Le blog Le glaive de la colombe publie un intéressant article que nous croyons utile de relayer ici.

A la confluence de la kabbale juive, du quakerisme américain et de l’industrialisme saint-simonien, le management conçoit le monde comme naturellement chaotique et devant être organisé, modélisé selon des objectifs perpétuellement réévalués à la lumière d’une sacro-sainte efficacité. Révolution permanente, il porte en lui-même la dissolution de toute institution organique au profit d’ « organisations » visant la paix universelle par la domestication de l’homme, son adaptabilité toujours plus docile aux exigences du changement perpétuel. La « France start-up » du leader de la République contre laquelle résiste avec l’énergie du désespoir la « France périphérique » n’est ainsi que l’expression française de ce « mouvement panorganisationnel » aux prétentions messianiques gangrenant le monde entier [1].

    La liquidation de l’enseignement, de l’art ou de la politique par le management a été suffisamment démontrée pour ne pas y revenir dans cette brève chronique [2]. Quant à l’infiltration du management dans l’Eglise, elle fut très insidieuse, mais le mal est désormais si enraciné et apparent qu’il passe aux yeux de beaucoup pour un renouvellement providentiel de l’esprit apostolique. Nous avions déjà dénoncé l’adoption de stratégies de marketing par le mouvement pro-vie à la suite de La Manif pour Tous [3] mais ce n’était que le symptôme d’une contagion bien plus profonde. La paroisse semble ainsi ne plus avoir pour modèle la famille mais l’entreprise. Le prêtre n’est plus, à l’instar du père de famille, le reflet de la paternité divine, mais un manager converti aux dernières techniques du « leadership missionnaire » [4] par un régiment de coachs, consultants et autres communicants. La prédication, l’enseignement catéchétique, la communion avec les fidèles et même le gouvernement de communautés religieuses [5], rien ne saurait aujourd’hui échapper à l’audit d’experts autoproclamés, souvent issus de grandes sociétés internationales [6].   Cette conversion managériale ne vise pas seulement les clercs mais chaque membre de l’Eglise, de la paroisse aux services diocésains, en passant par les communautés et mouvements. Le marché du leadership chrétien est en pleine expansion d’où la profusion de « parcours » adaptés [7] voire d’instituts de formation aux droits d’inscription dignes d’écoles de commerce [8], dispensant le savoir-faire et le « savoir-être » missionnaires pour une évangélisation efficace de notre temps.

Ici voit-on poindre un des présupposés du management : la défaillance de l’institution. L’Eglise, « Jésus-Christ répandu et communiqué » depuis 2000 ans, devrait se renouveler à l’école du management et se libérer du carcan d’un passé inutile. Comme si l’Eglise avait attendu l’entreprise pour traverser les siècles et s’étendre aux confins de la terre ! L’Eglise a en effet son fonctionnement et ses finalités propres qui, analogiquement, l’assimilent davantage à un service public qu’à une entreprise commerciale. Contrairement à ce que semble croire un épiscopat adroitement managé, les dysfonctionnements dont on accuse l’Église ont essentiellement pour origine le mépris des règles canoniques, liturgiques, pastorales et sociales. Aucune pratique managériale ne vaudra jamais la doctrine sociale de l’Eglise ou une règle monastique confirmée par un usage multiséculaire [9].

Héritière de l’Empire romain et de la chrétienté médiévale, l’Eglise demeure pétrie d’esprit de noblesse, de service et d’otium, cette disponibilité honorable par excellence où l’homme véritablement libre, détaché des affaires du monde (le negotium), peut se consacrer à la réflexion, à la culture, au bien public ainsi que, dans une perspective chrétienne, à la prière et à la méditation des Ecritures ouvrant à l’union à Dieu. De cette primauté de l’otium sur le negotium, de la contemplation sur l’action, découle celle traditionnellement attribuée aux oratores, sur les bellatores et les laboratores.

Abhorrant le Moyen Age plus que tout autre époque, Quakers et saint-simoniens aspiraient au contraire à l’éviction du clergé et de la noblesse, considérés comme des parasites faisant obstacle à l’avènement des « industriels », seuls capables de mener le monde à la paix universelle par le travail coopératif [10]. Il ne s’agissait pas seulement de renverser l’ordre de dignité traditionnel mais de nier le bien-fondé, « l’utilité » de l’otium, cette studieuse et sainte « oisiveté », au nom de l’efficacité matérialiste.

