Nous avions déjà pu interroger Alexandre Latsa, ce Français travaillant et résidant à Moscou depuis 2008 et qui est blogueur et analyste politique et géopolitique pour les agences russes RIA-Novosti et Voix de la Russie. Cette fois-ci, nous avons voulu faire le point avec lui sur le dossier ukrainien.
1) La situation en Ukraine reste assez floue surtout concernant ce qui se passe notamment à l’Est, un conflit qui est difficile à couvrir par les journalistes. Est-il possible, que ce soit pour les journalistes occidentaux ou russes, de savoir ce qui se passe exactement ?
Oui bien sûr les journalistes sont quand même présents sur le terrain, ils sont informés et par conséquent pourraient théoriquement faire leur travail d’information du grand public plus ou moins correctement mais le problème est en réalité ailleurs.
Les médias traditionnel et officiels ne doivent pas être vus comme un simple agrégat autonome et fonctionnel mais plutôt comme un rouage, un des piliers essentiels d’un dispositif plus large. Il faut bien considérer « les médias » comme une arme de guerre de l’Occident dans la guerre médiatique menée contre les autres ensembles cohérents considérés comme des adversaires ou des ennemis, comme l’est la Russie de Poutine. Il faut donc considérer la guerre en Ukraine comme le champ de bataille médiatique entre la Russie et l’Ouest américano-centré. Je précise que la Russie utilise également ses médias officiels dans le cadre de cette bataille médiatique.
Un autre point essentiel me semble-t-il est que de plus en plus se creuse un fossé entre des médias officiels sclérosés et propagandistes et des médias alternatifs de plus en plus performants et dont les acteurs (analystes, blogueurs…) sont eux de plus en plus formés, sur le terrain mais aussi et surtout dégagés de toutes contraintes financières ou hiérarchiques. En clair sans compte à rendre à une rédaction politisée et aux ordres du pouvoir politique.
2) Alors que l’Ukraine a occupé pendant un moment le champ médiatique, aujourd’hui c’est beaucoup moins visible. Comment peut-on l’expliquer ? D’autres sujets d’actualité ou le désintéressement des combats dans l’Est ?
Les médias désinforment afin d’atteindre des objectifs clairs. Du côté occidental (américain) l’objectif était clairement et visiblement d’envenimer la situation en prétextant une immixtion russe et en se servant de ce prétexte pour justifier une répression accrue de Kiev dans l’Est ukrainien. Cela afin de pousser la Russie à intervenir et donner raison au scenario narratif initial des médias occidentaux officiels.
L’objectif de cette intervention déclenchée de la Russie en Ukraine aurait été d’entrainer un fort resserrement des liens US/UE, via l’OTAN, en éloignant au passage les nations européennes de la Russie, détruisant ainsi toute possibilité éventuelle d’émancipation européenne de la domination américaine. Une émancipation qui aurait pu clairement s’appuyer sur un rapprochement avec Moscou que ce soit sur le plan économique, énergique, politique, diplomatique ou surtout militaire, dans le cadre de l’élaboration d’une défense européenne et continentale.
Maintenant qu’il semble évident que Moscou ne compte actuellement pas intervenir directement en Ukraine, et sans doute même pas indirectement, on peut clairement affirmer que cette provocation appuyée par le dispositif médiatique totalitaire a échoué. En outre l’excellent travail des supports alternatifs, que l’on pense en Français par exemple à realpolitik ou les-crises a grandement contribué à mettre les journalistes « à découvert » si je puis dire c’est à dire face à leur médiocre propagande et leurs mensonges. Raison de plus pour ces derniers de faire profil bas car il leur est désormais difficile de justifier pourquoi l’armée ukrainienne ouvre le feu sur ses propres citoyens au nom de la démocratie et de l’Europe.
Preuve de cet abominable double standard : Imaginez que Ianoukovich ait utilisé ses chars et ses avions contre des villages et des petites villes en Ukraine de l’Ouest. On aurait eu un déchainement médiatique incroyable et sans doute que toute la communauté internationale se serait mobilisée.
3) On a eu de nombreux appels à un cessez-le-feu et à la négociation mais on a plutôt l’impression d’un dialogue de sourds entre les deux camps qui ne font vraiment pas de concession. Une solution politique est-elle vraiment possible ou cela finira-t-il en bain de sang ?
Le pouvoir à Kiev n’a aucun intérêt d’un cessez le feu et n’en a sans doute pas les moyens.
Certains barons locaux, des oligarques nommés ont des intérêts personnels à continuer la guerre et a l’extermination pure et simple des combattants fédéralistes. On le voit bien avec le cas de Kolomoiski qui n’obéit pas à Poroshenko et qui malgré son éminent statut au sein de la communauté juive mondiale est le financier des mouvements radicaux les plus nationalistes, à la condition qu’ils combattent à l’Est du pays.
Ces hommes forts de la révolution, ceux du terrain soit les militants de Pravy-Sektor et affiliés, sont eux sont dans une situation également précaire. La victoire politique leur échappe et il ne leur reste que deux fronts : Kiev (avec l’ombre d’un nouveau Maidan) et l’Est du pays où ils peuvent, en combattant avoir l’impression de poursuivre leur révolution qui a pourtant totalement échoué puisqu’elle a abouti à la prise de pouvoir des oligarques et a l’ancrage de l’Ukraine dans l’orbite Bruxelloise. Bruxelles a déjà remercié ses petits soldats en permettant la tenue d’une Kiev-parade (avec le soutien d’ambassadeurs de l’UE en poste en Ukraine tel que l’ambassadeur de Suède) au sein de cette Ukraine libérée. Pour certains commentateurs la guerre n’est pas que militaire ou médiatique mais civilisationnelle.
