l’influence de Moscou. Puis la brutalité télévisée de la répression à Minsk mit fin à cette entreprise.
Finalement, les manifestations ayant continué jusqu’en septembre et octobre 2020, Poutine offrit de plus en plus de soutien à Loukachenko — du renseignement à des prêts massifs. La survie de Loukachenko était au prix de la fin de la souveraineté de la Biélorussie, telle que nous l’avions connue pendant 26 ans : plus de double jeu avec l’OTAN, on accepte les bases aériennes russes, on ne coffre plus les oligarques russes. Loukachenko dut accepter l’impensable : laisser la Russie utiliser la Biélorussie pour envahir l’Ukraine.
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