Ainsi peut-on légitimement voir comme une profanation l’ambition de convertir le clergé, et par lui les fidèles, aux lois d’asservissement du management. Pourrait-il y avoir en la matière un avertissement plus clair que la colère de Notre-Seigneur chassant les marchands du Temple ? « Vous avez fait de la maison de mon Père une maison de négoce » (Evangile selon saint Jean, II, 16). En d’autres termes, « vous avez fait de ce qu’il y a de plus sacré une activité profane ». Il s’agit littéralement d’une profanation, un aspect de « l’abomination de la désolation dans le Temple » (Evangile selon saint Matthieu, XXIV, 15) annonciatrice des temps d’Apocalypse.

Définitivement, le Seigneur n’a que faire de leaders convaincus de leurs compétences et attendant juste de Lui qu’Il bénisse leurs petites entreprises missionnaires, confusion fatale entre les « oeuvres pour Dieu » et les « oeuvres de Dieu » [11]. En effet, Dieu suscite ses saints parmi les serviteurs inutiles et défaillants. La titulature traditionnelle des Papes, qui devraient être des leaders par excellence, en témoigne : « Serviteur des Serviteurs de Dieu » et le premier d’entre eux avait trahi le Christ, n’était pas non plus le plus brillant mais il aimait son Maître plus que les autres [12].

Comment dès lors expliquer cette « managérialisation » en cours dans l’Eglise ? Probablement remonte-t-elle à l’immédiat après-guerre marqué par l’hégémonie des Etats-Unis. L’adoption du mode de vie américain fut alors d’autant plus tentante qu’il représentait le bien, la liberté et le bonheur face à l’enfer soviétique. Les fondements philosophiques et théologiques des Etats-Unis, qui sont ceux du management, s’insinuèrent ainsi comme des fumées de Satan, contribuant à la protestantisation progressive du monde et de l’Eglise. Celle-ci, qui aurait du être le rempart ultime contre ce « mouvement panorganisationnel », fut d’autant plus touchée qu’elle s’éloignait de la tradition doctrinale et liturgique que le Concile de Trente avait victorieusement opposée à la Réforme.

Cinquante ans plus tard, suite aux manifestations contre « le mariage pour tous », le Père Humbrecht dressait un bilan sans concession de la « Génération Jean-Paul II » en France : si beaucoup de catholiques s’étaient réveillés à l’occasion de la loi Taubira, c’est qu’ils avaient jusque là dormi. Et le prédicateur navré de décrire « les bobos faisant Sciences Po et des métiers à idées pour orienter le monde » tandis que les jeunes catholiques entrés, avec la bénédiction de leurs parents, en écoles de commerce brillaient dans la vente internationale de yaourts [13]. Ayant ainsi naïvement espéré vivre en paix avec le monde par un enfouissement confortable dans la finance ou les « ressources humaines », ce ne fut que lorsque la famille fut menacée dans ses ultimes fondements que ces catholiques jusqu’alors dociles durent se résoudre au combat politique.

La suite des événements manifeste malheureusement depuis, le dressage des comportements qu’assure le management par une manipulation constante du désir humain [14] : domestication somme toute rapide de La Manif pour Tous ; comédie des primaires de la droite ; victoire d’Emmanuel Macron aux Présidentielles ; popularité malgré leur inconsistance des candidats supposés catholiques aux Européennes ; scores indécents de LREM dans des circonscriptions « conservatrices » ; veulerie épiscopale sur des questions de bioéthique, d’immigration ou d’islamisation…

Dès lors ne doit-on pas s’étonner que « Jupiter » ait récemment souhaité présider la messe de funérailles d’un de ses prédécesseurs [15] puisqu’une partie de l’Eglise est investie par le mouvement managérial dont notre antéchrist au petit pied [16] n’est qu’une créature. Nul doute que la « France périphérique » intuitivement allergique au marketing politique ressente la même répulsion pour cette Eglise managériale. Le leadership missionnaire est ainsi une illusion satanique visant à la liquidation de l’Eglise, seul organisme capable d’endiguer, s’il demeure enraciné dans sa tradition millénaire, le parachèvement de la Révolution auquel nous mène le management.

