Un père capucin a adressé à Civitas une étude fort argumentée sur l’épineuse question du vote à l’élection présidentielle. Nous croyons utile de la reprendre ici.
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Permettez-moi de préciser d’abord qu’il s’agit de politique, c’est-à-dire un domaine mixte entre le temporel et le spirituel, et donc très délicat à traiter, et où les opinions peuvent varier. Nous devons tous être absolument unanimes sur le dogme de la Royauté sociale de NSJC, la nécessaire union de l’Eglise et d’un Etat chrétien pour le salut des âmes et tout ce que le Magistère de l’Eglise nous a enseigné comme principes politiques. Mais quant à l’application concrète et ponctuelle de ces principes, dans les circonstances présentes de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, c’est question prudentielle et selon la conscience de chacun : le 1er mai 1904, Louis Dimier avait demandé à St Pie X ce qu’il fallait faire aux élections; réponse du saint Pape : “C’est une chose où Rome n’a rien à dire, et qui ne regarde qu’eux seuls, catholiques et Français”.
Qu’il soit donc établi entre nous que je ne prétends pas vous donner la seule solution catholique au problème des présidentielles. D’autres prêtres, d’autres laïcs férus de politique chrétienne peuvent avoir et auront sans doute un avis différent ou plus nuancé. Question de conscience.
1er point :Peut-on ou doit-on voter ?
Certains traditionalistes affirment qu’on ne doit pas voter par principe, et s’abstenir de se rendre aux urnes :
– soit par conviction monarchiste
– soit par refus de cautionner l’hérésie du “pouvoir qui vient du peuple”
– soit parce que les anciens Papes (comme Pie IX en 1864) critiquaient le suffrage universel, comme “une plaie qui détruit l’ordre social et qui mériterait, à juste titre, d’être appelé le mensonge universel”
– soit parce que le système actuel est en soi non représentatif et injuste, donnant la même voix à un père de famille nombreuse et à un jeune à peine sorti de l’adolescence, à un magistrat et à quelqu’un qui n’a plus son casier judiciaire vierge, etc…
– soit parce qu’on rentre dans le “système républicain”, qui ne demande qu’à être reconnu, et on tomberait dans le “démocratisme”.
En 1988, aux présidentielles, le Grand Maître du Grand Orient de France déclarait dans la presse nationale : “Un seul mot d’ordre pour l’élection présidentielle : voter !”. (Peu importe pour qui !)
– La plupart du temps, on élit un homme que l’on ne connaît pas, dont on ignore l’idéologie, l’appartenance ou la dépendance à une société secrète, la fidélité à ses promesses, les initiatives qu’il prendra sans prévenir, etc. On ne saurait être assez compétent pour désigner quelqu’un à la plus haute responsabilité de notre patrie, ou à la Chambre qui fait les lois.
– La “majorité” sortie des urnes est trompeuse. Si 60 % des citoyens votent et 40 s’abstiennent, la “majorité” de 51 % représente en fait moins d’un tiers (31 %) des électeurs.
– Les élections sont occasion de démagogie, de promesses électorales qui ne pourront plus être tenues ensuite, etc.
Voilà pas mal de raisons – et on pourrait sans doute en ajouter – qui peuvent suffire à justifier l’attitude de ces prêtres et laïcs traditionalistes qui refusent de voter par principe.
Ces prêtres et laïcs sont dignes de créance : aussi bons Français que catholiques, antilibéraux et formés doctrinalement, pieux et zélés pour le bon combat de la Foi et du Christ-Roi. Vous pouvez vous ranger à leur avis selon votre conscience et vous dire donc : “Je ne dois pas voter aux présidentielles”.
Mais, par honnêteté, il faut aussi peser les raisons des autres prêtres et laïcs traditionalistes, aussi pieux et zélés, qui pensent le contraire, et disent : “Il faut voter…”
Les plus formés doctrinalement vous diront que dans les manuels de théologie morale d’avant le Concile et munis de l’imprimatur, les moralistes réputés (Noldin, Müller, Vittrant, Jone, etc) enseignent qu’il y a une obligation grave de voter si l’abstention aurait pour résultat qu’un mauvais candidat soit élu et nuise gravement au bien commun du pays. Ils parlent donc de péché mortel pour une abstention de voter sans excuse valable.
Ils appuieront cette règle morale de décisions du Magistère de l’Eglise :
– St Pie X aux catholiques espagnols le 20 février 1906 : “Tous se rappelleront qu’il n’est permis à personne de rester inactif quand la religion ou l’intérêt public sont en danger. En effet, ceux qui s’efforcent de détruire la religion et la société cherchent surtout à s’emparer, autant que possible, de la direction des affaires publiques et à se faire choisir comme législateurs. Il est donc nécessaire que les catholiques mettent tous leurs soins à écarter ce danger…” (Lettre à l’évêque de Madrid qui l’interrogeait)
– Pie XII (allocution aux curés de Rome, 10 mars 1948): “Dans les circonstances présentes, c’est une stricte obligation pour tous ceux qui en ont le droit, hommes et femmes, de prendre part aux élections. Quiconque s’en abstient, spécialement par indolence ou par lâcheté, commet en soi un péché grave, une faute mortelle”.