4) Depuis la Crimée, Poutine semble plus prudent sur le dossier ukrainien. Est-ce une volonté d’apaisement ou bien de ne pas tomber dans le piège de l’affrontement ?
Les dossiers sont différents.
La Crimée est très majoritairement russe, décidé à rejoindre la Russie et sincèrement attachée à rejoindre la Russie afin de corriger l’erreur historique de 1954. L’occasion s’est présentée et il était sans doute impossible d’enrayer ce mouvement que l’on peut historiquement comparer à la réunification des deux Allemagnes, réunification juste et logique. L’Ukraine de l’est, le Donbass notamment, comprend une forte minorité russe et une population parfois à majorité russophone selon les régions ou villes. Ces populations ne cautionnent pas le coup d’État américain en Ukraine, commencé en 2004 lors de la révolution Orange. Mais cependant ce fait ne justifie pas une quelconque immixtion militaire russe en Ukraine que d’ailleurs une majorité de la population russe ne souhaite pas.
Il me semble donc que les russes jouent donc la durée et attendent l’affaiblissement terminal et quasi-inévitable de l’État ukrainien. Un affaiblissement qui sera d’un point de vue historique la conséquence de près de deux décennies de mauvais gestion des « élites » ukrainiennes. L’affaiblissement de l’autorité de l’État ukrainien va bénéficier à la Russie qui renforcerait de facto son influence économique notamment sur l’Est et le sud du pays, qui est la partie riche et industrielle de l’Ukraine. Après le rattachement de la Crimée (ayant permis d’empêcher l’Otan d’y installer une base navale) et des ressources liées de la mer noire tout en ne tombant pas dans le piège américain de l’intervention militaire la diplomatie russe a en réalité fait un quasi sans-faute. La Russie sait que le temps joue pour elle contrairement à ce que pensent nombre d’analystes occidentaux.
La question que tout le monde se pose est de savoir si l’on peut imaginer dans un futur proche d’éventuelles demandes de rattachement à la fédération de Russie sous une forme ou une autre dans le cadre d’un processus historique de réunification du « Monde russe » ? Peut-être si bien sur une large majorité de la population le souhaite, sur la jurisprudence Crimée, mais tout cela est encore bien vague et lointain. De toute façon la crise systémique, économique et politique que devrait connaitre l’Ukraine dans les prochains mois pourrait changer nombre de paramètres.
Pour l’heure la Russie vient de bénéficier d’un incroyable apport migratoire ukrainien puisque ce sont près de 500.000 ukrainiens qui ont quitté l’Est du pays principalement pour s’installer en Russie. Un apport migratoire slave et chrétien qui va permettre à la Russie sur le long terme d’améliorer encore un peu plus sa dynamique démographique et donc de se renforcer.
Je voudrais aussi rappeler que plus que le risque que Moscou n’agrège de force des territoires ukrainiens les facteurs déstabilisants sont Ukrainiens (dégradation inévitable de la situation à Donetsk dans les prochaines semaines) mais aussi et surtout la politique de Kiev envers la Crimée à l’avenir qui pourrait, sous pression américaine, entrainer une nouvelle hausse des tensions.
Pour certains, les sanctions occidentales et l’action de Poutine ont isolé la Russie. Est-ce vraiment le cas ? Ou bien plutôt est-elle apparue comme un acteur essentiel des enjeux internationaux actuels ?
Non c’est totalement incorrect. Regardez la coopération avec l’Occident n’a que très peu souffert des quelques mesurettes sans conséquences que certains Etats ont pris contre la Russie. Il n’y a eu aucunes sanctions réelles et si des entreprises françaises ont retardé des projets en Russie elles risquent surtout de se faire prendre ces marchés par des entreprises non européennes, ce sont donc elles qui ont à y perdre. Par contre aucun des gros dossiers stratégiques en cours n’a été annulé ni même retardé. En réalité entre la Russie et l’Occident le froid est surtout politique et moral plus qu’économique ou diplomatique.
Par contre la Russie entame elle de nouveaux axes de coopération, avec l’Asie (Chine en tête bien sûr mais aussi Japon, Corée, Vietnam…) et dans le monde Arabo-musulman notamment avec le Maghreb et des pays du Golfe. Enfin le président russe entame ces jours ci une grande tournée en Amérique du sud et un grand voyage économique en Inde en décembre prochain. On est donc très très loin d’un quelconque isolement.
Les positions russes sur les domaines internationaux renforcent au contraire la position de la Russie comme pays non aligné, pouvant s‘opposer aux velléités américaines et ayant mis un coup d’arrêt a l’extension de l’Otan vers ses frontières, pouvant éviter des guerres mais aussi et surtout ne lâchant pas ses partenaires/clients comme on a pu le voir avec le dossier Syrien.
Il me semble que la Russie renforce donc sa position d’acteur stratégique du monde multipolaire comme elle a renforcé au cours de l’année passée sa position de champion du conservatisme.
Cet article vous a plu ? MPI est une association à but non lucratif qui offre un service de réinformation gratuit et qui ne subsiste que par la générosité de ses lecteurs. Merci de votre soutien !