Chronique d’Assise n° 6 de septembre 2024 :

« L’économie de François »

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« The economy of Francesco » : tel est le nom donné à un évènement qui devait avoir lieu à Assise les 26, 27 et 28 mars 2020, et qui, en raison du Covid, se déroula finalement en ligne, les 19, 20 et 21 novembre de la même année. Saint François, après avoir été présenté comme figure inspiratrice de l’œcuménisme et de l’écologie, est maintenant choisi comme modèle pour une réforme économique bergoglienne.

Le projet du pape, rendu public par une lettre du 1er mai 2019, est de « ré-animer l’économie » ; il s’adresse en premier lieu « aux jeunes économistes, entrepreneurs et entrepreneuses du monde entier ». « Et quelle ville, écrit le souverain pontife, est plus adaptée pour cela qu’Assise, qui depuis des siècles est un symbole et un message d’un humanisme de la fraternité ? » Cet événement se renouvelle désormais chaque année, au mois de septembre ou d’octobre. Il a donné lieu à la création d’une communauté en ligne, à travers des plateformes EoF (Economy of Francesco). Des centres EoF existent maintenant dans de nombreux pays. Un site fait connaître leurs activités[1].

Cette initiative nous invite à nous poser deux questions. Dans quelle mesure saint François peut-il être l’inspirateur d’une réforme économique ? La réforme économique promue par le pape actuel est-elle conforme à l’esprit de saint François ? Pour répondre à ces questions, notre étude portera successivement sur deux objets : l’économie de saint François, et l’économie du pape François.

I – L’économie de saint François

1 – Le christianisme et l’économie

Avant de dire la place de l’argent et des réalités économiques dans la vie de saint François, rappelons ce qu’est l’économie.

L’économie est la science qui a pour objet les lois de la production, de la répartition, de la circulation et de la consommation des biens terrestres dans leurs rapports avec l’ordre social. L’expression « biens terrestres » est plus précise que le terme « richesses » ; l’économie, en effet, ne s’occupe pas seulement des richesses matérielles, elle s’intéresse aussi à certaines réalités immatérielles, comme l’ensemble des services humains. Par ailleurs, ces biens terrestres sont considérés dans leurs rapports avec l’ordre social ; par là on veut indiquer que les choses économiques ne sont pas recherchées pour elles-mêmes, mais qu’elles dépendent de réalités plus générales et plus élevées, comme le bien commun politique et la paix sociale.

L’économie est donc une science véritable, à la fois théorique, en tant qu’elle constate des lois générales, et pratique, en tant qu’elle dirige l’activité humaine. Mais elle n’est pas une science souveraine, puisqu’elle est soumise, dans l’ordre naturel, à la morale et à la politique, et dans l’ordre surnaturel, à la théologie et à la loi de Jésus-Christ.

Pour ce qui touche à la production des biens, l’économie s’intéressera aux divers agents de production (la nature, le travail, le capital), ainsi qu’à l’organisation de cette production (l’industrie et l’entreprise). En ce qui concerne la répartition, elle mettra en lumière les lois de la propriété privée, du juste prix et du juste salaire. Quant à la circulation des biens, elle étudiera les lois de l’échange, de la monnaie et du crédit. Enfin, elle indiquera quelles sont les lois de la consommation et les règles de l’impôt.

Puisque la grâce ne supprime pas la nature et que l’homme vit dans un corps ayant de nombreux besoins matériels, le christianisme ne méprise nullement l’économie et lui reconnaît sa juste place dans l’ordre des réalités terrestres. Parce que l’Église travaille inlassablement à rendre les âmes plus vertueuses, elle tend à rendre les rapports entre les hommes plus justes, c’est-à-dire plus conformes aux lois de l’économie, elles-mêmes dépendantes des lois de la morale. Et parce que l’Église recherche « premièrement le royaume de Dieu et sa justice (surnaturelle) », elle luttera contre l’avarice des individus et des collectivités, et contre l’hégémonie de l’économie tendant à prendre la première place, au-dessus de toutes les autres réalités humaines. En résumé, l’Église ne condamne pas le progrès économique, elle le favorise même, mais seulement d’une manière indirecte, en tant qu’elle promeut le règne de la justice et de la charité.