– Décret de la Sacrée Congrégation Consistoriale de Rome (31.12.1947) : “En considération des dangers qui requièrent la collaboration de tous les gens honnêtes, la Sacrée Congrégation Consistoriale avertit tous ceux qui ont le droit de vote sans distinction d’âge ou de sexe, qu’ils sont dans l’obligation de faire usage de ce droit.”
On peut aussi invoquer l’exemple d’un grand saint contemporain, le Padre Pio, qui se rendait ostensiblement au bureau de vote pour mobiliser ses concitoyens, et qui a réussi à changer les élus socialo-communistes de son secteur par des catholiques.
Mais l’argument d’autorité étant peu prisé de nos jours, ce sont surtout des “bonnes raisons” qu’on invoque pour faire voter “utile” malgré tout :
– Si la gauche passe à peu de voix d’écart, on en sera responsable par notre abstention.
– “De deux maux, il faut choisir le moindre”…
– La droite conservera nos écoles hors contrat, la gauche non.
– Et d’autres raisons encore.
Au vu de cette argumentation, et en particulier de la citation aussi forte que nette de Pie XII, il semblerait qu’il faille donner raison aux partisans du vote malgré tout, ou au moins les excuser et là aussi agir et laisser agir selon notre conscience personnelle.
A mon avis, ces deux argumentations qui semblent s’opposer ne sont pas contradictoires, sinon dans leurs conclusions trop catégoriques et qui dépassent les prémisses. Il me semble qu’il faut “tenir les deux bouts de la chaîne”, en gravant bien dans notre esprit ce qui est juste de chaque côté sous un certain angle, ou plutôt sous certaines conditions ou circonstances.
Je m’explique : dans chaque cas particulier où l’on est invité aux urnes électorales, et selon ce cas précis, il faut examiner si on peut ou si on ne peut pas, moralement parlant, coopérer à cette action civique, selon les circonstances. Car en théologie morale, les circonstances sont un élément important qui peut faire que la même action soit bonne ou mauvaise.
Ces circonstances jouent particulièrement dans ce qu’on appelle le “volontaire indirect”, où l’on se demande si on peut poser un acte dont il découlera un double effet lié : un effet bon et voulu, et un effet mauvais et non voulu. Pardon pour ces explications théoriques mais nécessaires. Voici donc un exemple que vous comprendrez tout de suite. Une grosse tempête menace un navire. Le capitaine se demande s’il peut larguer à la mer les contennairs sur le pont, qu’il a le devoir sous contrat de mener à bon port, pour éviter que bâteau et cargaison (et équipage) coulent tous ensemble… S’il le fait son action sera bonne même s’il en résulte un effet mauvais, dommageable à tiers, mais non voulu et imposé par les circonstances.
Il nous faut donc examiner la question sous cet aspect des élections, où nous sommes confrontés à un acte électoral à double effet : bon (éviter le communisme, sauvegarder nos écoles, limiter un peu plus les mauvaises lois, etc), et un mauvais (cautionner le “système”, favoriser un candidat pas vraiment catholique, etc).
La théologie morale enseigne aux prêtres des règles très précises pour solutionner en bonne conscience ce genre de dilemme. Voilà qui peut nous aider à y voir plus clair :
1) Que l’acte ne soit pas intrinsèquement mauvais.
2) Que l’effet bon soit immédiat.
3) Que l’intention soit bonne.
4) Que la cause soit proportionnée.
1) Voter n’est pas intrinsèquement mauvais.
C’est le genre habituel et nécessaire de désignation du Pape ou d’un supérieur de communauté religieuse. C’est la coutume immémoriale en certains pays (la Suisse, par exemple). C’est le meilleur mode pour désigner délégués et responsables dans l’ordre corporatif, etc.
Cette première condition permet donc de voter en principe.
2) Effet bon immédiat ?
St Paul (et l’Esprit-Saint) nous commande de ne rien faire de mal (péché) pour en tirer un certain bien. Ce que la sagesse populaire traduit par ; “La Fin (bonne) ne justifie pas les moyens (mauvais)”. Le Chanoine Berthod, à Ecône, avait cette application très marquante pour l’Esprit : “On n’a pas le droit de faire le plus petit péché véniel, même pour sauver sa patrie”.
Attention ! Il faut que l’effet mauvais soit lié à la nature de l’acte.
Pour notre cas des élections, si le vote est un moyen bon en soi (on l’a vu : condition n°1), l’action litigieuse de voter pour un candidat moins mauvais, mais mauvais quand même, pose un réel problème moral. C’est ici qu’il faut compléter les citations des papes et des moralistes.
– St Pie X (suite de la lettre à l’évêque de Madrid) : “Ainsi que le conseillent sagement les articles conformes aux écrits des moralistes, il faut élire les hommes qui paraissent devoir mieux veiller aux intérêts de la religion et de la patrie dans l’administration des affaires publiques.”
