« Berthe au grand pied » est un livre atypique dans la littérature française du XXIè siècle, écrit à la manière du Moyen Âge, le texte est joliment agrémenté de photos polychromes de documents d’époque. Il s’agit d’une fiction légendaire, ancienne, renouvelée dans les règles de l’art, trop vite lue; vivement recommandée, même et surtout aux lecteurs un peu blasés. E.D.

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Interview de Rémi Usseil, auteur de Berthe au grand pied.

Berthe au grand pied  

Emilie Defresne:  Berthe au grand pied, est-ce votre première œuvre littéraire?

Rémi Usseil: Oui, mais il ne s’agit pas du premier projet par lequel je cherche à faire connaître nos épopées médiévales. Je tiens depuis plusieurs années un blog, Matière de France, consacré à la présentation de ces textes. Cette activité m’a permis de faire des rencontres et a fini par m’ouvrir des portes.

– D’où vous est venue l’idée d’écrire à la façon du Moyen Âge? 

J’ai suivi des études de Lettres, au cours desquelles je me suis particulièrement intéressé à la littérature du Moyen Âge, et j’ai notamment eu la chance d’avoir pour professeur un grand spécialiste du cycle arthurien, Philippe Walter. Mais mon goût pour la « matière de France », c’est-à-dire pour le cycle littéraire dont Charlemagne est le principal pivot, me vient de mes lectures personnelles, et c’est surtout en autodidacte que j’ai exploré ce corpus.

– Pouvez-vous nous expliquer ce qui fait la particularité d’une épopée médiévale brièvement ?

Nos épopées médiévales ou, pour leur donner leur véritable nom, les chansons de geste, étaient à l’origine de longs poèmes destinés à être chantés en s’accompagnant d’un instrument,  célébrant des héros et leurs hauts faits. En cela, les chansons de geste sont très proches des épopées homériques que déclamaient les aèdes dans la Grèce antique. Le merveilleux, chrétien ou féerique, n’en est pas absent : on peut y voir les anges, les démons ou les saints intervenir dans les affaires et les combats des mortels, comme le font les dieux dans l’Iliade et l’Odyssée. Le thème principal de ces poèmes était la guerre : guerre féodale entre lignages de barons ennemis, guerre livrée par le roi contre ses grands vassaux rebelles, et surtout guerre opposant les Chrétiens (généralement rassemblés sous l’égide de Charlemagne) aux Sarrasins d’Espagne ou d’Orient.  Berthe au grand pied est l’une des rares chansons de geste qui délaissent la thématique guerrière au profit d’une intrigue plus romanesque.

–  Qu’est-ce qui vous attire dans le Moyen-Âge, cette longue période de notre histoire qui va de la chute de l’Empire romain à la chute de l’Empire byzantin ?

Surtout sa littérature, dont nous avons du mal aujourd’hui à mesurer la richesse et la variété. Qui plus est, certains genres littéraires du Moyen Âge n’ont aucun équivalent aujourd’hui Je suis particulièrement sensible à la place du vers et de la poésie dans la littérature médiévale : on y trouve de grandes œuvres narratives entièrement composées en vers (plus de 30 000 vers pour les plus longues) et des incises lyriques versifiées se glissent également dans des œuvres en prose, procédé que j’ai utilisé dans Berthe. L’actuelle hégémonie de la prose en littérature aurait consterné les écrivains médiévaux.

– La plupart des œuvres montrent un Moyen Âge sombre, votre histoire reflète un Moyen Âge vertueux et bon enfant. Pourquoi ?  Où est la vérité ?

Mon œuvre  n’est pas un roman historique mais l’adaptation d’une légende, rapportée par des poèmes qui relèvent du genre épique. Les héros de chansons de geste, tels que Berthe au grand pied, étaient dans une certaine mesure des modèles. Par sa piété, sa constance, sa fermeté dans les épreuves, son humilité, Berthe incarne un idéal de l’épouse chrétienne telle qu’on la conçoit alors, idéal qui fut certainement imité, comme le sont d’ordinaire les idéaux, mais dont il serait naïf de penser qu’il ait souvent été atteint. Il ne suffit pas d’admirer la sainteté pour être un saint.