L’économie vise à l’accroissement de la richesse, pour le bien-être de tous, par le respect de certaines lois. Un problème se pose ici pour le chrétien : faut-il désirer et, autant qu’on le peut, œuvrer à l’accroissement de la richesse d’une manière indéfinie ? Répondons que le développement de la richesse n’est pas un mal en soi et qu’il peut entraîner de grands biens. Certes, l’homme n’est pas sur la terre pour promouvoir directement l’accroissement de la richesse publique ou privée. Il est sur la terre, comme nous dit le catéchisme, « pour connaître, aimer et servir Dieu, et ainsi sauver son âme ». Mais le service de Dieu pousse nécessairement au développement de tout ce qui est un bien et un avantage pour l’homme tout entier, pour son corps ou pour son âme. Par ailleurs, la première loi que Dieu a imposé à l’homme est celle du travail. Or le travail entraîne normalement un accroissement de la richesse. Par conséquent Dieu veut cet accroissement. Il est impossible que Dieu commande le travail et ne veuille pas aussi, par le fait même, qu’il y ait en ce monde un accroissement des biens, fruit du travail, auquel nous ne pouvons de nous-mêmes assigner une limite. Grâce au travail et à l’expérience, le progrès des sciences et des technologies entraînera toujours, de soi, une augmentation de la production et donc des richesses.

Mais pour bien employer ces richesses produites, il importe de se soumettre volontairement et vertueusement aux règles de la morale. Ainsi, à mesure que les richesses augmentent, la grâce de Dieu et les vertus doivent pénétrer le cœur de l’humanité. Sans quoi le progrès économique servirait à satisfaire les passions animales de l’homme ; il n’y aurait alors pas de progrès véritable, c’est-à-dire dans le sens de l’homme raisonnable et vertueux, en vue de se rapprocher de Dieu. Telle est la première tare de la croissance économique à l’époque moderne : elle ne tend  pas à la croissance de l’homme en Dieu. Cela nous ramène à la vocation de saint François et de son Ordre.

2 – Saint François et les richesses

L’amour de la pauvreté est certainement ce qui caractérise le mieux saint François ; aussi l’a-t-on surnommé dès après sa mort le Poverello, le petit pauvre d’Assise. Cet amour est trop connu pour avoir besoin d’être prouvé. Retranscrivons simplement sur ce sujet le témoignage de Celano, l’un de ses premiers biographes :

« Tant qu’il vécut dans cette vallée de larmes, le bienheureux Père méprisa les vulgaires et indigentes richesses des hommes et, parce qu’il avait l’ambition d’atteindre à une cime plus élevée, il aspirait de tout son cœur à la pauvreté. Dès qu’il se rendit compte que le Fils de Dieu avait fait d’elle sa compagne familière et qu’elle était, depuis lors, proscrite dans tout l’univers, il désira s’unir à elle dans une perpétuelle tendresse. Il devint amoureux de sa beauté et pour « être deux dans un seul esprit » et s’unir plus étroitement à son épouse, il ne se contenta pas de quitter son père et sa mère, mais il foula aux pieds tous les biens. Il la tint alors chastement embrassée, ne voulant pas, même pour une heure, cesser d’être son époux. « Elle est, disait-il à ses fils, la voie de la perfection, le gage et la garantie des éternelles richesses. » Personne ne fut plus avide de l’or que lui de la pauvreté, et personne ne veilla sur son trésor avec plus de vigilance que lui sur cette perle évangélique. Rien n’offusquait davantage son regard que de voir, à l’intérieur du Couvent, les Frères blesser en quelque chose la pauvreté. Pour lui, depuis son entrée en religion jusqu’à sa mort, il eut à son usage uniquement sa tunique, sa corde et ses chausses. Son extérieur misérable indiquait assez où il plaçait son trésor. Aussi était-il joyeux, paisible, sans entraves, heureux d’avoir abandonné les richesses périssables, pour en être récompensé au centuple[2]. »

