A sexta autem hora tenebræ factæ sunt super universam terram usque ad horam nonam.
De midi à trois heures de l’après-midi, il faisait nuit sur toute la terre. [Mt 27, 45]
Tenebræ factæ sunt. À l’heure de l’agonie de Notre-Seigneur, toute la nature, le cosmos lui-même, sont revêtus des sombres ornements du deuil. Obscurité. Et avec l’obscurité, le froid, l’air mordant, le silence chargé d’horreur et d’émotion pour la mort imminente du Christ. Le ciel est plombé et menaçant, la terre prête à frémir et à trembler d’indignation. Sur les hauteurs du Golgotha, où des pierres pointues et des buissons épineux dominent Jérusalem, la Croix est élevée, et sur la Croix est cloué l’Agneau Immaculé, Prêtre et Victime. Nous n’osons pas lever les yeux, et nous restons au pied de cet échafaud, avec la Vierge et saint Jean.
C’est votre heure, c’est l’empire des ténèbres (Lc 22, 53), a dit le Seigneur la veille, après être allé prier au jardin de Gethsémani avec les Apôtres, qui n’ont pas pu veiller avec Lui.
En cette heure terrible, tous les péchés commis par chaque être humain, depuis le commencement du monde jusqu’au dernier moment avant le Jugement dernier, passent devant le Sauveur, Le frappant dans l’âme avec plus de cruauté que les fléaux qui déchireront sa chair le lendemain. La douleur immense, indicible, inouïe, causée par cette vision, suscite chez le Seigneur une telle angoisse qu’elle Le fait suer du sang. Ego autem sum vermis et non homo ; opprobrium hominum et abjectio plebis (Ps 21, 7). Et la solitude : se sentir non seulement abandonné par les Siens, mais Se voir presque rejeté par le Père éternel, qui voit en Lui le bouc émissaire, Celui qui a pris sur Lui les péchés du monde, qui s’en est chargé, qui pour ces péchés commis contre la Majesté de Dieu mérite la mort d’un Dieu, et qui, pour racheter l’humanité pécheresse, exige le sacrifice du premier-né. Cujus una stilla salvum facere totum mundum quit ab omni scelere, selon les paroles de Thomas d’Aquin. Une seule goutte de ce Sang très précieux aurait sauvé le monde, mais elle n’aurait pas manifesté la Charité infinie de Dieu – dans l’acte suprême du Sacrifice – prête à mourir pour nous, enfants de colère, maudits, ingrats, mille fois pécheurs.
Si seulement nous pouvions concevoir l’horreur que le Seigneur a éprouvée en se faisant Victime innocente à la place de nous coupables de tous les péchés les plus horribles dont l’homme soit capable ! Si seulement nous pouvions imaginer le tourment de la Vierge Mère lorsqu’elle vit son divin Fils accablé de ces péchés répugnants, surtout les péchés contre la pureté, si horribles pour l’âme virginale de la Très Sainte Vierge Marie et plus encore pour le Verbe incarné ! Des épées acérées qui transpercent le Sacré-Cœur en même temps que le Cœur Immaculé et qui les déchirent, dans une douleur que l’homme ne peut connaître, si ce n’est vaguement, dans la contrition parfaite que seul le feu de la Charité peut mouvoir. Ce feu de l’Amour divin qui est inextricablement lié à l’obéissance à la volonté de Dieu : Pater ! Si non potest hic calix transire, nisi bibam illum, fiat voluntas tua (Mt 26, 42). Le silence répond à ce cri de l’âme tourmentée, comme dans la nuit obscure des mystiques, parce que le Ciel doit rester muet devant ce travail d’enfantement précisément pour le rendre fécond. C’est dans cette offrande que s’accomplit le Sacerdoce du Christ Pontife, c’est dans cet holocauste que se consomme le Sacrifice du Rédempteur et avec lui la passion mystique de Notre-Dame des Douleurs Co-rédemptrice.
Seule une mère sait ce que cela signifie de ressentir ce que son enfant ressent.