La vérité, à mon sens, est que le Moyen Âge ne fut ni un âge d’or ni un âge de ténèbres. Ce fut une époque complexe avec ses élans sublimes, ses réalisations brillantes, mais aussi ses parts d’ombre et même ses horreurs. Pour porter un regard juste sur ces mille ans de notre Histoire, il ne faut ni les idéaliser ni les assombrir : c’est ainsi que nous en redécouvrirons l’héritage, qui est encore capable de nous émouvoir.

– Pourquoi le Moyen-âge dans l’imaginaire populaire représente-t-il  une époque ténébreuse, avec des gens croupissant dans des oubliettes, des barbaries guerrières, des pendus et autres joyeusetés ?

Une telle représentation est profondément injuste. Après les travaux d’une Régine Pernoud ou d’un Georges Duby, les historiens modernes ont d’ailleurs en grande partie renoncé à cette grossière caricature, mais l’imagerie populaire, véhiculée notamment par les films, la bande dessinée et les jeux vidéo, est longue à s’estomper.

Il est devenu banal, bien sûr, d’accuser de ce travestissement la propagande révolutionnaire et l’école de la Troisième République. A juste titre : les manuels scolaires des fameux hussards noirs n’ont pas peu contribué à donner du Moyen Âge l’image d’une période obscurantiste et barbare.

Mais on oublie trop que ce phénomène est plus ancien que la Révolution.  Boileau, parce qu’il ne comprenait pas les règles de la poésie médiévale et ne savait pas la lire, l’exécute dans son Art poétique, par des vers dont l’injustice ne peut qu’horrifier quiconque a pris la peine de la connaître.

En fait, on trouve les prémisses de ce dénigrement dès la Renaissance, lorsque les poètes de la Pléiade se persuadèrent que le fin du fin de l’art littéraire était d’imiter l’Antiquité, et reprochèrent aux auteurs français qui les avaient précédés de n’avoir pas été suffisamment grecs et romains.

– Le genre littéraire moyenâgeux que vous avez choisi ne reflète-t-il pas par-delà l’Histoire, la mentalité de l’époque ?

Les chansons de geste reflètent certains des idéaux du Moyen Âge : le courage, la loyauté, les vertus chevaleresques, la foi ardente qui poussait en foule les hommes de ce temps vers Compostelle ou vers  Jérusalem, malgré les difficultés et les périls du voyage. Mais il ne suffit pas, pour connaître une époque, de connaître ses idéaux. La foi des hommes du Moyen Âge n’excluait pas les préoccupations les plus triviales et les plus terre-à-terre.

En outre, les chansons de geste sont des textes aux sujets élevés, dont les personnages sont des rois, des barons et des chevaliers. Les paysans et les bourgeois en sont presque absents, alors qu’ils formaient la grande majorité de la population du royaume.

C’est pourquoi lire des chansons de geste ne suffit pas à connaître la mentalité de l’époque : il faudrait par exemple, pour s’en faire une idée plus équilibrée, lire également quelque fabliaux ou le Roman de Renart : ces textes montrent bien la verve comique, et volontiers grivoise, qui participe aussi de l’esprit du temps, et ils mettent en scène tout un peuple de « vilains », de petites gens, sur lequel il est nécessaire de se pencher si l’on veut connaître le Moyen Âge.

–  Seriez-vous tenté par le genre littéraire des romans historiques ?

Pas vraiment, en tout cas pas pour l’instant. La tâche à laquelle je me suis attelé, arracher nos épopées  à l’oubli, suffirait de toute façon à occuper plusieurs écrivains pendant une vie entière. Ce n’est pas la besogne qui manque, ce sont les bras !

– Les cathédrales par leur beauté et leur majesté ne reflètent-t-elles pas une civilisation fondée sur le Christ et donc d’une haute spiritualité qui nous est devenue étrangère ?