Pourquoi saint François voulut-il que son Ordre fût fondé sur la pauvreté ? D’abord parce que Dieu le voulait. Pour découvrir la volonté de Dieu sur lui et sur ses frères, le saint se fit par trois fois ouvrir l’Évangile ; à chaque fois, il tomba sur le précepte de la pauvreté. Il ne douta pas que cela fût une véritable révélation divine. Pendant toute sa vie, et même sur son lit de mort, il y fait allusion : « Et quand le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montra ce que je devais faire ; mais le Très-Haut Lui-même me le révéla[3] » ; et il lui révéla la pratique de la « très haute pauvreté ». Aussi saint François regarda-t-il cette pratique de la stricte pauvreté comme un devoir, et il s’en acquitta avec la plus parfaite soumission à la volonté de Dieu. Il vit d’ailleurs qu’elle était nécessaire pour « vivre l’Évangile » à la perfection et imiter pleinement le Fils de Dieu ; il comprit en outre qu’une très haute pauvreté était la condition de l’efficacité de l’apostolat qu’il voulait mener, à la suite du Christ et des Apôtres.

Amoureux de sa dame, la sainte pauvreté, saint François choisit, pour lui et pour son Ordre, de renoncer totalement à la possession des choses terrestres, en se dépouillant du droit de propriété non seulement individuel, mais encore collectif. Et pour les choses que les frères devaient nécessairement utiliser, saint François voulut un usage étroit, aussi limité que possible. Les frères se procureront les choses indispensables par le travail manuel si possible, par l’aumône sinon, mais à condition de n’accepter d’argent ni comme salaire de leur travail, ni comme aumône. L’économie franciscaine se résume donc en trois mots : le travail, la quête, le refus de l’argent. Disons seulement quelques mots sur l’argent, la première des réalités économiques à l’heure actuelle.

L’argent prit, à l’époque de saint François, une place majeure dans la vie sociale. Avec l’extension des villes et des marchés, l’argent devint un fait journalier. Alors qu’il ne servait autrefois qu’à faciliter les échanges, il acquit une valeur intrinsèque et on le rechercha pour lui-même. Il n’était plus seulement un moyen d’échange, mais encore et surtout un bien, un bien qui excitait la cupidité chez beaucoup. Saint François avait constaté, dès sa jeunesse, les envahissements du nouveau système économique, et il avait vu avec quelle passion son propre père se livrait au commerce. Il en éprouva une aversion profonde pour l’argent. Dès le moment de sa conversion, il saisit d’instinct la puissance infernale qui résidait dans cette richesse artificielle. Aussi donna-t-il comme consigne à ses frères de fuir l’argent comme le diable et de ne lui accorder aucune valeur. Et il sanctionna dans les Règles qu’il écrivit pour ses frères l’interdiction de le recevoir et de l’utiliser.

Le Poverello n’ignorait pas que, dans une certaine mesure, l’argent est indispensable et rend d’irremplaçables services à l’Église. Mais il voulait avant tout communiquer aux siens une horreur absolue pour celui que le Christ appelle Mammon, le dieu des richesses, dont le service est incompatible avec le service de Dieu. Devant l’inclination croissante des hommes vers le dieu-argent, saint François voulait montrer aux chrétiens que l’on pouvait vivre heureux sans argent, et surtout que l’on pouvait se sanctifier, non seulement sans argent, mais précisément parce qu’on l’avait méprisé de tout son cœur. Que les enfants de saint François – qu’ils appartiennent au premier, au second, au troisième Ordres, ou à l’archiconfrérie du cordon – comprennent donc leur mission, et qu’ils y soient fidèles : protester, par toute leur vie, contre la tyrannie de Mammon ; mépriser, par leurs actes, le règne de l’argent. Dans un monde pourri par ce faux dieu, les enfants de saint François auront toujours leur place, ils seront toujours d’actualité. Le monde a besoin de leur magnifique témoignage.

3 – Saint François et l’économie

À chacun sa mission. Celle du Poverello n’était pas d’instruire les hommes sur les questions économiques et sociales, ni de fonder des œuvres ayant pour but de procurer à l’humanité le bien-être matériel. Il existe, comme nous l’avons dit, une science économique ; mais ce n’est pas celle que saint François nous a apprise.