C’est pourquoi, précisément dans l’acte suprême du Sacerdoce de l’Alliance nouvelle et éternelle, précisément à l’heure de la douleur la plus muette et la plus profonde, Notre-Seigneur nous fait le don de cette Maternité divine, en nous confiant à Elle et en nous La confiant. Sachons-le, chers frères et sœurs : Notre-Seigneur fait de nous pécheurs les enfants de sa Mère Immaculée et fait de sa Mère notre Mère, en même temps qu’Il se fait la divine Victime pro peccatis suæ gentis, représentant l’humanité pécheresse devant la divine Majesté en vertu de l’Union hypostatique. Il ne s’agit pas d’une question purement dogmatique – même si les modernistes, pour plaire aux hérétiques, vont jusqu’à nier la Compassion et la Co-rédemption de la Très Sainte Vierge Marie. C’est avant tout une réalité mystique et spirituelle, qui devrait nous faire nous exclamer avec saint Paul : O altitudo divitiarum sapientiæ, et scientiæ Dei : quam incomprehensibilia sunt judicia ejus, et investigabiles viæ ejus ! Ô profondeur des richesses de la sagesse et de la connaissance de Dieu, combien ses jugements sont au-delà de toute compréhension, et au-delà de toute connaissance de ses voies ! (Rm 11, 33). Et encore : Afin que vous puissiez comprendre avec tous les saints la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de l’amour du Christ, et connaître cet amour qui surpasse toute connaissance, afin que vous soyez remplis de toute la plénitude de Dieu (Eph 3, 18-19). Cet amour qui surpasse toutes choses, qui pousse Dieu à prendre la forme d’esclave, et élève le serviteur à être non seulement une créature de Dieu, mais son fils, cohéritier, même ami. Nous le répétons en ces jours bénis, avec la sage pédagogie de notre Sainte Mère l’Église, qui révèle progressivement les paroles du répons empruntées à saint Paul :
Christus factus est pro nobis obediens usque ad mortem, mortem autem crucis. Propter quod et Deus exaltavit illum et dedit illi nomen, quod est super omne nomen (Ph 2, 8-9),
Et l’Apôtre poursuit :
ut in nomine Jesu omne genu flectatur cælestium, terrestrium, et infernorum : et omnis lingua confiteatur, quia Dominus Jesus Christus in gloria est Dei Patris (ibid., 10-11).
Car ce n’est qu’en nous tenant au pied de la Croix – sans même oser lever le regard vers Celui que nous avons transpercé (Jn 19, 37) – que nous pouvons comprendre que la seule réponse possible, digne, juste, due et salutaire pour nous les hommes devant la divine Charité incarnée, devant la divine Victime, le divin Prêtre et le divin Roi, c’est de nous prosterner à genoux et de professer que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu le Père.
Unissons notre voix à ce chœur infini, dans lequel chaque langue chante les louanges de Dieu et proclame Jésus-Christ, Seigneur et Roi universel.
Oui, le Christ est Roi. Roi de tous : de ceux qui se soumettent à Lui avec un abandon confiant aussi bien que de ceux qui rejettent Sa Seigneurie, qui a été décrétée et sanctionnée une fois pour toutes sur le bois de la Croix, arbor decora et fulgida, ornata Regis purpura, trône de l’Agneau, instrument de salut pour ceux qui croient, scandale pour les Juifs, folie pour les païens (1 Cor 1, 23-24). Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes (ibid., 25).
Gravons dans nos cœurs les paroles du Sauveur, quand les portes de l’enfer semblent nous dominer et nous submerger : Ego vici mundum (Jn 16, 33). Ce n’est pas un vœu, un pieux désir, une fausse illusion, comme tout ce qui vient de Satan : c’est la promesse infaillible de Dieu. Et qu’il en soit ainsi.
+ Carlo Maria Viganò, Archevêque
29 Mars 2024, Feria VI in Parasceve
© Traduction de F. de Villasmundo pour MPI relue et corrigée par Mgr Viganò
Cet article vous a plu ? MPI est une association à but non lucratif qui offre un service de réinformation gratuit et qui ne subsiste que par la générosité de ses lecteurs. Merci de votre soutien !