– Pie XII (suite de l’allocution aux curés de Rome) : “Chacun doit voter selon le dictamen de sa conscience. Or il est évident que la voix de la conscience impose à tout catholique de donner sa voix aux candidats qui offrent des garanties vraimentsuffisantes pour la protection des droits de Dieu et des âmes, pour le bien véritable des particuliers, des familles et de la société, selon la loi de Dieu et la morale chrétienne.”
– Décret de la Sacrée Congrégation Consistoriale (suite) : “Les électeurs ne peuvent donner leurs voix qu’aux listes de candidats dont on a la certitude qu’ils défendront le respect de la loi divine et le respect de la religion dans la vie politique et privée.”
Ces deux dernières citations pourraient suffire à clore le débat, et à nous donner une ligne de conduite simple et sûre. Vous pouvez vous y arrêter si vous le jugez suffisant en conscience. Il me faut cependant recompliquer le problème en évoquant les moralistes, dont St Pie X faisait référence à leur autorité en la matière. Recompliquer, parce que tous ne sont pas d’accord sur ces candidats “moins mauvais”.
Certains disent qu’on peut voter pour un candidat notablement moins mauvais sous certaines conditions, d’autres sont plus stricts. En tout cas, chacune de ces opinions reste probable et on peut, dans une situation de choix douteux, suivre ce qui nous semble le mieux devant Dieu. Si j’ai évoqué cette “question disputée”, c’est que non seulement elle nous laisse libre en conscience, mais aussi elle nous engage à ne pas condamner et taxer de péché ceux qui ne jugent pas comme nous, dans un sens comme dans l’autre.
Au risque de rallonger cet article déjà bien long, voici quelques citations pour bien comprendre ce point qui me paraît très important.
Du RP Jone, moraliste capucin sous Pie XII, que Mgr Lefebvre ne dédaignait pas de citer : “On ne peut donner sa voix à un mauvais candidat que lorsque cela est nécessaire pour éviter l’élection d’un plus mauvais, mais une déclaration appropriée doit expliquer le motif de cette manière d’agir. Exceptionnellement, on pourrait, une fois en passant, donner sa voix à un mauvais candidat pour éviter un préjudice personnel très grave.” (Par exemple : la fermeture des bonnes écoles pour nos enfants ?)
La revue “L’ami du clergé”, à laquelle s’abonnait nombre de prêtres de saine doctrine autrefois, résolvait ainsi la question de l’un d’eux sur ce sujet en 1897 : “On ne doit pas faire un mal, même en vue du bien, mais quand il est inévitable qu’on subisse l’un ou l’autre de deux maux, ce n’est pas vouloir le moindre que d’écarter le pire : le vote donné au moins mauvais et moins dangereux des candidats n’est pas une approbation de ce qu’il y a de mauvais en lui, mais la légitime répulsion de ce qu’il y a chez l’autre de plus mauvais et de plus dangereux. On peut donc voter pour le moins mauvais (…) Pour que ce vote soit licite, il faut deux conditions essentielles : la première est que le mal et le danger de la candidature la plus mauvaise soient assez notables pour compenser le mal qu’il y aurait à voter pour un candidat mauvais, quoique moins mauvais (…) La seconde est que les catholiques obligés de se résigner à un vote de cette nature, déclarent publiquement qu’en votant ou en conseillant de voter ainsi, ils ne font que céder à une dure nécessité, qu’ils n’ont en vue que d’écarter le candidat le plus mauvais et le plus dangereux, et nullement d’appuyer le candidat moins mauvais auxquels ils donnent leurs voix. Sans cette déclaration, leur vote resterait entaché de la tare de cette candidature, et ils en endosseraient la responsabilité.”
Dans un autre n°, la même revue explique au niveau plus théologique du “volontaire indirect” qu’il n’y a pas ici deux effets subordonnés (un bon découlant d’un mauvais) mais simultanés (un bon et un mauvais).
On retrouve la même solution théologique dans le Dictionnaire des connaissances pratiques et religieuses, qui date de 1925.
Tout cela permet de dire de manière au moins probable, que ce cas de conscience se résoudrait mieux par le principe “De deux maux (inévitables) il faut choisir le moindre” plutôt que par celui qui dit “On ne peut pas faire un mal pour faire un bien”. Et cela me permet d’évoquer rapidement les deux dernières conditions du volontaire indirect : 3) une intention droite (que l’on doit présumer en tout catholique traditionaliste qui se respecte) et 4) un motif proportionnel, une raison d’autant plus grave que l’acte à poser est grave de conséquences.
Retenons surtout qu’il y a ici une question disputée, et qu’il y a d’autres théologiens plus stricts, comme par exemple le jésuite Noldin, qui dit qu’il y a une obligation grave de voter pour un candidat qui soit apte à la charge à exercer, et qu’un candidat vraiment apte doit être catholique, être non seulement prudent et intelligent, mais aussi exercer sa charge selon les principes catholiques. A l’époque de St Pie X et jusqu’à Pie XII, il existait des candidats vraiment catholiques à 100 %, et qui en faisaient profession dans leur programme électoral.