Et cependant, nous devons reconnaître que le saint d’Assise a donné à l’humanité des éléments de solution des divers problèmes économiques. En effet, l’esprit de pauvreté, uni à la pénitence et à la charité, contribue largement au bien-être d’autrui. C’est en vivant de cet esprit, en observant les lois de la pénitence et de la charité, ainsi qu’en engageant ses frères à faire de même, que l’on accomplit la plus utile des réformes économiques. Saint François, imprégné à fond de cet esprit et de ces vertus, pouvait dire au terme de sa courte existence : « Je n’ai jamais consenti à recevoir tout ce dont je pouvais avoir besoin, de peur de priver les autres pauvres de ce qui leur était nécessaire. » Cette parole fut une des règles de sa vie, et nous comprenons quelle est sa valeur pour la solution des problèmes économiques et sociaux.

Pour que la misère soit comprimée (la pauvreté ne sera jamais supprimée ici-bas) et que la justice soit respectée, le monde a premièrement besoin de saints et de saintes, de chrétiens et de chrétiennes vivant de la grâce du Christ et de son Évangile. Un certain bien-être économique régnerait si la doctrine de la charité et celle du renoncement, qui en est la condition nécessaire, étaient observées. C’est une loi infaillible, non certes économique, mais plutôt théologique, que l’égoïsme et l’injustice régneront tant que le Christ sera rejeté et que son Évangile ne sera pas appliqué.

Répandre l’esprit de pauvreté et de charité au sein de la chrétienté, c’est faire œuvre d’humanité, c’est permettre à l’économie d’atteindre sa fin propre, qui est la prospérité matérielle et le bien-être temporel. C’est ce qu’a fait saint François. À ce titre, il peut bien servir de modèle à ceux qui veulent mener une action économique en faveur du bien commun.

Faut-il alors juger favorablement le fait que le pape François ait choisi le Poverello d’Assise comme patron et protecteur particulier de sa proposition de réforme économique ? Nous ne le pensons pas, pour deux raisons. D’une part, ce choix est le fruit d’une conception évolutionniste et révolutionnaire de la vie. Saint François n’est pas un économiste ; il n’a pas posé de principe ni développé une doctrine devant diriger la pensée ou l’action économiques. Et c’est précisément pour cela que le pape François le choisit comme modèle de sa réforme économique. Le pape a horreur des principes et des doctrines qui figent la vie, empêchent le mouvement, l’évolution, la révolution. Saint François, parce qu’il n’était ni théologien ni philosophe, lui semble être un modèle idéal pour sa réforme. C’est donc d’abord l’esprit relativiste du pape François qui motive ce patronage.

D’autre part, le pape ne choisit pas saint François en raison de ce que ce dernier pourrait réellement apporter à l’économie actuelle. Le souverain pontife n’entend nullement proposer au monde moderne le zèle ardent de saint François pour la foi catholique, son amour pour Dieu qui lui fit abandonner toutes les choses d’ici-bas, sa haute pauvreté inspirée par l’esprit de pénitence, son amour surnaturel des pauvres, images vivantes de Jésus-Christ et de sa sainte Mère. Mais le pape considère que les économistes et entrepreneurs doivent imiter saint François en vue « de mettre les pauvres au centre », et d’être plus attentifs « au cri de la terre des pauvres » ; à l’école du Poverello, l’humanité pourra promouvoir « une économie de la terre », une économie « qui inclut et n’exclut pas, qui humanise plutôt que déshumanise, qui prend soin de la création et ne la pille pas ». Ces paroles du souverain pontife nous indiquent bien dans quel esprit naturaliste ce patronage est choisi. Nous le saisirons mieux encore lorsque nous étudierons, la prochaine fois, non pas l’économie de saint François, mais celle du pape François. Dès à présent, nous pouvons nous attendre au pire…

(à suivre)

Frère Cassien-Marie +

Notes :
[1]francescoeconomy.org
[2]Deuxième Vie de saint François, par Celano, n° 82.
[3]Testament de saint François.

Voir les précédentes chroniques : 
– Chronique d’Assise n° 01 – Les capucins en guerre !
– Chronique d’Assise n° 02 – Trahi et défiguré depuis longtemps
– Chronique d’Assise n° 3 – L’Encyclique Laudato Si face à Saint François et la nature
– Chronique d’Assise n° 4 : Le véritable esprit de saint François, « homme très catholique »
Chronique d’Assise n° 5 : Saint François démocrate ?

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