La religion au Moyen Âge imprègne tous les aspects de la vie. Les cathédrales en sont le témoignage le plus visible, mais il ne faut pas oublier que la religiosité médiévale se manifestait aussi par des myriades de rites, de coutumes, d’habitudes qui n’ont pas forcément laissé de traces : le fait de toujours désigner une date par la fête du saint qui y correspond ; le culte des reliques ; les innombrables pèlerinages locaux aujourd’hui disparus, par lesquels on allait demander au saint protecteur de la ville voisine des faveurs souvent très concrètes, telles qu’une grossesse ou la guérison d’une maladie ; la bénédiction divine que l’on appelait sur les activités humaines les plus ordinaires (on bénissait par exemple les cultures lors de la fête aujourd’hui bien oubliée des Rogations)…

Au chrétien d’aujourd’hui, dont la foi est plus intellectualisée et s’exprime moins par l’intermédiaire de gestes et de symboles, toutes ces pratiques paraîtraient sans doute un fatras bizarre et quelque peu superstitieux. Mais avec ces croyances et coutumes, c’est tout un rapport simple et familier de l’homme avec la religion qui a disparu : aux yeux des hommes du Moyen Âge, la grandeur de Dieu ne l’empêchait pas de se pencher sur leurs soucis les plus triviaux. Il est permis à un croyant de regretter la perte de cette candeur.

– La civilisation médiévale était-elle pour vous éblouissante ? Peut-elle encore nous éblouir ?

La civilisation médiévale a assurément produit des réalisations éblouissantes. Encore aujourd’hui, il suffit de se rendre à la cathédrale de Chartres ou à la Sainte-Chapelle de Paris pour être ébloui, presque littéralement.

– Avez-vous des projets littéraires en cours ?

En effet, et ces projets portent toujours sur les chansons de geste. Mais il est un peu tôt pour en dire davantage.

– Pouvez-vous nous citer vos auteurs ou vos œuvres préférées ?

Vous l’aurez compris, c’est surtout à la littérature médiévale, et particulièrement à sa branche épique, que je m’intéresse. Il m’est difficile de nommer des auteurs, car ceux-ci sont le plus souvent anonymes, mais je pourrais aisément citer un grand nombre de chansons de geste chères à mon cœur, à commencer par la Chanson de Roland. Il existe plus d’une centaine de ces poèmes : la bagatelle d’environ deux millions de vers !

Enfin, si je ne devais citer qu’un seul auteur moderne dont l’influence sur moi a été grande, je choisirais Tolkien. Je trouve tout-à-fait admirable la manière dont il s’est réapproprié l’héritage des grands mythes occidentaux pour créer son univers et ses légendes. A l’origine, l’intention de Tolkien était de forger une mythologie pour l’Angleterre : il estimait en effet que son pays ne possédait aucun corpus littéraire vraiment digne d’être considéré comme tel. C’est ce sentiment de manque qui l’a poussé à façonner sa célèbre Terre du Milieu et les récits qui s’y déroulent.

Or, nous autres Français avons une chance que Tolkien nous aurait enviée : nous possédons déjà une mythologie. Nous l’avons simplement oubliée. La matière de France est une mythologie, avec ses héros, ses monstres et ses êtres surnaturels, ses lignages prédestinés, glorieux ou tragiques, ses quêtes et ses guerres, ses amours, ses prodiges et même ses métamorphoses. Il ne tient qu’à nous de la tirer de l’oubli.

Berthe au grand pied reflète la fusion de la société médiévale avec la Religion, pouvez-vous nous dire quel est votre rapport avec cette Religion ? S’il s’agit de folklore, de nostalgie, ou d’une aspiration personnelle ?

Je suis un homme du XXIe siècle. La foi toute médiévale qui s’exprime dans le roman ne peut donc pas vraiment être la mienne. Comme je l’indique dès la préface de Berthe au grand pied, je suis l’auteur de l’œuvre mais pas son narrateur. Le narrateur est un homme du Moyen Âge, et je lui ai prêté la foi robuste mais simple qui convient au sujet : pour lui, il est tout naturel que la Providence protège les bons, que le châtiment guette les méchants, et une bonne histoire ne saurait finir que par le triomphe de la justice, même si pour cela Dieu doit faire quelques miracles. Ce sont des conceptions qu’aujourd’hui nous pourrions juger naïves, mais j’ai pour ce narrateur beaucoup de tendresse et pour la foi qui l’anime beaucoup de respect. J’ose croire que mes lecteurs le sentiront.

Titre: Berthe au grand pied

Auteur Rémi Usseil

Edition: les Belles lettres

 

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