L’abbé

(A suivre : Chronique de l’Eglise managériale : les « ressources humaines »)

[1] Sur les origines philosophiques et théologiques du management, nous renvoyons aux ouvrages de Baptiste Rappin, intelligemment vulgarisés par de nombreuses conférences et interviews. Nous reviendrons dans une chronique future (« Que le païen prenne courage, car il est appelé à la vie ») sur des aspects plus contestables de la pensée de Baptiste Rappin. Cependant, la convergence de cet auteur sur bien des points avec la tradition catholique est pour nous indéniable et nous espérons avoir un jour l’occasion d’en débattre avec lui. Ouvrages : Baptiste Rappin, Au fondement du Management – Théologie de l’organisation – I, Nice, Editions Ovadia, coll. Chemins de pensée, 2014 ; Au régal du Management. Le Banquet des simulacres, Nice, Editions Ovadia, coll. Au-delà des Apparences, 2017 ; De l’exception permanente – Théologie de l’Organisation – II, Nice, Editions Ovadia, coll. Les carrefours de l’être, 2018 – Vidéos : Au régal du Management, TV Libertés, 25 octobre 2017 ; Le bouleversement du management, Sputnik France, 20 novembre 2017 ; De l’exception permanente – entretien avec Aude de Kerros, 6 septembre 2018

[2] Pour un aperçu de la question, cf. Baptiste Rappin, Au régal du Management, op. cit.

[3] Cf. « De la bouche des enfants, vous avez tiré une louange parfaite pour détruire l’ennemi »

[4] Cf. notamment le parcours « Pasteurs selon mon coeur » proposé par Talenthéo et Alpha-France

[5] Cf. L’Institut Talenthéo proposant le service de ses coachs à des supérieurs de monastères et maîtres des novices . Comme si le « leadership abbatial » prôné par ces experts pouvait surpasser en fécondité la fidélité à la règle bénédictine ! Quelle prétention !

[6] Cf. Florence de Leyritz, fondatrice d’Alpha-France et de Pasteurs selon mon coeur, diplômée en Finances internationales et ayant auparavant travaillé pour l’ONU, est aujourd’hui membre d’Xpand regroupant plus de 120 coachs à travers l’Europe. Idem Anne-France de Boissière, après une expérience marketing chez L’Oréal, travailla comme « coach-formatrice-consultante chez les leaders de la formation professionnelle (Wolters Kluwers-Lamy, EFE et Lefebvre-Dalloz-Editions législatives-CSP) » avant de devenir « responsable Développement formation et Leadership Chrétien » pour Alpha France.

[7] Parcours Alpha Classic, Alpha Campus, Alpha Jeunes, Alpha Prison, Alpha Pro, Alpha Duo, Alpha Couple

[8] Cf. Anne-Laure d’Artigues, L’école « Pierre », la fabrique des leaders chrétiens, dans Famille chrétienne, n° 2163, 24 juin 2019. Objectif : « former les leaders chrétiens de demain. Des jeunes qui s’engageront, à l’issue de dix mois intenses de formation théologique, technique, et créative, à donner de leur temps pour l’Église ». On appréciera tout particulièrement dans la formation la spécialité « louange » : « création musicale, organisation d’événements chrétiens musicaux, et animation d’une assemblée de louange ». Le tout validé par un certificat universitaire de formation pastorale délivré par l’université catholique de Lyon. Voilà 7.000 euros qui n’auront pas été dépensés pour rien !

[9] On se souviendra de John Senior dans son maître ouvrage La Restauration de la Culture chrétienne recommandant d’adapter la règle bénédictine à l’université.

[10] Sur l’industrialisme de Saint-Simon et son évolution vers « l’empire du management », cf. notamment Gilles Dostaler, « Saint-Simon, prophète de l’industrialisme », Alternatives économiques n° 299, 2 février 2011 ; Jean-François Tétu, « Pierre Musso, Saint-Simon, l’industrialisme contre l’État. Essai », Questions de communication [En ligne], 19 | 2011, consulté le 29 octobre 2019

[11] Cf. Père Joël Guibert, Prêtre, Editions de l’Emmanuel 2014

[12] Evangile selon saint Jean, XXI, 15 : « Simon fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? »

[13] Père Thierry-Dominique Humbrecht, op, « Changer la postmodernité ? », Université d’été de la Sainte-Baume, 28 août 2013

[14] Sur la manipulation de l’opinion publique aux Etats-Unis à partir de la première guerre mondiale, cf. notamment Propaganda, la fabrique du consentement, ARTE, 29 mai 2018

[15] « Emmanuel Macron voulait « présider » la messe d’hommage à Jacque Chirac », Valeurs Actuelles, 30 septembre 2019

[16] Cf. « Jupiter » ou l’Antéchrist à l’état gazeux

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